En cette fin d’année 2024, un auteur est né au Théâtre National de Strasbourg où il porte, seul au plateau, son premier spectacle. Si la silhouette allongée et frêle d’Éric Feldman est familière à celles et ceux qui fréquentent les théâtres – il a notamment joué ces dernières années dans Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat, vaste fresque à la fois historique et contemporaine, dans laquelle le public interroge son présent et la manière dont il prend part à son histoire – on découvre aujourd’hui la voix de celui qui choisit le théâtre pour écrire un récit de vie, le sien, dans une sorte de « stand-up thérapeutique » que le public parisien peut découvrir en ce moment au Théâtre du Rond-Point (jusqu’au 22 décembre 2024).
Lorsqu’on entre dans la salle, il est déjà là, assis à jardin dans un fauteuil bas en bois clair ; le petit guéridon à droite où sont posés quelques livres et une tasse, complète le décor. C’est la très belle création lumière, signée Sallahdyn Khatir, qui agira ensuite pour créer épaisseurs et espaces dans l’imaginaire du public. C’est donc dans cet « espace (presque) vide » – on se souvient que selon Peter Brook, c’est le lieu où l’acte théâtral s’amorce, pour peu que « quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe » –, que la rencontre a lieu. Non avec une troisième personne en chair et en os, mais avec des souvenirs intimes, des tranches de vie, des fantômes, tous convoqués dans la parole bien vivante de l’auteur. Et là aurait dit Brook, « une vie peut commencer à circuler et il est possible d’aller extrêmement loin ». Aurait-il pu sentir par anticipation la puissance de ce théâtre qui se fait voix ? Peut-être bien. Pourtant le metteur en scène et théoricien de théâtre n’était pas un défenseur du one man show dans lequel il manque selon lui, « ce qui se passe entre deux personnes face à face, et devant un public ». Peut-être, justement, parce qu’il n’a jamais eu l’occasion de percevoir à l’intérieur d’un seul.e-en-scène un tel « mouvement de la vie2 » ?
En effet, c’est bien de la vie que l’on entend dès les premières paroles qui résonnent dans la salle :
La détente c’est pas évident, mine de rien. La détente... La détente... Être détendu... C’est pas... C’est pas évident. Mine de rien. L’important c’est de bien respirer. Respirer. Bien respirer. Penser à bien respirer. Inspirer, expirer, tout ça.
Pour être calme, détendu... disponible. Disponible, voilà c’est ça. Disponible. À la vie, aux mouvements de la vie, tout ça. Tout ça, tout ça3.
Respirer, amener l'air dans ses poumons et l’expulser au-dehors. Être là, détendu, au présent, disponible « aux mouvements de la vie » : voilà le programme que nous propose très concrètement Éric Feldman afin d’être en mesure d’accueillir ce qui arrive, ce qui lui arrive et ce qui va bientôt nous arriver à nous aussi, une haute vague que l’on sent poindre dans le lointain, prête à déferler sur la salle.
En choisissant de faire le récit d’une enquête qu’il mène pas à pas avec nous, pour parvenir à comprendre ce qui le ramène quasi systématiquement à Hitler, même dans les moments heureux et légers de sa vie, Éric Feldman se livre à une exploration en acte de sa propre vie qu’il convoque par fragments et tente ainsi d’exister pleinement. Assis dans son fauteuil face à nous, il procède par associations, comme on le fait chez son psychanalyste. Sauf que, dans le cas d’une psychanalyse, on ne regarde pas le thérapeute dans les yeux. Or, ici, Éric Feldman ne laisse jamais faiblir la tension du regard qui nous relie à lui. Peut-être justement parce que nous ne sommes pas dans cette posture d’analyste, mais bien de son côté, sur son terrain, véritables partenaires d’intellection. Parce que nous sentons que ce qui se joue sous nos yeux, ce n’est qu’une question de vie. Et qu’elle n’est peut-être pas si éloignée de la nôtre.
L’écriture pour l’auteur-acteur est venue un jour, comme ça. Non qu’il n’ait jamais écrit auparavant – il raconte avoir noirci des dizaines de « carnets de psychanalyse » pendant les longues années de thérapie, écrivant avant et après les séances, sans jamais se relire –, mais, un jour, le projet s’est affirmé dans son esprit : rien n’entravait plus, alors, le désir de porter au plateau le récit de vies, la sienne et celles des êtres qui ont peuplé sa vie, de ceux qui ne sont plus là et de ceux qui résistent au temps qui passe. Sans être parfaitement certain d’y parvenir, il s’est lancé dans une série d’improvisations avec son complice sur ce spectacle, le metteur en scène Olivier Veillon, et très vite, il leur est apparu que la matière était bien là, qu’elle existait et ne demandait qu’à prendre forme au théâtre. Le travail a donc commencé. Un travail d’écriture d’abord, au cours duquel Éric Feldman a cherché à garder la spontanéité et l’humour qu’il avait trouvés dans la première étape de résidence, tout en les articulant à d’autres souvenirs, à des éléments consignés dans son dernier carnet de psychanalyse (celui qu’il avait alors sous la main) et à des réflexions plus larges. Ce faisant, il a construit une forme singulière qui nous fait passer du rire aux larmes, du singulier au collectif, de l’Histoire à l’histoire ; une forme qui a le souci d’honorer les traces, celles, spectrales, qui ne parviennent pas à s’imprimer dans sa vie et celles qu’il tente de matérialiser dans le processus d’écriture, comme il nous l’a confié :
J'avais l'impression d'être dans quelque chose de fantomatique, où je ne laissais pas de traces, où quelque chose ne s'inscrivait pas. Et donc, l'écriture, c'était vraiment se battre pour essayer d'exister, au sens propre, puisque j'avais l'impression de ne pas y arriver. Je pense que c'est présent dans le spectacle, notamment quand je dis que parfois j'ai l'impression d'avoir été avorté, mais d'être né quand même.
