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  • Photo du rédacteurAlexandre Gilbert

Valentin Husson : « La beauté est une catégorie écologique » (Les Cosmologies brisées)


NOSTALGHIA d'Andreï Tarkovski (c) Cinémathèque française


Après le remarquable Les Arts de vivre paru l’an passé aux PUF dans la collection « Perspectives critiques » de Laurent de Sutter, Valentin Husson offre en ce printemps un fort essai chez Kimé, Les Cosmologies brisées. Un essai sur l’époque, une époque qui voit les cosmologies brisées comme leurs politiques. Comment alors penser le monde à nouveaux frais hors des modèles du Kosmos grec ou encore de l’harmonie des modernes. Peut-être en se confiant à l’écologie et en en redessinant la place. Réponses de Valentin Husson à un grand entretien mené par Alexandre Gilbert pour Collateral.

 

 

« La beauté sauvera le monde », écrit Dostoïevski. Vous tentez d’élucider le sens de cette phrase mystérieuse dans votre nouvel essai Les cosmologies brisées (Kimé, 2024). L’art, en ce sens, pourrait-il nous sauver de la fin du monde qu’annonce le désastre écologique ?


            Prenons une œuvre d’Anselm Kiefer : Les ordres de la nuit. Dans celle-ci, les tournesols, qui, comme son nom l’indique, devraient être tournés vers le soleil et le ciel, fanent et regardent vers la terre le cadavre d’un homme. Ses œuvres présentent toujours un monde sans hommes : le deuil en est le leitmotiv. Je n’ignore pas l’interprétation classique de son travail, celle d’un travail de mémoire concernant la césure historique que fut la Seconde Guerre mondiale, surtout du côté allemand. Je m’autorise toutefois d’une interprétation libre, à savoir écologique. Les champs dévastés, les chemins de forêt déserts, la cendre, tout cela témoigne également d’un désenchantement, d’un sentiment total de vide. La métaphysique est finie : nous sommes rendus à la physique. Les philosophes regardaient vers le Ciel, l’art nous ramène vers la terre. Je veux dire, au terre-à-terre de notre condition, au concret de notre existence mortelle. Le choix est simple : vivre ou mourir. Et l’art a toujours eu cette capacité de nous dévoiler – des tragédies grecques jusqu’au cinéma catastrophe en passant par les vanités picturales – le caractère éphémère de nos vies.

            A fortiori, l’art, aujourd’hui, expose la désolation du monde, et le cinéma y a une place de choix. Les blockbusters américains adaptent des romans postapocalypitques (La route de McCarthy, World War Z de Max Brooks, Je suis une légende de Richard Matheson, etc.), certes, mais c’est le cinéma mondial qui dépeint cette vision catastrophiste : tout le cinéma de Tarkovski, par exemple, peut être pris comme une fresque d’un monde ravagé. Un chapitre des Cosmologies brisées lui était consacré, mais je l’ai supprimé pour réduire la taille de cet essai. Quel sens a cette mise en image du désastre ? Je crois celui-ci : donner à voir le monde d’après, le monde émondé de la vie humaine, la ruine d’après l’extinction de l’humanité. « L’art nous fait appréhender le réel », écrit Tarkovski dans Le temps scellé. Et le réel, si têtu, est que nous sommes des êtres finis qui ne vivons pas dans sur Terre infinie. Il n’y a pas de planète B, comme dit le slogan, pas plus qu’une vie B. Les tournesols périssent, l’humanité gît sur le sol, et les décors en ruines présagent du pire. L’art est cette mémoire anticipante qui peut ne pas rendre inéluctable le pire. Nous sommes, par lui, prévenus.

 

 

Vous voulez dire que le beau dans l’art, et ici chez Tarkovski, montre la beauté de la vie qu’il faudrait préserver ?

 

            Oui, le beau est une catégorie esthétique, une catégorie des beaux-arts. La beauté, telle que je la définis dans Les cosmologies brisées, est une catégorie écologique, celle de l’élégance du monde des vivants, l’harmonie chaotique et écosystémique qui concourt à la permanence de la vie terrestre. Le beau, chez Tarkovski, montre la beauté. Il le dit d’ailleurs lui-même : « J’ai besoin de la Terre pour souligner les contrastes. Je voudrais que le spectateur puisse apprécier la beauté de la Terre, qu’il pense à elle en revenant de Solaris, bref qu’il sente cette douleur salutaire de la nostalgie »[1] . La nostalgie fonctionne ainsi, non pas comme une mélancolie qui aime à revenir en arrière pour ressentir joyeusement les moments définitivement passés et perdus, mais selon un retour qui n’est retour en arrière – regret ou remords donc ! –, mais un retour vers l’avenir même du monde qui nous attend. Tarkovski n’est pas un cinéaste – au contraire de sa pâle copie Lars Van Trier – apocalyptique et décliniste. Nostalghia n’est pas Melancholia. Le retour sur soi de la nostalgie est un recentrement sur ce qu’il reste d’espoir pour sauver le monde ; et non la vision esthétisée du désastre et de la fin du monde. Ou si l’on aime mieux : chez le cinéaste russe, il n’y a pas de fin du monde, mais une faim du monde, si j’ose dire, un désir et un appétit de refaire le monde selon sa beauté et son harmonie réelle. Les ruines, dans Nostalghia, nous mettent en garde : il nous faut tout faire pour empêcher ce délitement et cet effondrement.

