Caraïbéditions publiait, au début de l’été 2024, un roman attachant qui est à la fois une histoire de vie étonnante et un exploit d’écriture tant Élie Duprey s’efface complètement derrière la parole de son « héros », Jean. Il l’a écouté longtemps et s’est promis d’écrire le roman de sa vie. Ce duo a été rendu possible, comme le raconte Simone Schwarz-Bart dans la préface, grâce à cette rencontre à trois : elle-même, Jean et Élie. Ce dernier avait lu L’Etoile du matin et Simone l’avait invité pour un hommage à André Schwarz-Bart. Passionné par la découverte de la bibliothèque de ce dernier, venu pour passer une année en Guadeloupe, il y est resté sept ans : « Petit à petit, l’univers créole l’imprégnait, cette langue frondeuse lui plaisait, et il décodait les non-dits derrière cette fausse brusquerie que nous affichons ». Plus loin dans sa préface, Simone souligne : « La parole enchaînait la parole et ainsi naquit l’amitié entre Élie et Jean ».
Avant de dire ce qui m’a marquée à la lecture de ce récit, et en hommage à ce triangle amical improbable dont Simone fut, en quelque sorte, l’instigatrice dans la maison de La Souvenance - « un jour il s’est présenté à moi comme étant le vrai Ti-Jean L’Horizon » -, on ne peut éviter de rappeler quelques titres à lire de toute urgence - si ce n’est déjà fait - de Simone et André Schwarz-Bart. Et, en tout premier lieu, le Ti-Jean l’Horizon de Simone dont le Jean du récit d’aujourd’hui se réclame, ce roman de 1979 (et adapté en BD en 2021)
Et puisque nous sommes en Guadeloupe, pays de Jean et de Simone et pays adopté par Élie, donnons-nous le plaisir de citer l’ouverture de ce roman :
« L’île où se déroule cette histoire n’est pas très connue. Elle flotte dans le golfe du Mexique, à la dérive, en quelque sorte, et seules quelques mappemondes particulièrement sévères la signalent. Si vous prenez un globe terrestre, vous aurez beau regarder, scruter et examiner, user la prunelle de vos yeux, il vous sera difficile de la percevoir sans l’aide d’une loupe. Elle a surgi tout récemment de la mer, à peine un ou deux petits millions d’années. Et le bruit court qu’elle risque de s’en aller comme venue, de couler sans crier gare, soudain, emportant avec elle ses montagnes et son petit volcan de souffre, ses vertes collines où s’accrochent des cases rapiécées, comme suspendues dans le vide et ses mille rivières si fantasques et ensoleillées que les premiers habitants la baptisèrent ainsi : l’île-aux-belles-eaux… »
Déjà dans la pièce Ton beau capitaine, en 1987, se croisaient la Guadeloupe et l’exil comme ce sera le cas dans la fin du récit de Jean. Puis, c’est le travail sur les écrits laissés par André, comme une suite de son roman de 1959, Le Dernier des justes, L’Etoile du matin en 2009 ; et le cycle antillais avec L’Ancêtre en Solitude en 2015 et Adieu Bogota, en 2017.
Auparavant, en 1972, l’inoubliable… - en tout cas, moi, je ne l’ai jamais oublié ! - Pluie et vent sur Télumée miracle et, en même temps, le non moins marquant, cette fois d’André Scharzw-Bart, La Mulâtresse Solitude : « cette imprégnation, cette capacité de décryptage immédiat. Un homme, une femme, un cœur pour deux. Chacune de nos histoires se rejoignent dans l’universelle et ordinaire dégradation de l’homme par l’homme », remarque Simone dans ses entretiens avec Yann Plougastel, publié en 2019, Nous n’avons pas vu passer les jours.
Revenons au Ti Jean d’aujourd’hui… Ce récit a été rendu possible après les nombreuses rencontres du narrateur, Jean et de l’écrivain, Élie, qui écoute et enregistre, dans la « Maison de la Souvenance » à Goyave, en Guadeloupe, au cours des années 2010 par l’entremise de Simone Schwarz-Bart.