Cette renaissance via l’écriture est absolument bouleversante. D’ailleurs, lorsqu’Éric Feldman sollicite le regard extérieur de Joël Pommerat sur le spectacle encore en construction, son verdict est sans appel : le texte n’a besoin de rien d’autre qu’un sobre écrin pour être porté. Le travail au plateau respectera cette évidence en cherchant à souligner la vague, tout en douceur, tout en nuances, sans chercher à imprimer sa propre marque.
On le sait depuis longtemps, écrire, c’est trouver son souffle, image du principe poétique agissant. Mais, au théâtre, il faut que le souffle déborde et devienne un lien entre le corps du texte original, celui qui le porte et « l’air même que nous respirons » ensemble, dirait Georges Didi-Huberman, un lien entre l’extérieur et l’intérieur, entre le passé et le présent, entre les morts et les vivants. Ce que parvient à réaliser Éric Feldman sur la scène, est de ce registre. Il cherche à déplacer l’air de récits avortés, de vies disparues qui continuent à nous hanter, des traumas de la Shoah, en les expirant avec une certaine urgence vers un présent partagé. Il investit le lieu du théâtre, un espace sans bords, capable d’accueillir un mouvement de vie dynamique, en (re)construction, de créer des rencontres, de faire écho à d’autres récits, d’autres expériences, lues, vues, vécues. Car le théâtre qui s’écrit et se dit ici est un théâtre de voix. Celles de sa famille qui se frayent un chemin pour arriver jusqu’à nous, et celles de penseurs et écrivains dont on reconnait les traces sans qu’elles ne soient forcément présentes.
Si l’écrivain Isaac Bashevis Singer est explicitement mentionné, difficile de ne pas penser aussi à Franz Kafka qui n’aurait rien renié de l’univers de ce spectacle où il faut, à la fois faire preuve d’une force d’âme incommensurable pour espérer pouvoir prendre la vague et ne pas se noyer, mais être tout aussi capable de regarder les situations de l’extérieur pour en comprendre l’absurdité et essayer d’en rire, seule manière de s’en émanciper. Y parvenir, c’est créer le ressort permettant de s’extraire de cet univers kafkaïen et de se libérer. Mais le combat que mène Éric Feldman fait tout autant penser au Mars de Fritz Zorn, un livre culte pour une génération qui y a lu une véritable rage de vivre dans le combat contre la maladie (et qui vient d’être réédité en 2023 dans une nouvelle traduction d’Olivier Le Lay chez Gallimard). Enfin, le détour systématique par l’humour et l’autodérision pour ne pas laisser la dépression gagner rappelle, par exemple, ce film belgo-franco-israélo-néerlando-roumain réalisé par Radu Mihaileanu, Train de vie, sorti en 1998, le récit « presque vrai » de la tentative des habitant.es d’un shtetl d’échapper à la déportation en se déportant eux-mêmes, un film qui rappelle que faire un pas de côté au moyen de l’humour, voire de la folie, permet de rester en vie.
Après quatre-vingts minutes, le spectacle s’achève, en musique, sur le chant des Partisans « Zog nit Keynmol » (« Ne dis jamais »), un poème écrit en yiddish en 1943 par Hirsch Glick, un jeune juif détenu au ghetto de Vilnius. Et alors, on mesure, s’il le fallait encore et sans même comprendre le yiddish, que ce spectacle – tout comme ce chant – « est écrit avec du sang et non avec un crayon » et qu’il fait écho à tous les sangs versés dans notre monde d’aujourd’hui, sans exclure quiconque, sans tracer de frontières. Ce récit est un cri, mais un cri qui n’a rien du Cri d’Edvard Munch, car l’homme qui se tient face à nous a réussi – au terme d’un long parcours de vie – à transfigurer l’angoisse existentielle héritée des siens. En auteur, il est parvenu à augmenter l’existant, à lui faire prendre sens. Son cri est un cri qui nous appelle à vivre, toutes et tous. Envers et contre tout. À nous tenir debout, ensemble, un sourire au coin des lèvres : « on ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie ».
Notes :
(1) Peter Brook, Le diable c’est l’ennui. Propos sur le théâtre, Paris Actes-Sud, 1991, p. 25. [Initialement formulé dans L’Espace vide. Écrits sur le théâtre, Paris, Seuil, 1977, p. 25].
(2) Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise, Paris, Les Éditions de minuit, 2001, p.142.
(3) Ce chant est devenu et reste aujourd’hui l’un des principaux hymnes des survivants de la Shoah.