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Photo du rédacteurLeïla Cassar

« Un appétit étrange » : Écrire le désir des filles de treize ans dans Le Goût des Garçons


Joy Majdalani (c) Grasset

 

Le goût des garçons, premier roman de Joy Majdalani publié en 2022, prend pour cadre un établissement catholique, le collège de l’Annonciation, que l’on devine se situer au Liban dans les années 1990. Les filles de treize ans y sont les personnages principaux autant que l’objet du regard dévorateur de la narratrice, elle-même pré-adolescente. Certaines, en effet, bénéficient d’une puberté plus marquée ou de traits associés à l’occident, tels que la blondeur ou les yeux bleus, et, de ce fait, paraissent attirer plus facilement le désir masculin. Or, c’est ce désir masculin qui est la quête ultime de cette narratrice, ou même, selon ses mots, son « salut[1] ».

Un salut bien différent de celui souhaité pour elle par les religieuses qui tiennent l’établissement, dépeintes effarées par les frasques sexuelles des jeunes filles semblables à des « petits [dont] elles ne reconnaissent plus l’odeur[2] ». Le roman met alors en scène un étrange cours d’éducation sexuelle. Sur l’écran de projection sont d’abord diffusées des (fausses) vidéos d’avortement, dans lesquelles des « enfant[s] sacrifié[s] » défilent dans des mares de sang ; puis des graphiques destinés à expliciter les formes différentes que prendraient les désirs féminins et masculins. La narratrice en résume alors les idées principales :

 

 […] le désir de l’homme, impétueux, réclame immédiatement ce qui excite sa convoitise. On en représenta la mécanique sur un graphe : des pics raides et fréquents, qui, une fois qu’ils ont atteint leur apogée, retombent. Il appartenait à la femme de tempérer ces éruptions : son désir à elle, plus discret, dessinait sur le graphe des vagues timorées, fluctuant légèrement, jamais à la conquête d’un sommet, jamais non plus dans un désamour franc. Les femmes ne connaissent que l’arrondi[3]

L’aspect tout organique du désir qui irrigue le roman prend ici une forme abstraite, étrangère ; les graphiques se proposent comme un reflet insuffisant et mensonger des corps réels des pré-adolescent·e·s qui les regardent. A l’instar de ce graphique, le roman prend pour objet d’étude le désir, mais d’une manière toute autre. Le « goût des garçons », c’est tout à la fois ce qui plaît aux garçons et le désir que ces filles de treize ans ont pour eux. Décortiqués, ces deux désirs sont au centre d’une investigation infatigable, de la part de la narratrice et de l’écriture.

 

Le texte propose ainsi un questionnement sur le désir d’avant MeToo dans un contexte d’écriture et de réception de l’après MeToo.

 

Inventer le regard masculin

 

Pour espérer quitter un jour le « harem hanté par des femmes que personne [ne] choisi[t][4] », la narratrice observe celles de ses camarades de classes qui plaisent aux garçons, en espérant faire un jour partie de « ces glorieuses salopes auxquelles la chance souri[t][5] ». De ce fait, le regard qu’elle porte sur elles peut s’approcher d’un regard masculin, ou male gaze. Si l’objet du désir se dit donc être celui des garçons, c’est pourtant les filles qui sont au centre du regard. Leur corps en est découpé par l’observation attentive, comme dépourvu de sujet :


L’uniforme du collège Notre-Dame de l’Annonciation enveloppe les fesses et les seins neufs […][6]

 

Tel le male gaze qui découpe le corps des femmes en plans serrés, analysé par Laura Mulvey dans son article « Visual Pleasure and Narrative Cinema[7] » le regard porté par l’écriture isole des parties du corps conçues comme désirables. Cette observation précise se double toujours d’un filtre de lecture : celui de ce qui plairait aux garçons. Les filles sont alors conçues comme « terrain d’expérimentation[8] » pour comprendre les désirs masculins. Observant les seins de son amie Bruna, la narratrice constate par exemple qu’ils ne sont pas fermes mais portent une « lourdeur adipeuse[9] », ce qu’elle semble dénigrer. Pourtant, note-t-elle « cela sembl[e] suffire[10] » à un succès formalisé par une liste d’ « exs » au caractère fascinant. Son regard est alors comme toujours doublé d’un autre regard, d’un regard masculin, mais également occidental et colonial, dont il n’est pourtant qu’une réinvention fantasmagorique. C’est en effet celui des « absents garçons[11] » qu’elle imagine depuis le « quartier des femmes » que constitue le collège de l’Annonciation et dont elle se dit « prisonnière ».

