Yann Diener est psychanalyste. Il partage son expérience et sa réflexion dans sa chronique « Totem et ta bite » dans Charlie Hebdo et dans des essais. En 2022, il publie LQI : Notre Langue Quotidienne Informatisée, un carnet tenu au jour le jour sur l’influence du langage numérique sur notre langue quotidienne. Il est également, depuis trois ans, à l’initiative d’un séminaire à l’école lacanienne dont cet essai éponyme reprend en partie les travaux.
Il ne s’agit pas d’un réquisitoire contre les robots conversationnels mais d’une réflexion et d’une recherche sur la possibilité de les transformer afin qu’ils ne viennent pas à bout de la langue humaine comme le pronostique Elon Musk :
« Cette construction d’une langue-cadavre a des conséquences politiques directes : quand Elon Musk prédit que le langage humain est obsolète dans quinze ans, il est applaudi – par exemple au Salon VivaTech à Paris en juin 2023. Plus il tire sur le cadavre et plus il est reçu par les chefs d’Etat, plus il est écouté comme un prophète : le transhumanisme informatique est une religion plus puissante que les trois monothéismes réunis. »
Deux conceptions du langage irréconciliables ?
Pour aller au-delà de la déploration de l’emprise du langage informatique dans notre quotidien, Yann Diener a voulu comprendre comment sont créés les robots conversationnels. Il se forme donc au langage Python et échange avec Pierrick, un ingénieur qui travaille pour Google, pour appréhender la façon dont les instructions sont données à l’ordinateur afin qu’il puisse avoir une conversation avec nous. Il découvre les deux principes – la tokenisation et la vectorisation – qui lui permettent de saisir le biais de ce langage sensé être le même que celui de l’utilisateur. Comme ce qui est recherché est l’efficacité communicationnelle, l’objectif est de gommer toute ambiguïté possible. Cette concentration sur le signifié, sur l’information, élimine la fonction poétique du langage. Yann Diener le prouve en demandant à ChatGPT de créer une métaphore pour « exprimer l’idée que le contexte est déterminant pour comprendre une phrase ». Le robot propose une métaphore lexicalisée : « le contexte est la clef de la compréhension ». Quand il lui demande d’en créer une autre, les propositions ne sont plus pertinentes. Ce procédé poétique qui demande d’opérer un détournement du sens est en contradiction avec la fonctionnalité de ces robots. De même, la possibilité des jeux, conscients ou inconscients, sur le signifiant, propre au langage poétique et à l’énonciation, la parole singulière, est gommé. Les petits éléments de langage conversationnels des robots sont loin de rendre les subtilités de l’énonciation : « la parole ne marche pas comme un bête réseau de neurones artificiels qui se croit profond : la parole est un tissage, un réseau de signifiants qui ne sont pas ordonnés selon une métrique. » Yann Diener explique cette différence entre le langage informatique et la parole par le dévoiement du mot « technique » dont l’étymon grec tekhné signifie « savoir-faire » mais aussi « art » : « Les temps modernes ont idéalisé la part d’efficacité que contient la technique, l’efficacité résultant de la répétition mécanique et de l’accélération. »
Et cette mécanisation de la langue s’immisce dans notre langue quotidienne. L’histoire a déjà montré comment les régimes totalitaires s’attaquent à la parole singulière en mécanisant le langage. L’auteur fait référence à l’étude du philologue V. Klemperer sur les néologismes utilisés par les Nazis mais aussi aux sigles en URSS. Cela ne relève pas de l’évolution naturelle d’une langue vivante, c’est une conception différente du langage. Yann Diener donne l’exemple de cette intrusion dans le milieu hospitalier où « un gros morceau de jargon technique […] vient saccager l’espace de la parole ». On y utilise l’expression « en mode dégradé » comme si ce n’était qu’un fait ou il faut « chaîner les patients ». Il dénonce cette déshumanisation : « les économies de langage ont un coût pour le sujet, qui au passage se retrouve gommé, étouffé par les sigles et par les raccourcis. » Pour l’auteur, cette variété de la langue.
