Et si la tragédie n’était finalement pas celle que nous croyons ? Après Pierre Bayard qui prouve au cours d’une (contre)-enquête implacable qu’Œdipe n’est pas coupable (Minuit, 2022), Maja Zade déplace le cœur de la tragédie. Actualisée et mise en lumière, Jocaste prend enfin la parole.
Dramaturge à la Schaubühne depuis 1999, Maja Zade est l’autrice d’un oedipus, mis en scène (dans sa version allemande) par Thomas Ostermeier au Festival d’Épidaure en septembre 2021. Le choc éprouvé devant cette création m’a convaincue d’en offrir un accès direct au public francophone. Jusqu’à présent, celui-ci n’avait pu découvrir l’œuvre de Zade qu’en version originelle, lors des représentations d’abgrund (abyme) - une pièce dans laquelle elle réinterprète le mythe d’Abel et Caïn au féminin - au théâtre des Gémeaux (Sceaux) en 2019. Ma traduction française d’oedipus est disponible aux éditions de L’Arche Agence théâtrale.
Le théâtre de Liège s’en est saisi et a présenté, du 16 au 20 janvier 2024, la première création internationale en français d’une pièce de Maja Zade. Ce théâtre fait partie du réseau Prospero qui réunit neuf théâtres dont la Schaubühne et l’Odéon-Théâtre de l’Europe, en coopération avec ARTE. C’est dans ce contexte que son directeur, Serge Rangoni, découvre le texte de Maja Zade et propose à Héloïse Ravet de s’en emparer. Très remarquée lors de son premier spectacle Outrage pour bonne fortune (créé en 2022 au Théâtre Varia de Bruxelles et coproduit par Théâtre Varia, Théâtre de Liège, La Coop asbl), la jeune metteuse en scène belge défend un théâtre organique, physique, puissant. Plutôt habituée de l’écriture de plateau, elle a cependant monté l’été dernier Roméo et Juliette à la Grange de Limandre. Reprendre la tragédie d’Œdipe dans la version qu’en donne Maja Zade la séduit : elle décide de relever ce qu’elle perçoit immédiatement comme un défi. Les réactions favorables du public soulignent sa réussite.
Avec ses collaboratrices artistiques depuis toujours (Nathalie Moisan à la scénographie, Laure Lapel à la création son, Sibyl Cabello à la création lumière et Solène Valentin à la création costumes), elle imagine une scénographie héritée du théâtre de tréteaux, où seuls les acteur.ices, leur corps et leur jeu incarnent et défendent cette histoire. Pas étonnant que nous reviennent en mémoire les spectacles du collectif TG Stan qui choisit, il y a longtemps, la France comme « résidence secondaire » grâce à ses liens privilégiés avec le Théâtre de la Bastille, le Festival d’Automne à Paris et le Théâtre Garonne. Ce collectif promeut en effet un pur théâtre de tréteaux dont témoigne son spectacle Poquelin II, en tournée en France jusqu’à fin mars 2024 (à découvrir ici).
Pour donner vie à cette histoire oedipienne, Héloïse Ravet s’est entourée d’une équipe de comédien.nes de haut vol : Émilie Maquest (christina/Jocaste), Thomas Dubot (micha/Œdipe), Souâd Toughraï (theresa) et Laurent Capelluto (robert)[1]. La metteuse en scène a déjà eu l’occasion de travailler avec les trois premièr.es, c’est en revanche sa première collaboration avec Laurent Capelluto que l’on connaît bien en France : interprète de Simon dans Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin (2008), un rôle pour lequel il est nommé pour le César du meilleur espoir masculin, on le retrouve ultérieurement, en 2017 au théâtre de la Porte Saint-Martin dans Cuisine et dépendances puis dans Un air de famille de Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui (mise en scène Agnès Jaoui). L’écriture de Maja Zade, « ce mélange subtil de profondeur tragique et de trivialité qui confine parfois au ridicule », l’a décidé à se lancer dans cette aventure théâtrale, moyen pour lui d’atteindre une vérité et une justesse saisissantes.