Cet aspect est particulièrement apparent dans le chapitre « La maîtrise du feu », qui relate une rencontre virtuelle entre la narratrice et un certain Halfmoon­­­­­_88, apparu mystérieusement via une invitation électronique de messagerie instantanée. A première vue, celui-ci se présente comme la réponse aux désirs de la narratrice, un « chevalier intergalactique[12] » qui l’a « choisie parmi toutes[13] ». L’inconnu, dont le nom annonce déjà la part de mystère, ne révèle jamais son identité mais semble être doté d’ubiquité, puisqu’il observe la narratrice en permanence et paraît tout savoir d’elle. Ce regard désirant tant attendu a pour effet de transformer le corps de la narratrice, le métamorphosant d’une « chose molle et encombrante qui n’intéressait personne[14] » à un corps dont la puissance tient dans l’attirance qu’il provoque. Le regard de Halfmoon est alors ingéré par la narratrice jusqu’à devenir une manière de se percevoir elle-même. « J’étais auscultée de l’intérieur par un garçon auquel il fallait continuer de plaire[15] » dit-elle. Puisqu’il peut être partout, il oblige aussi à une vigilance constante, et prend alors un aspect tyrannique : « je ne savais par quels trous de serrure son regard absolu pouvait se faufiler[16] ». Le contrôle exercé sur son corps par ce regard masculin intériorisé va alors jusqu’à la faire se retenir de déféquer, « car chacun sait que les garçons n’aiment pas les filles qui chient[17] », lui provoquant de douloureuses crampes. La façonnant comme objet de désir, il l’empêche de fonctionner comme un corps humain viable.

Cette incorporation du regard masculin en elle lui permet également de continuer d’inventer Halfmoon et leur relation :

 

Je glissais sans peine du dialogue au monologue, je construisais toute seule des conversations possibles lorsqu’il n’était pas disponible. Je lui parlais tout le temps, je l’avais dans ma tête[18] .

 

Ce soliloque intermittent, cette prosopopée de l’amant absent, n’a donc plus besoin de la présence réelle ou même virtuelle du garçon désirant. Elle est poursuite du désir du désir de la narratrice, et donc de son invention. Toutefois, demeure l’espoir de découvrir la face cachée de la lune, de voir « le revers de l’écran, la face obscure de la plateforme où il se connectait pour m’envoyer des missives, à moi, son adorée[19] ». Cela se produit lorsque, connectée sur l’ordinateur de son amie Bruna, elle se voit tout d’un coup « connectée au profil de Halfmoon par l’autre bout, comme si j’étais moi-même Halfmoon et je me voyais moi, l’unique contact répertorié sur cet étrange compte monomane[20]». Halfmoon­­­­­­­ n’était dès le départ qu’une création de Bruna destinée à illusionner la narratrice. Découvrir l’envers du regard du garçon n’est alors que découvrir que ne s’y cache qu’un autre regard de fille qui fabule le regard masculin désirant.

 




Le goût des filles

 

Ce qui est au cœur du livre, caché sous le goût des garçons, est donc en réalité le désir des filles. Joy Majdalani en explore avec finesse les complexités, sans reculer devant ses aspects difficilement dicibles.

Comment écrire un désir d’avant MeToo, un désir qui remonte « à la préhistoire du sexe[21] », un désir qui n’est pas problématisé politiquement mais est pourtant profondément révélateur ? Ce « souvenir encombrant[22] », voire « interdit[23] », la narratrice-autrice se décrit pourtant en train de le rejoindre pour le comprendre, dans un cheminement qui la fait traverser un « rideau de honte[24] », accéder à une « porte dérobée[25] ». Si l’isotopie du cheminement pour atteindre un souvenir enfoui est présente, les différentes images mettent en valeur la légèreté des obstacles qui se dressent sur son chemin. Le souvenir a avant tout un caractère présent / absent. La question qu’il pose n’est pas seulement de l’ordre de la honte féministe pour la narratrice, mais aussi celle de sa retranscription dans l’écriture. Ainsi, un chapitre s’ouvre sur une affirmation percutante : « J’ai longtemps espéré un viol[26] », menant à une question lancinante :

 

Que faire aujourd’hui de cette très jeune fille en uniforme catholique, qui, confondant entre eux les interdits, clôt la porte de sa chambre pour murmurer à un très jeune garçon haletant : Je veux que tu me violes, Alex[27].