 

 

Vous parlez de Princesse Mononoké dans Les cosmologies brisées, en quoi ce film de Miyasaki nous dit-il quelque chose de l’urgence climatique ?

 

            Un film comme Princesse Mononoké (2001) de Miyazaki montre de manière poétique et onirique le défi d’une réinvention de notre rapport au monde. Ashitaka, prince de la tribu des Emishis, est mordu par un dieu sanglier devenu démon. Le mal se propage peu à peu en lui, et causera sa mort prochainement. Le chamane de son village lui annonce que sa seule chance est de partir à l’Ouest, vers le Dieu-cerf qui est le Dieu de la forêt, afin de comprendre ce que la Nature lui reproche. Par chance, peut-être que celle-ci, par l’intermédiaire de son Dieu, pourra-t-elle le sauver du mal démoniaque qui le ronge. Tout ce qui s’orchestre dans ce périple est par la suite une grande fable écologique, mettant en scènes des tribus d’humains étant devenu les ennemis de la Nature, et des animaux qu’ils ne traitent plus que comme du gibier (c’est à ce titre que les singes ou les sangliers se révoltent contre l’humanité durant tout le film). La Princesse Mononoké figure, dans ce conte philosophique, une humanité en rupture avec l’humanité prédatrice et extractiviste. San, la princesse donc, a en effet été élevée par les loups, et ne se reconnaît plus dans les humains qui, pour elle, détruisent peu à peu la nature et la vie. C’est d’ailleurs ce qui, à la fin des fins, arrivera : le Dieu-Cerf sera tué, et entraînera avec lui la mort de la forêt. Or, à cet instant, ce n’est pas simplement la flore qui s’éteint, c’est aussi l’équilibre de la vie elle-même, déstabilisé qu’il serait par la disparition des différents écosystèmes.

            Toute l’affaire du film est donc de mettre en lumière des résonances – pour parler comme H. Rosa – différentes avec le monde. Ces résonances s’articulent autour des figures de l’humain prédateur et de l’humain prévoyant, soucieux, non-négligeant : le premier entre, par ses pratiques, en contradiction avec la continuité de la vie terrestre ; le second vit en harmonie avec celle-ci. J’aime ce terme de non-négligeant, car la négligence, étymologiquement, signifie « le négation du lien », à savoir ici le lien avec la nature. Être non-négligeant, c’est être élégant avec la vie (antonyme de négligence : l’élégance est le lien harmonieux avec quelque chose ou quelqu’un).  La Princesse Mononoké est ainsi une sorte d’Antigone contemporaine, se révoltant contre l’injustice humaine, et montrant la voie d’un absolu ou d’un l’Idéal. Ashitaka sera son élève. L’amour que ce dernier porte à San le transformera petit à petit, et le fera entrer en résonance avec tous les vivants de la forêt.

            C’est cette autre manière d’habiter le monde que je nomme dans Les cosmologies brisées : la cosmétique (mot qui vient du grec kosmos). Le kosmos disait, chez les Grecs, non seulement le monde, mais le bel ordre des choses. La cosmétique n’a rien à voir, donc, avec le maquillage. Elle désigne la coappartenance harmonieuse des vivants concourant à la permanence de la vie terrestre, et se donnant, pour ce qui est des humains, politiquement et scientifiquement pour but, de réparer les dommages qui lui ont été infligés, afin de restituer sa beauté. Nous devons réapprendre à faire-monde avec élégance, en s’émerveillant de la beauté de la diversité des espèces qui conditionnent la vie du Tout. Quelle osmose peut-on inventer, ou c’est égal, quel kosmos peut-on créer ? Tout monde harmonieux est en cela cosmétique.

 

 

Les USA sont le pays le plus pollueur au monde, et pourtant les grandes productions américaines (Mad Max, Wall-E, Avatar, Don’t look up) nous sensibilisent sur quant à l’écologie. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

 

            Vous avez raison, les USA et la Chine représentent près de la moitié des émissions totales des gaz à effet de serre en une année. Et pourtant, puisque les Etats-unis sont le pays de tous les paradoxes, c’est en effet le cinéma américain, et mieux encore, les blockbusters américains, qui témoignent de notre changement de vision du monde. Prenez la franchise Mad Max, cette série de film met en scène une eschatologie apocalyptique : ce qu’on voit, c’est justement la fin qui nous est promise si nous n’agissons pas. Désertification du monde par le réchauffement climatique, guerre pour le pétrole, et affrontement entre les différents territoires.