Mais que raconte cette pièce de Maja Zade ? Acte 1 – Une villa de vacances en Grèce l’été. Christina, propriétaire d'une entreprise de produits chimiques et micha, son amant plus jeune qu’elle et son employé, profitent de leurs vacances et attendent avec impatience la naissance de leur fille. C'est alors que robert, le frère de christina, accuse micha d’avoir ordonné une enquête sur un accident au cours duquel des produits chimiques auraient pu contaminer le sol et la nappe phréatique de buchfelde. S’ensuit une violente dispute. Acte 2 – Micha apprend que son père adoptif est décédé brutalement et lorsque theresa, la meilleure amie de christina, apporte d'autres mauvaises nouvelles, l'existence de l'entreprise et de la famille se voit menacée : une plainte a été déposée, la santé d’enfants est en jeu et micha finit par découvrir qu’il est à l’origine de l’accident mortel du mari de christina. Acte 3 – Le calme semble revenu. Il faut attendre les tests biologiques pour savoir comment agir face à cette catastrophe écologique. Le quatuor profite d’une douce soirée d’été jusqu’au moment où micha révèle qu’il possède un souvenir de sa mère adoptive, glissé dans sa couverture au moment où elle l’a abandonné à l’hôpital. C’est alors que christina comprend que micha est en réalité l’enfant issu du viol qu’elle a subi par son défunt mari, cet enfant qu’elle ne voulait jamais retrouver. Et, maintenant, il va falloir parler...
Maja Zade utilise ici le mythe antique d’Œdipe pour explorer la manière dont une vie peut fondamentalement basculer d'une seconde à l’autre. Que se passe-t-il lorsque tout ce en quoi on croyait n'était que pure fiction ? Quand une vie qui semblait sûre et pleine de privilèges s’écroule soudain en mille morceaux autour de nous ? Pour Héloïse Ravet, Maja Zade propose l’inverse de Sophocle : là où – au moment où Jocaste sort de scène pour mettre fin à ses jours – le Coryphée s’écrie « Je crains que d’un tel silence un malheur éclate » (traduction de Daniel Loayza, GF Flammarion, 2015, p. 106), elle emprunte le chemin opposé et libère la parole de Jocaste. Ce faisant, comme le signale la metteuse en scène, elle « pose la question de savoir s’il y a une réparation possible avec la parole. Et c’est de là que naît le tragique : ni la version de Sophocle, ni celle de Maja ne peuvent arriver au bout de la tragédie toujours plus forte que l’action humaine. Ainsi se mesure l’imprégnation antique dans cette écriture d’aujourd’hui : placer le mal originel à l’endroit du viol, c’est offrir la possibilité de raconter ce viol au plus juste sur le plateau, interroger la manière dont on raconte un tel trauma et ce que l’autre peut faire d’un tel récit. On mesure alors la solitude extrême de cette femme, d’abord sous emprise, qui croit s’en être libérée, accède au bonheur et perd tout en une fraction de seconde. C’est sa tragédie à elle ». La tragédie de christina/Jocaste.
Que faire théâtralement de cette tragédie ? Sur le vaste plateau éclairé de la salle de la grande main du théâtre de Liège s’ouvre un espace circulaire recouvert de sable ocre qui pourrait être aussi bien une arène, une piste de cirque ou un ring de boxe. Tout autour, un joyeux bazar : des penderies avec des costumes loufoques, une table haute à roulettes où l’on devine des bouteilles d’eau, quelques trucs à grignoter. Des chaises pliantes noires, des projecteurs, une armoire, un sac de voyage, une couverture bicolore, à moins que ce ne soit un rideau… Lorsqu’un technicien, oreillette bien visible, entre sur le plateau, le public se demande l’espace d’un instant s’il y a un problème technique. L’opérateur traverse en diagonale, éteint la lumière, attrape une cacahuète au vol, sort par le lointain et ferme la porte. Ne reste que la « servante » (cette lampe qui veille lorsqu’il n’y a plus personne dans le théâtre), ici une guirlande lumineuse : quels fantômes attend-elle donc ? Des bruits de pas et de voix se font alors entendre et, via la salle à cour, quatre personnes investissent littéralement le plateau. Dans une énergie joyeuse, ils courent d’un endroit à l’autre, inspectent les lieux, ouvrent l’armoire, farfouillent dans les costumes et les voilà qui enfilent quatre blousons blancs identiques ainsi que des casques en métal de gladiateurs empanachés de plumes blanches et roses. Qui sont donc ces énergumènes ? Lorsqu’ils se tournent vers nous en grimaçant dans une chorégraphie burlesque, nous voilà partie prenante de l’affaire. Nous serions donc le public et ils seraient ceux qui vont présenter un show ? L’hypothèse se confirme lorsque, après avoir retiré leurs coiffures, l’une des comédiennes traverse la piste circulaire en portant bien haut un panneau « oedipus » à la manière d’une Boxing Ring Girl lors d’un combat de boxe.