 

« Que faire » donc de cette jeune fille, comment en faire récit littérairement ? Joy Majdalani pose ainsi la question d’une écriture du désir d’avant MeToo après Metoo. Celle d’une écriture d’ « un récit aujourd’hui empêché par ce qu’[elle] sai[t] aujourd’hui de la violation des corps[28]. »  Par ce que nous en savons, nous, lectorat, aussi.

C’est l’élargissement à cette communauté de jeunes filles qui peuplent le collège de l’Annonciation qui permet au roman un discours sur ce désir à « l’aplomb de l’ignorance » (44) d’adolescentes privilégiées. Le Je qui espérait un viol n’est pas isolé ; il est aussi un Nous : « Nous en parlions sans honte : Nous voulions d’un désir qui fasse perdre le contrôle. […] Nous appelions de nos vœux cette bestialité. Nous ne connaissions pas la différence entre l’amour et le rapt. » (44). Le désir violent de l’autre y est perçu comme une « libération forcée » (45). La formule oxymorique rappelle la contradiction inhérente à la phrase qui ouvrait le chapitre (« Je veux que tu me violes »). De ce fait, l’imaginaire des jeunes filles de l’Annonciation s’inscrit dans la tradition littéraire de la romance, historiquement dirigée vers une audience féminine, qui dès le dix-huitième siècle représente des femmes kidnappées et violées par leur ravisseur — qui finissent par succomber à leur charme. Stephanie Wardrop pointait, dans un article intitulé “The Heroine Is Being Beaten: Freud, Sadomasochism, and Reading the Romance” que cette dynamique est rendue apparente par le caractère oxymorique des titres de de ces romances, citant « A Gentle Taming » (« Un doux domptage »,  ou encore « Sweet Savage Love » (« Doux amour sauvage)[29]. Si l’on peut être tenté·e de voir dans le succès de ces romans la force de l’oppression à l’intérieur même des fantasmes féminins, elle en propose pourtant d’autres interprétations, inspirées de la psychanalyse. Ces romans mettent en scène des femmes dont la puissance réside dans le fait de pouvoir faire perdre le contrôle aux hommes. Cette représentation plutôt classique du seul pouvoir qui reste aux femmes dans une société patriarcale permet pourtant, selon Wardrop, de modifier la dialectique de pouvoir. D’une part, comme le disait déjà Chancer, « le plaisir peut être permis, ne serait-ce que parce que la culpabilité a été neutralisée par une situation dans laquelle le masochiste n’est plus responsable[30] ». Cela permet au lectorat féminin de vivre un érotisme tout en soulageant la culpabilité inculquée aux femmes à propos de la sexualité. De même, la narratrice du Goût des Garçons souhaite « jouir de perversions qu’on ne [peut] pas [lui] reprocher[31] ». D’autre part, Wardrop suppose que la connaissance profonde des lectrices des codes traditionnels de la romance, mais aussi la manière dont elles peuvent épouser tour à tour la pensée du personnage féminin et du personnage masculin, leur permet de rejouer les dynamiques de violence et de pouvoir liées à l’hétérosexualité, tout en jouissant du pouvoir que la narratrice est dépeinte comme possédant.

La question de la narration du désir est centrale dans Le Goût des garçons. Qu’elle cherche ­— par la demande fantasmée d’un viol — à se « débarrasser du fardeau de l’imagination[32] », qu’elle invente des discussions érotiques par téléphone ou qu’elle échange par écrit avec Halfmoon, la narratrice évoque le désir surtout sur le mode du langage et du récit. Le massif ordinateur, « mastodonte qui ronronne dans un coin du salon[33] », est au centre de cet imaginaire érotique des années 1990. Il prend le relai de l’espace public où des rencontres érotiques seraient possibles :

 

Je veillai sur l’ordinateur comme au bord d’une route oubliée. On n’y croisera probablement personne, mais tout de même : on est dehors, on encourt des dangers inédits, on s’expose à la vie, aux rencontres, aux allées et venues d’autres dont on ne sait rien[34].