Dans Antilla du 26 août 2024, Charles W. Scheel livre ses recherches sur l’identité réelle du protagoniste :
« Il s’agit de Jean Agasto, né le 19 décembre 1943 et mort le 19 août 2019, en Guadeloupe. Son décès a été salué sur la page Facebook des Vikings de la Guadeloupe, un groupe de quatre musiciens, créé à Pointe-à-Pitre en 1966, dont Jean Agasto avait été le premier manager et pour lequel il avait importé des instruments électriques américains depuis Miami. Ces instruments nouveaux avaient permis au groupe antillais de « créer l’événement » en se produisant aux Halles de Paris dès 1970. L’un des musiciens rappelle aussi que Jean Agasto avait été parmi les premiers antillais à travailler avec le gouvernement de Cuba. Aucune allusion par contre, dans ces condoléances, au fait central du roman : les années passées par Jean Agasto en prison, à cause de son association avec son grand ami José, le souteneur guadeloupéen impliqué dans divers réseaux de proxénétisme et de banditisme, et sa rencontre déterminante avec Pierre Goldman dans ce lieu d’incarcération »
Pour ce qui est de la véritable identité de « José », le premier ami dont parle Jean dans son récit, le journaliste fait choux blanc mais renvoie tout de même au film Le Gang des Antillais de Jean-Claude Barny, sorti en 2016, qui a utilisé le roman autobiographique du Martiniquais Loïc Léry (Caraïbéditions, 1986).
La dédicace ne laisse aucun doute sur la forte complicité entre le romancier et son protagoniste : « Pour Jean/ Grannomm-la/Boug an-mwen » (« A Jean, le grand homme, mon pote ».
Dès l’ouverture du roman, on comprend pourquoi, au seuil de ses 70 ans, Jean a voulu raconter lui-même sa vie :
« On m’a toujours attribué beaucoup plus ce que ce j’ai fait. Beaucoup plus. On a brodé, on s’est fait des films, on a fait des livres. On a fait des mauvais livres. Des mauvais romanciers qui ont écrit des mauvais livres, qui faisaient ça pour l’argent, qui racontaient une histoire sans rien savoir de cette histoire ».
Une telle déclaration, d’entrée de jeu, laisse supposer au lecteur qu’il va lire la « vraie » histoire de Jean, racontée par lui-même et retranscrite ici par un ami. Mise au point importante puisque c’est toute la déontologie du transfert d’un vécu raconté à son histoire écrite par un tiers qui est ici posée. La préface de Simone Schwarz-Bart avait prévenu qu’il n’y avait pas tromperie sur la marchandise… C’est en venant visiter Jean, opéré, qu’Élie apprend que celui-ci l’a choisi « comme chroniqueur de sa vie, rapporteur de ses chutes et de ses chevauchées à bride abattue sur la boule de feu. (…) Quelques années plus tard, Élie revint en Guadeloupe afin de présenter son manuscrit à Jean, mais ce dernier, affaibli, éprouvait des difficultés à lire. Alors il lui en fit la lecture, s’interrompant parfois pour laisser libre cours au rire de Jean… »
Les deux premières parties, de longueur équivalente, ont chacune un noyau thématique précis : la première, le proxénétisme même si Jean évite l’emploi du terme ; et la seconde, la prison. Elles sont dominées par une figure forte avec laquelle le protagoniste entretient des relations d’amitié qu’il ne renie jamais : José qui le fait entrer dans le métier et Pierre (Goldman) qui le forme politiquement et humainement. Leurs assassinats à tous les deux le marqueront à jamais.
Il insiste beaucoup sur le hasard dans tout ce qui lui arrive dans son parcours. Ainsi, il rencontre José… « on jouait au foot ensemble, enfants, place de la Victoire. On était du même quartier lui et moi, on s’était toujours bien entendus. Une belle gueule lui aussi, et une paire de couilles bien accrochée ». Jean est à Paris par hasard, il rencontre José par hasard et ne veut plus retourner en Guadeloupe où il s’ennuie. Il suit les conseils de José : être bien sapé et disponible : « les choses se sont faites tout naturellement, sans y penser. J’avais pas une sale gueule, j’arrivais toujours à ramasser une fille ». Dans son récit, il insiste toujours sur sa naïveté et sur sa non-implication dans les manières de traiter les filles pour les faire travailler. Il y a même des passages où il semble qu’elles font leur métier de bon cœur. Lui a toujours été réglo, il n’a jamais fait de mal. On a souvent l’impression qu’il continue à répondre au juge comme il l’a fait lors de son procès. Ce qu’il répète c’est son admiration pour son ami : « c’était un vrai artiste, José. Un vrai maître ». Bien entendu, il sentait que José le manipulait mais c’était l’amitié avant tout. Bien entendu aussi, et par hasard aussi, il fait des jobs parallèles qui rapportent bien comme d’être le chauffeur de l’ambassade du Rwanda, « la couverture parfaite ». Au fond ils profitaient des fantasmes des Blancs et rappelle que même le commissaire qui les a arrêtés parlait des filles comme de « papillons tropicaux » : « Baiser une négresse. Baiser un nègre. C’est ça le ressort secret, c’est pour ça qu’ils paient ».