Quel lien établir entre ce dispositif de jeu et la pièce pour laquelle nous avons acheté des places ? Tout s’éclaire lorsque commence l’échange entre robert et christina : passablement en colère, le frère interroge sa sœur pour savoir où se trouve micha, qu’il veut interroger au sujet de l’enquête. La tension monte sous le regard des deux autres personnages/personnes assis sur le plateau autour de l’espace circulaire : comme le signale Souâd Toughraï, à ce moment-là – et ce dispositif perdure tout au long des deux heures du spectacle – ils sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de ce qui se joue : « Nous sommes les yeux qui regardons la tragédie advenir. Et c’est très fort, car, quand on vit un drame, on est toujours dedans et dehors. Ce n’est alors pas toujours facile de trouver une posture. Et plus on joue la pièce, plus je mesure cette force-là du dispositif ».
Lorsqu’Émilie Maquest a lu la pièce pour la première fois, elle l’a lue « comme une enquête, tenue par le texte, avec l’envie d’arriver au bout, puis des tas de questions se sont posées : comment faire quelque chose de théâtral de cette histoire qui pourrait être aussi celle d’une série, comment jouer une femme enceinte, la différence d’âge ? … Mais quand Héloïse nous a fait part de son idée de voler le théâtre et de venir y jouer notre tragédie, toutes ces questions autour de qui je suis, ont été balayées au profit du jeu, des corps. C’est là que la tragédie s’est emparée du plateau ». L’arrivée en répétition dans la grande salle les a « obligés à grandir les choses », à s’emparer de tout l’espace du plateau pour répondre au « besoin d’ampleur » (Thomas Dubot) de la tragédie. Pour la metteuse en scène, « l’arène appelle la course sportive et quand les acteur.ices sont sur le bord et observent, ils sont un peu sur le banc des remplaçant.es ; Émilie a presque un côté coach par moment. Ce travail sur le corps en effort physique, c’est celui de l’effort que constitue le fait de raconter cette histoire vieille de 2500 ans. Parce que cette histoire traverse les corps, le travail artistique a cherché du côté de la chaleur plombante, de la sensualité, de la chair, une chair qui est à la fois du côté de la performance et de la vulnérabilité ». Lorsque micha se déshabille en rentrant en sueur de son footing, christina n’en perd pas une miette : « c’est rare de voir une femme qui regarde un homme se déshabiller, plus encore de sentir son désir alors que ce corps n’est pas érotisé. Cela pose la question de ce qu’est la performance, des clichés, de ce qu’on attend en tant que femme ».