            Don’t look up, quant à lui, nous met en garde, non pas sur la fin de notre monde, mais sur les raisons pour lesquelles celui-ci pourra s’effondrer. Tant que l’humanité ne veut pas regarder le désastre en face, elle sera incapable d’infléchir le mouvement tragique de l’histoire. C’est pour cela que dans Les cosmologies brisées, j’ai tenté de faire valoir à nouveau le concept de vérité, en disant qu’il n’était pas tant un concept métaphysique qu’écologique désormais. Qu’est-ce que la vérité du point de vue utilitariste ? Ce qui est utile et efficace pour la vie. A quoi devons nous tenir, donc ? Je réponds qu’il nous faut parier sur la science, les climatologues, les écologues, car eux seuls peuvent efficacement soigner une vie terrestre devenue malade. Il vaut mieux croire aux prévisions scientifiques et tout faire pour changer la donne climatique, plutôt que d’en douter, comme les climatosceptiques, et laisser le monde allait vers l’abîme. Nous avons tout à gagner à y croire ; et tout à perdre à ne pas y croire. Hélas, l’époque de la postvérité nous plonge dans le scepticisme le plus complet.  On préfère se bercer d’illusions, détourner les yeux, croire que la technique pourra encore nous sauver (Elon Musk en est le représentant par excellence), plutôt que de regarder la vérité en face.

            Et puis, en même temps, tous ces films apocalyptiques, américains ou non, montrent l’effondrement d’un monde qu’on croyait assuré. C’est aussi cela la thèse centrale de mon livre : notre représentations cosmologiques (celle des Grecs, des Latins, des Médiévaux, des Modernes) ne tiennent plus. Les mythes se sont effondrés, tout à la fois que les cosmologies qui en résultaient. L’avenir est incertain, irreprésentable. Et c’est pour cela qu’il nous faut l’interpréter autrement, le réévaluer, afin de le transformer. C’est en tout cas tout l’enjeu des Cosmologies brisées. Il nous en appeler, sans délai, à l’impossible : à savoir, à une écologie cosmopolitique, à un droit international de la nature et des vivants.

 

 

 

Le règne animal (2023), de Thomas Cailley, cite René Char. « « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. » Comment comprendre ce film à la lumière du poète ?

 

            Oui, René Char y est cité, et Le règne animal, pour moi, a été l’une des claques cinématographiques de cette année. Le propos est assez clair : cette mutation génétique qui affecte les humains en les transformant en animal, nous rappelle que l’homme n’est rien de plus qu’un animal humain. Pascal disait qu’il était un « roseau pensant », nous sommes, en vérité, des animaux pensants. Romain Duris, jouant le père aimant d’un fils se transformant petit à petit en loup, nous appelle à une parallaxe, à un changement de point de vue. Si nous voulons modifier notre façon de cohabiter avec le monde et les vivants non-humains, il nous faut déconstruire la frontière stricte entre l’humanité et la vie autre. Derrida, en philosophie, avait entamé ce geste ; Descola l’a suivi. Il est heureux de voir que le cinéma s’engouffre dans ce mouvement. Voir l’animalité en soi, c’est pouvoir envisager une communauté avec les animaux, avec lesquels nous partageons un environnement en commun ; c’est pouvoir inventer des communs, comme on le dit dans une copropriété, où la vivants s’entreviveraientt davantage qu’ils ne s’entretueraient. Il nous faut restituer à chacun la place qu’il a dans le bel ordre des choses. Comment  co-habiter en harmonie, de manière prédatrice, non-négligeante ? C’est toute la question.

            Cela nécessite, sans aucun doute, que l’on change le monde, ou de monde, que l’on modifie notre représentation cosmique ; que l’on parvienne à cette cosmétique que je décris dans mon essai, où l’élégance gracieuse de notre cohabitation, la justice rendue à cette beauté, nous permettra, qui sait, de sauver le monde de l’immonde. Ce qui vient au monde pour ne pas le troubler ne mérite, en effet, ni égards ni patience. J’espère que ce livre ambitieux, Les cosmologies brisées, troublera donc mes lecteurs.

 




 


Valentin Husson, Les Cosmologies brisées, éditions Kimé, « Bifurcations », mai 2024, 200 pages, 19 euros


Note

[1] Jean-Louis Passek, Le Cinéma Russe et Soviétique, Cinéma/Pluriel, Centres Georges Pompidou, 1981, p. 279.

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