Au fur et à mesure de son récit, Jean qui s’est défendu d’être ce qu’il était, détaille toutes les opérations du proxénétisme : le rachat d’une fille à son mec, les bagarres entre mecs, les rapports plus que délicats entre les différentes communautés de proxénètes, l’abattage à Barbès avec la complaisance de l’Etat, les avortements qu’ils pratiquent sans état d’âme pour remettre les filles au travail, les arrangements avec les flics ; et puis les maillons faibles dans le système qui font qu’ils ont été arrêtés et condamnés.
Jean raconte aussi à sa façon la bande à Baader : il les admirait même s’il n’a jamais rien fait avec eux : « Même si à l’époque je ne voyais pas le côté politique dans tout ça, parce qu’à l’époque, je m’étais jamais sérieusement intéressé à la politique ». Mais il avait rencontré deux Allemands, par hasard ! Il avait trouvé refuge chez Ingrid et il ne voulait plus retourner à Paris. « Bébert, la balance » a raconté n’importe quoi aux flics sur son rôle réel. Leur réussite à José et lui a fait des jaloux et c’est pour cela qu’ils sont tombés. Et lui n’a jamais rien fait de mal et il disait ce qu’il pensait de certaines pratiques à José. Mais il ne veut ni pardon ni pitié et il sera toujours reconnaissant à José de lui avoir tendu la main et de lui avoir évité d’être un clochard.
La seconde partie est plus politique : cette fois, en prison, ce n’est pas un José qu’il rencontre mais un Blanc qui se nomme Pierre et qui s’adresse à lui en créole : « Le jour même de mon arrivée à Fresnes, je l’ai rencontré, Pierre. J’avais vu sa photo dans les journaux, et je l’ai très bien reconnu, même si je le connaissais pas. Il est venu vers moi, et directement, il me parle, et il me parle en créole, et il me dit ka ou fè, Ti-Jean ? Par mon surnom qu’il m’appelle directement, comme ça, alors qu’on se connaissait pas, qu’on s’était jamais vus ».
Effectivement, Pierre Goldman (1944-1979) a défrayé la chronique à cette époque, c’est le moins qu’on puisse dire. Le portrait qu’en dessine Jean est assez différent de celui que nous a livrés le film de Cédric Kahn en 2023, qualifié par Télérama (en mai) de « portrait cinglant et fascinant d’un braqueur révolutionnaire », film désavoué par sa veuve, Christiane Succab-Goldman (née en Guadeloupe en 1948) et dont la qualification est pour le moins réductrice d’une vie de convictions et d’actions. Le lecteur découvrira avec grand intérêt les pages qui lui sont consacrées :
« Un blanc qui parle le créole sans accent, qui connaît toutes les boîtes antillaises, qui boit son rhum sec, qui joue des tumbas. Une vraie pièce de collection. Jusqu’à sa mort, il aura parler créole, Pierre […] Mais les mecs comme Pierre, on voyait pas ça, on n’était pas habitués à ça, c’était quelque chose qu’on pouvait pas imaginer et qu’on pouvait pas croire avant de l’avoir vu et entendu, Pierre, parler le créole comme il le parlait, comme ça, sans accent, comme si lui aussi était né à l’angle de la rue Lethière et de la rue Vatable, au fin fond du fond des bas-fonds de la Pointe. Je sais pas. Doit y’avoir quelque chose de commun entre les nègres de Guadeloupe et les Juifs polonais nés en France ».
Cette pratique de la langue sidère complètement Jean comme le sidère la capacité de Pierre à s’adapter à l’univers de la prison, « qu’il avait maîtrisé, qu’il avait apprivoisé ». Ici aussi les passages consacrés à l’aide efficace que Pierre Goldman apporte aux nouveaux entrants pour les aider à communiquer entre eux malgré les interdits mais aussi pour préparer leur procès : « il faisait de vraies choses pour les autres taulards ».
L’assassinat de Pierre Goldman à la une de « Sud Ouest », le 21 septembre 1979.
Archives Sud Ouest
Il évoque aussi le poids qu’a eu le procès de Buffet et Bomtems, le quotidien en prison et les améliorations dues aux révoltes des prisonniers. Dans un passage marquant, Jean développe la difficulté de vivre sans cesse dans la promiscuité : « Parce que le plus dur en prison, c’est pas la privation de liberté. Non. Le plus dur, c’est de ne pas avoir un espace à soi, un espace où on se retire pour être seul avec soi, juste un instant. Un espace où on ne soit pas sous le regard des matons, qui te donnent l‘impression de surveiller tout et tout le monde, tout le temps, un espace où on soit pas sous le regard des autres prisonniers ».