Maja Zade, a choisi de dérouler cette histoire en trois moments de la journée : matin, après-midi et soir. Trois temporalités que la metteuse en scène matérialise comme trois « chaos » qui s’enchaînent : après l’imaginaire du conflit familial, on passe à l’imaginaire de l’enquête et enfin à celui de la tragédie. Émilie Maquest l’a bien compris : « ça commence par des micro-drames, un drame pour l’entreprise qui est quand même la nôtre, puis un drame personnel, mais ça finit par dépasser notre situation personnelle, car ça engage la mort de quelqu’un. Avec tous ces seuils, on aide les gens à se préparer au troisième round dans lequel on plonge sans retenue au cœur du tragique ». Le théâtre de tréteaux se transforme progressivement en théâtre de l’arène : les voici cernés comme le taureau de la corrida. Mais, en réalité, c’est peut-être davantage le texte qui se trouve cerné, avec cette question exigeante qui revient chez la metteuse en scène et chez les comédien.nes : que faire de la violence de ce texte ? Héloïse Ravet s’interroge : « Que peut-on représenter aujourd’hui ou pas ? Une question que pose par exemple la présence de plus en plus courante au théâtre de trigger warning [un avertissement au public qui prévient qu'un contenu pourrait redéclencher un traumatisme psychologique.] Il y a souvent des flous sur la question de la fiction et du réel et le dispositif choisi permet de souligner qu’on raconte une histoire et que cette histoire peut être violente, mais que ça ne nous concerne pas nous directement ». En mettant le texte au cœur de l’espace circulaire, à une certaine distance donc, il devient possible de « l’attaquer complètement ». Pour Thomas Dubot, « le sens de ce dispositif du théâtre dans le théâtre, c’est le moteur qui lance la machine. En jouant, tu redécouvres toujours l’histoire que tu racontes. Au moment du travail, on plonge forcément dans des détails qui nous éloignent du cœur de l’affaire, et dès que tu la joues devant un public, tu recomprends ce que tu es en train de jouer ». Souâd Toughraï ne dit pas autre chose lorsqu’elle insiste sur « la joie de raconter une histoire que tout le monde connaît déjà. C’est très joyeux de se dire qu’on va la reraconter, comme les Grecs en leur temps, car, dans cette oralité, il y a toujours le même plaisir à se faire avoir, à oublier de quoi on parle, à recommencer à se rappeler ».
Tou.tes sont d’accord pour dire que la puissance de ce texte au cœur de leur création scénique a à voir avec une forme de décentrement qui prend plusieurs formes. Lié à l’écriture même, « la langue très proche du quotidien qui ne l’est pas non plus exactement » (Thomas Dubot) – comme l’indiquent l’absence de ponctuation, de majuscules, les retours à la ligne – crée le juste décalage, ce qui explique que Souâd Toughraï ait senti, déjà lors du travail à la table, qu’elle se mettait à transpirer, car le texte est comme un domino ». Le texte porte donc déjà en lui des réactions en chaîne qui conduisent à l’effondrement de tout un système : une belle manière de décrire ce qu’est la tragédie. Le titre de la pièce est symptomatique de ce décentrement : le titre oedipus apparaît d’avantage comme le négatif qui, une fois passé dans le bain de révélateur, fait apparaître sur le tirage des couleurs jusqu’alors à peine perceptibles : celles de Jocaste. Thomas Dubot le dit justement : « c’est elle qui fait avancer les choses, elle le moteur de la pièce, micha est beaucoup plus passif, les choses ne font que lui arriver, il n’essaie rien ». De sorte qu’en gardant oedipus, « tu crois que tu viens assister à la tragédie de Sophocle, tu as à peu près la référence (ou pas), mais au bout d’une heure, tu as été complètement déplacé.e et tu le mesures quand tu te souviens pourquoi tu es venu.e. En ce sens, Maja propose quelque chose qui n’a jamais été proposé avant » (Émilie Maquest). Enfin, le travail dramaturgique de la metteuse en scène avec ses collaboratrices artistiques permet à son tour de déplacer le centre : casser la circularité de l’arène, radicaliser l’espace de lumière… Il dessine autrement les corps, l'histoire, fait apparaître visuellement et acoustiquement ce qui se joue en creux du texte, dans les interstices. « Ces autres médias apportent une couche plus profonde au récit, la lumière ne raconte pas ce que raconte le son, ni la mise en scène, ni le jeu : ce sont des planètes qui finissent par former un univers », précise Héloïse Ravet.
À la fin du spectacle, après que le public a reconnu la situation dramatique, la tension est palpable. Christina va-t-elle se pendre et micha se crever les yeux ? Ce serait dans l’ordre des choses. Mais Héloïse Ravet a su dès le début qu’elle ne pouvait pas finir « à l’endroit où se finit le texte de Maja, à cet endroit où ils sont tous très petits face à la tragédie. Cette absence de consolation, je trouvais ça très dur. On a cherché beaucoup et longtemps et, avec ce dispositif de petite troupe qui pirate le théâtre, est née cette idée de possible consolation, car ce n’est que du théâtre ». Thomas Dubot confirme : « si on finissait vraiment la pièce là où le texte s’arrête, ça se terminerait sur une violence dont on ne saurait que faire. L’idée ici, c’est de transfigurer la tragédie et de finir sur la question du plaisir de raconter cette histoire, d’être ensemble. On ne raconte pas que les humains sont tragiques, mais que les humains ont besoin de tragédie. Et cette mise à distance permet de se lâcher plus facilement dans la noirceur, d’y aller très fort dans le jeu ».
