Ce mardi 14 mai, au cœur du printemps littéraire qui s’étire tendrement, sera remis chez Drouant le prix Goncourt de la Nouvelle – ou plus exactement le prix Goncourt du recueil de nouvelles. Si ce prix, actif depuis quelques années déjà mais passant trop souvent sous les radars médiatiques, participe d’une évidente transformation du Goncourt en marque déclinable et autres stratégies de labellisation, il n’en demeure pas moins qu’il signale avec force un intérêt nouveau du lectorat pour un genre prétendument mal aimé en France : l’art de la nouvelle.
Car, dans l’hexagone littéraire, il existe, persistante et indéfectible, une double doxa autour de la nouvelle, entourant chaque parution de recueil de préventions sinon frayeurs. On en connaît la petite musique délétère et tenace : la nouvelle ne serait pas un genre français. Reine dans le monde anglo-saxon, elle pâtirait dans la patrie du roman roi d’un manque de considération sinon d’attention certain de la part du public. Pour preuve ultime : notre société du roman, comme on l’appelle encore, serait peu friande de nouvelles. Sans parler d’échec commercial, une persistante réticence du public contemporain se ferait décidément entendre.
Ainsi, si les Américains ont su triomphalement accueillir Raymond Carver et ses fameux Short Cuts, la réception française dudit nouvelliste a toujours été quelque peu plus timide. Au-delà du monde anglo-saxon, une rumeur là encore têtue insiste sur le manque d’écho du lectorat aux autrices et auteurs hexagonaux de nouvelles. On est désormais loin du triomphe populaire qui, à la fin du 19e siècle, avait su réserver une place de choix à Maupassant, auteur en moins de 10 ans de plus de 300 nouvelles. Ce temps du nouvelliste-feuilletoniste est révolu avec la presse à grand tirage du même nom. Pour preuve encore, jusqu’à la mauvaise foi, la carrière d’Annie Saumont, engagée avec excellence dans l’art nouvelliste, a toujours été discrète pour ne pas dire presque confidentielle. Comme si en littérature, les chiffres pouvaient avoir valeur d’arguments définitifs.
A dire vrai, la doxa littéraire en vient alors, après l’argutie commerciale, à évoquer un argument plus délicat encore : si désaffection il y a, à la manière du problème insoluble de la poule et de l’œuf, c’est que la littérature française vivrait dans le trou générique de la nouvelle. De fait, quittant les chiffres de ventes pour venir à en observer la production elle-même, force est de reconnaître que la nouvelle demeure à la marge – minoritaire s’il en est : genre surtout, pour le meilleur, de la marge, qui choisit de se soustraire au roman, et d’en quitter la page. La littérature française serait donc à en suivre cette doxa qui se dit partout et ne s’écrit presque nulle part comme toute pensée endoxale, manifestement plus attirée par la puissance romanesque – pour tout dire : la puissance du romanesque.
En ce sens, la nouvelle serait frappée d’un injuste et intense préjugé générique : la nouvelle serait comme un genre endommagé, c’est-à-dire encore non accompli génériquement : un roman en devenir ou un roman qui n’aurait pas su se hisser aux dimensions requises par le souffle romanesque. Ce serait un genre phtisique, sans souffle – un sous-genre comme il est de coutume académique de le dire. La nouvelle, ce serait un roman non pas en devenir que tenu en échec. Un roman qui manque de roman et pire : un roman manqué.
Pourtant, s’ils rôdent toujours notamment dans la critique littéraire, ces préjugés commerciaux et génériques ont vécu. Car sans doute vivons-nous depuis quelques courtes années un renouveau certain de l’art de la nouvelle dans la littérature française – un art de la nouvelle qui redonnerait de ses nouvelles, pour ainsi dire. Dans le sillage d’Annie Saumont, précurseure s’il en est d’un genre qu’avec force elle a défendu contre vents et marée basse surtout, un profond renouvellement s’annonce et s’avance dans cette production.
Editorialement, tout d’abord : contre les Cassandre qui tiennent la nouvelle comme un genre mal-aimé, il faut peut-être regarder deux signaux puissants qui renseignent sur une inversion progressive appelée à devenir puissante de cette tendance au rejet pourtant profonde. Le premier signal s’observe simplement au rythme des parutions proposées par des maisons d’éditions qui, dans leur catalogue, réservent une place croissante aux recueils de nouvelles : signalons tout d’abord Verdier avec la parution récente du très beau Vu du cercle de Michel Jullien ; les éditions de L’Olivier avec le non moins passionnant La Part sauvage d’Erwan Desplanques ou encore Flammarion avec A nos vies imparfaites de Véronique Ovaldé. Sans même parler de P.O.L. ou encore des éditions Zoé : la nouvelle retrouve pignon sur rue, loin de l’enfer des catalogues.