L’auteur souligne les soubassements politiques de ce langage. Il affirme ainsi que ChatGPT, qui « est très précis, et tout le temps désolé » n’est que « le reflet de l’homme du XXIe siècle, l’homme programmé pour servir le libéralisme économique, dans un idéal de communication et de circulation sans entraves. » Réduire la langue à sa fonction référentielle et communicationnelle, c’est aussi réduire la pensée : « Il y a une conséquence collective à cette simplification linguistique, c’est l’exacerbation de la xénophobie, du rejet de celui qui parle autrement. »
Cependant, comme ce langage est créé par l’être humain, il est toujours possible de le faire évoluer. Puisque le principe de ces robots est d’être efficaces, il faut les saboter. Le premier projet de sabotage est intitulé « Sabot 2.0 » en hommage à l’étymologie du verbe qui renvoie à l’action d’ouvriers d’une usine de tissage qui ont mis leur sabot dans les métiers à tisser pour manifester contre les robots qui allaient les remplacer. De même, Pierrick tente de créer une ligne de code pour introduire du « ratage » dans les traducteurs automatiques avec la notion des intraduisibles. Le projet de Yann Diener est encore plus vaste. L’enjeu est d’introduire la fonction poétique dans le langage informatique et pour cela, « la littérature sera notre désordinateur » : « Le langage machine infecte notre langue, alors on pourrait en retour infecter ce langage à coups de sonnets, de quatrains ou d’alexandrins. »
Une démonstration métaphorique
L’écriture de cet essai met en œuvre la thèse de Yann Diener. C’est d’abord une parole singulière, celle de l’auteur qui commence, en bon psychanalyste, par le récit d’un cauchemar récurrent : celui de la mâchoire de Freud qui se transforme en mâchoire de fer du personnage de James Bond. Il explique alors ses problèmes de bruxisme et raconte également, au fil de l’essai, ses séances avec un jeune informaticien en burn out, ses rencontres avec Pierrick et les séances du séminaire. Cette parole contraste avec le langage des robots conversationnels qui nous expliquent ce que nous leur demandons avec dogmatisme.
C’est aussi un tissage de métaphores. Le motif central, annoncé par le titre, est l’analogie entre la prothèse que porte Freud, après son opération d’un cancer de la mâchoire, et les robots conversationnels. Comme la prothèse de Freud qui l’empêche de parler et lui fait atrocement mal, le langage informatique n’est pas adapté au nôtre et nous cause des souffrances. Il fait également le lien avec l’autoportrait de Bacon qui figure sur l’édition Folio de 1984 d’Orwell et la prothèse de Philippe Lançon, qui la compare lui-même à une « muselière » :
« Nos robots de conversation sont nos petites muselières volontaires. Notre langage est contraint, découpé en éléments de langage. Pour ne pas mordre, pour ne pas aboyer, nous préférons nous équiper de muselières informatiques. »
Certains chapitres sont construits à partir d’une métaphore filée comme celle des robots ménagers de Moulinex, dont la campagne publicitaire vantait l’apport pour le quotidien – « la vie devient plus facile » – mais qui peuvent blesser. De même, les robots conversationnels provoquent des « blessures narcissiques dues aux accidents numériques ». Il file la métaphore en comparant les robots ménagers au langage Python qui découpe en petits morceaux la langue.
Enfin, Yann Diener donne une place centrale à la littérature dans sa réflexion. Il s’appuie ainsi sur de nombreux écrivains, ceux qui avaient compris ce qui allait se passer, et celui qui offre une piste pertinente pour changer de direction.
Kafka avait perçu que « la surveillance, la destruction de l’intimité » serait plus efficace que la violence et instaurerait une servitude volontaire. Orwell dénonce les « prothèses verbales », les expressions toutes faites de la novlangue, le langage totalitaire, qui « creusent les joues et attaquent la langue ». Romain Gary, dans Gros-câlin, fait étonnement écho au langage informatique avec son python, métaphore du langage « constricteur » qui va nous étouffer. C’est avec Céline que l’auteur démontre comment notre sphère ORL est parasitée. Il fait l’analogie entre la surdité provoquée par les canons et celle provoquée par le bruit de nos notifications : « les algorithmes nous coupent la parole et saturent notre appareil auditif ». Enfin, l’analyse de J.G. Ballard de la place de la voiture dans notre psyché lui sert également à comprendre les conséquences de nos prothèses informatiques :
« Ce que Ballard repère sur les corps – les marques des technologies dans les plis, dans les nouveaux orifices créés par les blessures –, je le repère dans notre langage informatisé. Je cherche les plis que le langage machine donne à la parole, avec des conséquences cliniques et politiques. Si l’on écrase sa propre parole, on écrase la parole de l’autre en même temps, et l’on ajoute au malaise individuel et collectif. »
Enfin, c’est une lettre de Robert Desnos à Paul Eluard qui donne à l’auteur l’idée de transformer la langue informatisée. Dans cette lettre, le poète affirme vouloir « arriver à une « poétique fine » comme les mathématiciens sont arrivés à des « calculs fins ». Desnos « était prêt à lâcher l’ancienne métrique, et à passer à la géométrie non euclidienne propre aux réseaux de signifiants. » Yann Diener a alors l’idée du Qpython, le langage Python quantique qui permettra d’introduire de la lumière dans le langage informatique.
Cet essai ne verse ni dans le catastrophisme, ni dans le passéisme. Il propose de garder la main sur ce langage tout de même créé par l’être humain. Il n’y a donc aucune fatalité. Yann Diener revendique un véritable engagement politique et on espère que Pierrick donnera envie à ses collègues de poursuivre son travail pour donner tort à Elon Musk.
Yann Diener, La Mâchoire de Freud, Gallimard, « L’arpenteur », octobre 2024, 169 p., 18 euros