Il est en prison avec Pierre après que celui-ci ait été condamné en 1974 et qu’il prépare son procès de 1976. Avec lui, il apprend à réfléchir, à lire, à penser et à se maintenir en forme physiquement. C’est un révolutionnaire qui n’était pas seulement « dans l’intellectualisme ». Jean enchaîne sur les révoltes en Guadeloupe en mai 67, autrement sérieuses, de son point de vue, que mai 68. Comme pour Pierre Goldman, il est intéressant de lire conjointement ce qu’il en dit, de ce qu’ont écrit d’autres. Beaucoup de documents existent sur ces journées invisibilisées en France. Je pense en particulier aux pages que leur consacre Me Marcel Manville dans Les Antilles sans fard (1992) : « Je sais qu’en France, dit Jean à Élie, personne sait ce que c’est, mai 67, que tout le monde s’en fout, de mai 67. Parce que c’est loin, tout ça, la Guadeloupe, et ses histoires de nègres. » Il évoque aussi et dénonce les Quartiers de Haute Sécurité de triste mémoire et le quotidien des prisons.
Emeutes de Mai 1967 en Guadeloupe : la révolte qui tourna au drame -
creolenews, Janv-Fév. 2024
Les troisième et quatrième parties sont plus courtes :Jean a décidé de sortir de cette vie d’avant pour éviter la taule et de tomber, une balle dans le dos. Deux femmes dominent le récit : d’abord Françoise, rencontrée par hasard et qui lui fait emprunter un autre chemin de vie puis Odalys, connue à Cuba et qui l’incite à rentrer en Guadeloupe où il va terminer sa vie. L’épisode cubain est également passionnant à lire.
Ce qui frappe dans le roman, Ti Jean l’élégant, c’est le travail remarquable qu’a fait Élie Duprey à partir de ses conversations avec Jean : tout au long de la lecture, on entend la voix de Jean sans que jamais son transcripteur lui vole la vedette ou s’immisce dans ses confidences. Il le laisse parler, il ne s’empare pas de sa vie, il la transmet avec toute sa saveur et ses contradictions. Car Jean ne manque pas de contradictions… On a l’impression que tout ce qu’il raconte, ces événements vécus, ces personnes rencontrées, il les appréhende à la mesure de sa seule personne et rarement en pensant collectivité. Élie Duprey a, sans doute, « poli » les conversations comme Jean à Cuba a rendu plus blanc que blanc le marbre de carrare. Grâce à lui, du haut en bas de ses trente étages, le Habana Libre a brillé « d’un blanc immaculé » : « Et quand ça lui arrivait de passer par là, Fidel, on parlait un peu, et il était content de voir tout ça (…) et il m’a même offert un cigare en cadeau (…) pour m’encourager à continuer le bon travail que je faisais pour la révolution ».
Jean vit sa fin de vie en Guadeloupe, en déplorant le changement des gens : « Je vois les jeunes aussi, avec leurs locks et leurs scooters, et leurs chaînes en or, et leurs tee-shirts assortis. Tous ces bons petits soldats, tous ces bons petits capitalistes en herbe, tous ces bons petits capitalistes en poudre, tout occupés à acheter, à vendre, à contrôler leurs parts de marché, à faire grimper leurs bénéfices. Mové moun. Mais ils me respectent. Ils savent qui je suis, ils savent ce que j’ai fait. Grannonm-la, qu’ils m’appellent. Le grand homme ».
C’est un sacré voyage auquel nous sommes conviés et un beau moment de littérature et de partage qu’il ne faut pas rater. C’est un autre regard sur la seconde moitié du XXe siècle, en dehors des sentiers battus et des propos formatés car ce que transmet Jean est inhabituel et peut être enrichi par d’autres lectures qui informent notre bagage historique, bien lacunaire en ce qui concerne les « outre-mers »….
Le transcripteur s’est effacé par respect pour l’histoire de son ami ; on peut tout de même lire, en lien avec une actualité brûlante, son article dans Contretemps, le 23 décembre 2023, « Judéité, sionisme, colonialisme : sur une cécité » : « Dans ce contexte, reprenant Fanon, j’aimerais pouvoir dire aux miens : quand on parle des Arabes, des Noirs, des Musulmans, tendez l’oreille, on parle de vous. Je ne me fais que peu d’illusions quant à mes chances d’être entendu ». Ecoutons Jean Agosto, écoutons Élie Duprey, même et surtout si nos oreilles sont dérangées !
Élie Duprey, Ti Jean l’élégant, Préface de Simone Schwarz-Bart. Caraïbéditions, juillet 2024, 146 p., 17,30 €