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Photo du rédacteurCécile Vallée

Zinaïda Polimenova : « Aux victimes du communisme bulgare » (Nucléus, ce qui reste, quand il n’y a plus rien)




L’autrice, née en Bulgarie, a publié deux recueils de poèmes en bulgare et deux romans en français. Un album photo, chiné aux puces de Sofia en 2017, est à l’origine de son dernier roman. A partir du peu d’informations inscrites sur l’album, « Berlin, Heringsdorf, août 1952 », l’autrice imagine un voyage professionnel en se demandant « quelle aurait pu être la « véritable » histoire de ce voyage, en deçà et au-delà des apparences. »



De l’album à la fiction


Cet album anonyme est présent dans le livre. Des photos, dont on retrouve les scènes dans le récit, sont reproduites au début et à fin. Il est également mentionné dans le récit : l’un des ingénieurs bulgares achète un appareil photo en arrivant en Allemagne et le responsable politique qui les accompagne, photographie tout le voyage. A leur retour, l’ingénieur explique qu’il a récupéré les photos du responsable politique, « on aura dans un seul album les deux versions de l’échange, l’officiel et l’officieux. » Toutefois, la description des personnages brouille leur identification sur les photos comme si l’autrice nous signalait ainsi le passage à la fiction.

Elle a choisi sept personnes de ce groupe de vingt pour créer une intrigue dont le personnage central est Theodor. Autour de son cercle de proches, son ami Nikola et sa petite amie Ilynda, quelques collègues jouent un rôle dans l’intrigue ainsi que Pavel, le chef du groupe dont le père est un personnage important du Parti.

L’autrice imagine que l’équipe de ce groupe de collègues réfléchit à « concevoir le bâti en lien avec l’activité à proprement parler ». Ils montent un projet d’usine de bouteilles de soda à la pêche de Bulgarie destinées à l’exportation en RDA. Dans le premier chapitre, « les calques », l’équipe attend la validation du projet après la visite des responsables de l’institut et du responsable politique qui doivent valider leur projet. Le deuxième chapitre, « Desseins », raconte le voyage en août en RDA, à Berlin et à Heringsdorf, à la fois touristique et professionnel car les Allemands doivent les former à une « ligne de montage spécifique ». En arrivant en Allemagne, Theodor sent immédiatement une affinité avec Emil, un architecte de l’équipe allemande, fils d’un designer reconnu, ennemi des communistes qui considèrent son art comme trop individualiste. Theodor l’aide à protéger ses derniers dessins. Au début du dernier chapitre, « ombres portées », l’institut change de direction, le responsable politique s’y installe et Theodor est arrêté, interné au camp de Béléné pendant plusieurs mois. Le récit se termine par l’explication du titre. Pavel utilise la métaphore du nucléus, « cet éclat de chose qui tient », pour convaincre Theodor d’accepter la proposition perfide du directeur : faire partie de l’équipe de marketing, autrement dit de la propagande.

A travers ce groupe, c’est surtout l’histoire de la montée du totalitarisme en Bulgarie que retrace Zinaïda Polimenova. Chacun représente une des catégories sociales attaquées par le régime communiste : « des jeunes dont les parents [ont été] forcés à rejoindre les coopératives, reconvertis dans l’agriculture industrialisée », ceux « dont les parents, issus des classes moyennes et de la petite bourgeoisie des villes de province, subsistent chichement », et enfin ceux issus « de familles sofiotes », « rescapés de l’ancienne bohème intellectuelle », « lambeaux d’une classe supérieure d’ores et déjà disloquée, en tout cas dissimulée, passée sous silence. » 



« Rien pourtant de spectaculaire, rien de visible » 


La vie de ces jeunes ingénieurs dans la capitale bulgare illustre le paradoxe d’une société dans laquelle s’installe un régime totalitaire en temps de paix. Les gens pensent, veulent croire qu’ils vivent normalement. Ils travaillent, sortent, font des fêtes. L’atmosphère de la ville elle-même peut faire croire à cette vie normale retrouvée :

« Les soirées d’été à Sofia sont voluptueuses, l’air frais de la montagne descend et gagne petit à petit les immeubles du centre-ville, les arbres bordant les rues, les contours deviennent plus distincts, les angles plus nets. Les façades décrépites s’obscurcissent un peu et des portes ouvertes sur les balcons s’échappent les parfums des repas du soir, des légumes fraîchement coupés, de la sauge, du persil, du thym. »