Choisir de réécrire Œdipe-Roi était une gageure, mais choisir de jouer cette tragédie pour tenter une possible réparation des violences individuelles et relationnelles par le théâtre en est définitivement une autre. Chez Sophocle, le berger enclenche le dernier rouage de la machine infernale en sauvant l’enfant « par pitié (traduction de Daniel Loayza, GF Flammarion, 2015, p. 114), comme theresa agit par compassion, par amour pour christina et son fils en glissant un talisman dans sa couverture. « C’est aussi ça le lieu de la tragédie, l’enfer est pavé de bonnes intentions » (Héloïse Ravet). Le propos de la metteuse en scène a donc été de « faire récit, de faire fiction de ces horreurs pour tenter une possible réparation par le théâtre ». Que faire en effet de la solitude de christina à la fin de la pièce ? L’homme qu’elle aime vient d’essayer de la tuer et l’abandonne, son frère et sa meilleure amie accaparent la parole et ne lui laissent aucune place, comme c’est souvent le cas lorsqu’une victime de viol se voit reprocher de ne pas avoir parlé. « Chez Les Grecs, on regarde un monde où on réalise que les gens ne s’écoutent pas, ne s’entendent pas, ne se comprennent pas. Ils sont persuadés que leur part de réel est le réel tout entier, et ça finit par leur exploser à la figure. On sait que c’est pour du faux, mais, en même temps, ce qui leur arrive est tellement vrai et concret. Avec cette idée que le public puisse se dire : c’est horrible, ça ne m’arrive pas à moi, mais ça pourrait totalement m’arriver à moi ». Ce monde est-il finalement si différent du nôtre ? Les gestes d’écriture de l’autrice et de la metteuse en scène nous amènent au plus près d’un possible tragique contemporain.
Maja Zade suit – sans le savoir – les sillons creusés par la relecture de Pierre Bayard en mettant la mère, christina/Jocaste, au cœur de la tragédie. Bien sûr, elle est victime tout autant que coupable. En choisissant de donner à Jocaste une place dramaturgique qui oblige à repenser la question de la nécessité, Maja Zade touche à l’un des mythes les plus forts de notre civilisation, celui d’une mère protectrice et aimante. L’emprise, puis le viol sont à la source d’un mal qui apparaît comme irréparable. Lorsqu’Héloïse Ravet réalise que micha choisit la même issue que la sphinge en se jetant du haut de la falaise, elle réalise qu’il a résolu sa propre énigme : « C’est ce qui est le plus beau dans le texte. On a une énigme insoluble qui nous traverse tou.tes en tant qu’individu et en tant que communauté, et si tu lèves le voile, tu ne peux plus vivre ». S’inscrivant dans les pas de Nietzsche lorsqu’il établit que la « conscience apollinienne était seulement un voile qui dissimulait [aux Grecs] ce monde dionysiaque » (La Naissance de la tragédie, trad. Haar, Lacoue-Labarthe, Nancy, Gallimard, 1977, p. 35.), la metteuse en scène fait du théâtre le lieu qui permet de lever le voile et de le laisser retomber, le lieu de notre condition humaine, où le tragique côtoie l’absurde et l’improbable. Le lieu enfin où – envers et contre la tragédie – résiste le désir d’être ensemble, de jouer et de faire récit pour faire commun.
NB : Si vous n’avez pas eu la chance de la découvrir lors de sa création, la pièce sera rejouée les saisons prochaines en Belgique et on est en droit de penser que des théâtres français ne manqueront pas l’occasion de programmer cette tragédie d’aujourd’hui pour aujourd’hui.
[1] Le texte de Maja Zade supprime systématiquement les majuscules.