Des maisons aux catalogues différents mais qui témoignent d’un renouveau de l’intérêt pour la nouvelle où, contre la scie de la prise de risque commerciale, correspond aussi un nouveau champ éditiorial qu’éclairent de singulières et enthousiasmantes initiatives autour des formes brèves. Evoquons ici sans attendre deux entreprises absolument enthousiasmantes et riches de perspectives qui, si elles n’offrent pas à proprement parler de nouvelles, s’inscrivent dans la perspective d’un renouvellement des formes brèves profitant à la nouvelle : La Disparition et la Lettre Zola. Lettres d’un monde qui s’efface, livre-enveloppe racontant la société sous forme d’histoires vraies, ces deux initiatives, qui forment un nouveau média épistolaire, signalent une première étape contemporaine indispensable, par l’économie de l’attention au narratif circonscrit, pour les formes brèves, contractées – qui, du monde, donnent des nouvelles – d’une politique généralisée de la nouvelle pour imprimer un rapport nouveau de l’écriture au monde.
La seconde étape consiste, pour nombre d’autrices et d’auteurs contemporains, à franchir le pas : originant leur écriture dans une pratique narrative longue et essentiellement romanesque, ces autrices et auteurs décident donc, au cœur de leur œuvre, de convoquer contre toute attente la nouvelle.
Deux traits majeurs de cette poétique de la nouvelle contemporaine peut-être à formuler ici à l’état d’hypothèses et qui seront explorés d’article en article durant cette quinzaine de la nouvelle dans Collateral : un nouveau partage du sensible qui conduit et un réclame un nouveau partage narratif.
Tout d’abord, un nouveau partage du sensible : la formule de Rancière est connue voire éprouvée mais elle ne prendra jamais autant sens que peut-être ici, à se saisir des nouvelles qui, d’Emmanuelle Salasc à Véronique Ovaldé, se proposent en ces jours. Ce sont autant de nouvelles qui déportent l’attention sur autant de détails, sur autant de part absente du romanesque, qui détournent la puissance romanesque d’elle-même pour venir se focaliser sur ce qui n’aurait pas eu droit de cité dans une économie narrative plus vaste. L’infime, le minime, comme hérités d’Annie Saumont ou encore de Nathalie Sarraute, trouvent droit de cité entre des personnages dont les liens sont explorés depuis une zone d’opacité qu’il aurait été impossible de voir autrement que dans la nouvelle. Comme si le micro-récit qu’est la nouvelle par sa brièveté autorisait à saisir de manière microscopique ce qui anime les uns et les autres. Le personnage y reprend ses droits ontologiques depuis toute son opacité consommée.
A ce titre, loin des nouvelles héritées d’un Poe qui ne sont guidées que par la démonstration d’une idée et de sa vérité, la nouvelle contemporaine traque ce qu’Erwan Desplanques nomme à juste titre La Part sauvage : c’est-à-dire ce qui, littéralement, échappe à la discipline du roman et du règne romanesque. Les atomes commencent à parler, et celles et ceux qui se sont tus aussi. C’est comme si les événements avaient cessé de se raconter seul. Ils ont perdu leur voix. C’est même depuis la déshérence de cette voix que débute, au contemporain de nous, la nouvelle : la narration a une extinction de voix, la description est affectée par une toux sèche – et les atomes profitent de ce répit d’un narratif généralisé pour oser se montrer.
Enfin, un nouveau partage narratif : indéfectiblement lié au précédent, ce partage narratif en est l’intime et puissante conséquence. Partager le sensible autrement revient à adopter, on l’aura compris, une économie autre du récit, une économie tournée cette fois vers l’abandon de l’énergie rectiligne ou faussement rectiligne du schéma actantiel. En ce sens, la nouvelle induit une respiration narrative autre qui prend son temps, qui réclame une attention là où au contraire il faut toujours aller plus vite. La nouvelle, c’est définitivement un art constant et tenu de la décélération : une manière de poser le temps au cœur du temps lui-même. Une manière de poème constant.
En ce sens, la nouvelle n’est pas une forme dégradée du roman, ni même un mini-roman, un micro-roman. C’est un récit qui éprouve au plus près de l’évanescence la possibilité même pour le récit de disparaître dans une dramaturgie de la parole qui fait de la question de sa survie son sursaut narratif même. Parce que la nouvelle, de Michel Jullien à Dahlia de la Cerda, n’est occupée en rien par un destin esthétique : ça s’écrit juste parce que ça vit. C’est un destin esthésique auquel répond la nouvelle contemporaine, et non un prétexte esthétique. C’est du vivant à l’état de vie – vu d’un cercle, pour reprendre Michel Jullien.
Ces quelques mots ainsi en préambule à notre dossier de Collateral où se croiseront les noms de Michel Jullien, Dahlia de la Cerda, Emmanuelle Salasc, Véronique Ovaldé et d’autres encore à découvrir.