C’est encore plus marquant dans le Berlin en reconstruction :

 « Le trouble, pense Theodor, vient de l’évidence d’un comportement collectif : les gens avancent, et nous aussi, comme si de rien n’était, comme si c’était normal. Avoir vécu la guerre, l’aliénation des abris antiaériens, la chute harassante des bombes, le mal et la peur, puis la paix, le changement idéologique global, et se promener, faire ses courses dans les mêmes lieux, encadrés par des militaires armés au milieu d’un jour banal, lui semble tout à coup aberrant et absurde. » 

La tension est tout de même palpable pour celui qui est attentif : des appartements sont confisqués, des personnes disparaissent, sont arrêtées sans qu’on n’en parle. On ne parle pas non plus de politique, on fait attention. La peur s’installe face à cette montée insidieuse du totalitarisme : « Ce schisme entre vie ordinaire et destins bouleversés engendre en sourdine une inquiétude ». Theodor décrit bien la façon dont elle s’attaque insidieusement aux citoyens : 

« Ce qu’il découvre à la lumière des événements récents et qui restera à jamais invisible pour les générations futures, à moins qu’elles n’en fassent leur propre expérience, c’est l’impact de l’histoire à l’intérieur du corps des gens. »



« Raviver la mémoire du désastre, sauvegarder le souvenir d’une histoire tragique »


Son corps va également être atteint de l’extérieur, transformé « en un automate désarticulé », lors de son arrestation et de son incarcération au camp Béléné qui a fonctionné de 1949 à 1987 avec des interruptions dont celle de 1953 à 1956. Plus de 15 000 personnes y ont été internées. Le camp a été « conçu dans l’intérêt du peuple, afin de le nettoyer de ses éléments les plus dangereux, de ses déchets » en les rééduquant ou en s’en débarrassant, « alternant brutalité, violence, arbitraire, absurde ». La narratrice décrit la déshumanisation que subissent les prisonniers de ce « charnier à ciel ouvert » :

« Cette dureté des plaines pénètre les hommes. Si fatigués, ils résistent, s’épaulent, très peu de mots s’échangent entre les détenus. Le silence de deux mille personnes comateuses à demi nues signifie la disparition lente du langage. C’est un signe d’alerte. Les internés sont mourants, condamnés. »

Theodor est libéré lorsque le camp est temporairement fermé à la mort de Staline. Pendant sa convalescence, il « réfléchit aux contours d’un possible récit », il se souvient de tout ce qu’il a subi, les interrogatoires, les mois dans le camp mais « il ne dit à personne, à aucun moment, comment on y survit. Il lui est impossible d’en parler » parce qu’il a honte de l’homme qu’il y était mais parce que raconter fait exister ce qui est arrivé : « C’est leur donner une chair et des os, une représentation concrète, les faire durer ». Il s’enfonce dans un mutisme contagieux : personne dans son entourage ne cherche à savoir. 

Si ceux qui subissent l’humiliation et la maltraitance ne peuvent pas le dire, c’est à la littérature de nous forcer à imaginer l’inimaginable, à entendre l’indicible. Zinaïda Polimenova le fait avec délicatesse et poésie. Elle ponctue ainsi le récit de vers libres : de l’oxymore – « La mer nue / se déshabille / pudique. » à la métaphore – « Derrière son dos, Ilynda approche, sans toucher terre, les doigts / frôlent / les mots le long du cou ». Elle propose également des constructions syntaxiques originales : « Ils redressent. La chevelure détachée / tournoie / la robe d’Ilynda autour de ses jambes fines » ou Ilynda se déshabille, tourne avec difficulté les robinets, laisse couler / l’eau chaude / ravive son corps ».

Comme le dit Frédéric Boyer à propos des faits divers sordides dans Si petite, le récit permet de pleurer avec, de ne pas oublier ces vies, de leur garder une place dans l’humanité. 





Zinaïda Polimenova, Nucléus, ce qui reste, quand il n’y a plus rien, Les éditions du Chemin de fer, mars 2024, 176 pages, 16 euros


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