 

Un véritable rituel entoure la connexion à l’objet ordinateur. D’abord, il est interdit : c’est dissimulé·e qu’il est possible d’y accéder. Sa lenteur technologique elle-même participe de l’imaginaire érotique, lui donnant un aspect presque organique :

 

Il s’échauffe, crachote, soupire quand il est titillé […][35].

 

Personnifié, l’ordinateur lui-même semble vivre quelque chose de l’ordre d’un plaisir sensuel. Les rencontres sexuelles qui suivront seront dépeintes de la même manière. L’ordinateur est déjà, pour la narratrice, promesse de mots et d’images pixélisées de corps, de récits érotiques constitués à plusieurs. Il l’est également pour les autres jeunes filles dépeintes par le texte.

 

Le roman dessine ainsi le paysage érotique d’une adolescence féminine dans les années 1990, d’une clarté saisissante.  La force désirante de la narratrice dépassera pourtant celle de ce « Nous » collectif du collège de l’Annonciation. Parce qu’il ne se dissimule plus, parce qu’il ne se vit pas dans le silence, il lui vaut une réputation, celle d’une « pute fanfaronne[36] ». Pire : d’une fille qui « désire avant d’être désirée[37] ».

Il y aurait beaucoup à dire encore sur cette remarquable écriture du désir que déploie ici Joy Majdalani dans un texte qui ne recule devant aucune honnêteté. Le désir y apparaît dans ce qu’il a de plus complexe, de moins entendable, aussi. En adoptant le point de vue de la pré-adolescence, l’autrice fait entendre une crudité naïve qui révèle un reflet amplifié des narrations de la sexualité. L’écriture se fait alors l’écho de la phrase d’Anne Pauly : « Parler de sexe, c’est toujours mettre à nu les rapports de force qui s’y nouent et donc s’en dégager[38]. »

 

  



 

Joy Majdalani, Le goût des garçons, Paris, Grasset, janvier 2022, 176 pages, 16€


Notes :

[1] Majdalani, Joy, Le goût des garçons: roman, Paris, Bernard Grasset, 2022, p. 47.

[2] Ibid., p. 131.

[3] Ibid., p. 136.

[4] Ibid., p. 43.

[5] Ibid., p. 30.

[6] Ibid., p. 11.

[7] Mulvey, Laura, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, vol. 16, n° 3, 1975, p. 6‑18.

[8] Ibid., p. 79.

[9] Ibid., p. 29.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 13.

[12] Ibid., p. 47.

[13] Ibid., p. 49.

[14] Ibid., p. 52.

[15] Ibid., p. 55.

[16] Ibid., p. 56.

[17] Ibid.

[18] Ibid., p. 53.

[19] Ibid., p. 58.

[20] Ibid., p. 59.

[21] Ibid., p. 41.

[22] Ibid.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

[27] Ibid., p. 41‑42.

[28] Ibid., p. 41.

[29] Wardrop, Stephanie, « The Heroine is Being Beaten: Freud, Sadomasochism, and Reading the Romance », Style, vol. 29, n° 3, 1995, p. 459‑473.

[30] Chancer, Lynn S., Sadomasochism in everyday life: the dynamics of power and powerlessness, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1992. Cité dans Wardrop, Stephanie, « The Heroine is Being Beaten: Freud, Sadomasochism, and Reading the Romance », art. cit. Traduction Leïla Cassar.

[31] Majdalani, Joy, Le goût des garçons, op. cit., p. 42.

[32] Ibid.

[33] Ibid., p. 46.

[34] Ibid.

[35] Ibid.

[36] Ibid., p. 138.

[37] Ibid., p. 146.

[38] Pauly, Anne, Préface, dans Anthologie Douteuses: 2010-2020, Fontenay-sous-Bois, Rotolux press, 2021.

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