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Une commune poésie – sur "Le Rêve d’un langage commun" d’Adrienne Rich

  • Photo du rédacteur: Adèle Cassigneul
    Adèle Cassigneul
  • il y a 5 jours
  • 19 min de lecture

Adrienne Rich (c) Neal Boenzi/New York Times Co./Getty Images
Adrienne Rich (c) Neal Boenzi/New York Times Co./Getty Images

Une femme s’isole calmement dans la cuisine et s’installe pour que se manifeste la vision. S’asseyant, elle commence « à manipuler sur ses genoux / des bouts de laine, des chutes de calicot et de velours, / les étendant distraitement sur les planches de bois brossé / à la lumière de la lampe, avec de petits coquillages couleur arc-en-ciel / envoyés dans du coton depuis un endroit lointain, / et des écheveaux d’asclépiades de la prairie la plus proche – / de la soie domestique originale, les plus fines trouvailles – / et le pétale bleu foncé des pétunias, / et la dentelle séchée brun foncé des algues ; / sans oublier non plus, la moustache / argentée du chat, / les spirales bouclées du nid de guêpes cartonnières / à côté de la plume jaune du chardonneret. » Une telle « composition n’a rien à voir avec l’éternité, / la quête de la grandeur, du brio – » écrit Adrienne Rich, « mais seulement avec la méditation d’un esprit / unifié avec son corps. » 

La poétesse polysyndète : elle pense avec ET ET ET.


Lisant l’« Étude transcendantale » d’Adrienne Rich, dont sont extraits ces vers, je pense aux collectes des bois un peu sorcières que « la couturière » de La Peau du Lynx, un album de Mathilde Poncet paru en 2022, s’applique à assembler. Je pense à son travail « long et difficile » pour préparer l’étoffe protectrice, sa composition bienfaitrice. Calmement, elle recueille, préserve et persévère. Je pense également à la théorie de la fiction-panier développée en 1986 par l’autrice-consœur Ursula K. Le Guin, qui contient « l’autre histoire, celle qui n’a pas été racontée, l’histoire de vie ». Une histoire des jours sans fin qui conjugue et médite.

Je commence là par la matière ; la matière ou la matérialité des mots d’Adrienne Rich. « Begin with the material », dit-elle en juin 1984 dans « Notes Towards a Politics of Location ». Dire le corps solitaire, le petit langage des bouts de laine et de la poussière « réduit la tentation d’affirmations grandioses ». Adrienne Rich s’attache à composer, par la liste commencée, le quotidien de la domesticité assignée pour révéler et augmenter « l’énormité des choses les plus simples » et porter attention aux « formes inachevées, au vies multiples ». Aux vies qui, par l’attention portée, se démultiplient : « un univers de choses humbles ». Elle exalte pour accentuer l’humilité du vécu de celles qu’on absente de la poésie – celle qui, aveugle, gratte la chaussée, celle qui est morte dans sa quarantaine, celle avec son enfant dans un champ, les grands-mères dont la rage est stoïque, celles aussi qui « font mijoter les carcasses / de dindes nettoyées jusqu’à l’os ».

Et Rich de lister encore, tendue entre ce-qui-a-été et ce-qui-vient – sa poésie à la fois prospective et rétrospective – afin d’« effacer l’effacement », comme le dit Olivia Tapiero dans Un carré de poussière, qui est sorti aux éditions du Commun ce printemps. Elle liste « ces choses par ces femmes sauvées », ce qu’elles sont seules à voir, « à avoir été entraînée[s] à voir ». Et elle en a assez : « assez des femmes qui se plient en deux / pour ramener la veine essentielle à la lumière / assez du gaspillage de ce que nous portons / si coûteusement, si joyeusement, aux regards. » Adrienne Rich contemple avec une active douceur et elle rage.

Écrivant dans le battement du temps, la poétesse métabolise l’existence afin d’« encourager l’intimité de l’observation ». J’emprunte ces derniers mots à sa contemporaine amie Audre Lorde, qui dans « La poésie fait advenir quelque chose », assure que celle-ci « n’est pas que rêve et vision, elle est le canevas de nos existences ». « L’histoire de nos vies devient nos vies, » soutient Adrienne Rich, soulignant le pouvoir effectif du langage – car dire c’est donner du sens et faire advenir, par l’écrit articuler la langue pour « écouter le futur qui vient ». 


En 1978, lorsque paraît Le Rêve d’un langage commun, Adrienne Rich a 49 ans et c’est une super star des lettres nord-américaines grâce à son réseau d’élite puissant, c’est une féministe lesbienne blanche et bourgeoise d’influence. Je cite sa biographe Hilary Holladay dans The Power of Adrienne Rich, paru en 2020 : « Le mouvement féministe ayant fait grossir les rangs de ses lecteurs, Rich est passée de la solide notoriété littéraire qu'elle avait connue dans les années 1960 à une nouvelle forme de célébrité et d'influence. En 1973, cela faisait plus de 20 ans qu'elle faisait des lectures de poésie. » Lors de ces lectures, elle mobilisait des foules de plusieurs centaines de personnes : elle était « la plus grande poétesse féministe du pays » assure Holladay. Au printemps 1974, lorsqu’elle participe au National Women’s Poetry Festival d’Amherst, près d’un millier de fans viennent l’applaudir. Il faut avoir conscience de cela, de la stature d’Adrienne Rich, de son autorité, de son importance. Tant dans le champ de la poésie dès les années 1950 que dans celui du féminisme et du lesbianisme radical à partir des années 1970. Le Rêve d’un langage commun couronne en effet « une remarquable décennie de succès poétiques ».

J’ai besoin de poser quelques jalons historiques pour cerner la carrière stellaire d’Adrienne Rich, qui demeure méconnue, voir ignorée, en France au-delà des milieux féministes, j’y reviendrai. Quelques jalons pour situer ce premier recueil entièrement et exclusivement consacré à la vie et à l’expérience des femmes. Voici une chronologie non exhaustive :

1951, Adrienne Rich est une étudiante de 22 ans qui publie A Change of World, recueil qui reçoit les éloges du célèbre poète W. H. Auden ainsi que le prestigieux Yale Series of Younger Poets Award. Son illustre carrière est lancée.

1963, paraît Snapshots of a Daughter-in-Law, écrit entre 1954 et 1962, alors qu’elle élevait ses trois fils, recueil qui marque une première rupture dans sa carrière : elle date ses poèmes, elle montre la marque que laisse la parentalité sur son écriture, les interruptions et l’inachèvement, elle s’intéresse aux vies des femmes. 

1971, son féminisme s’affirme avec The Will to Change: Poems 1968-1970, un recueil que je connais moins et qui s’intéresse au travail du temps et du changement, à la perte et à la survivance. 

Puis en 1973 vient Plonger dans l’épave. Poèmes 1971-1972, traduit par Chantal Ringuet au Noroît cet été, où elle affirme une poésie introspective et exploratoire, où elle travaille la figure de l’androgyne pour habiter le trouble.

1976, chez Effie’s Press, une petite maison féministe, Rich publie « Vingt-et-un poèmes d'amour », son coming-out lesbien né de sa liaison avec sa psychanalyste Lilly Engler et rédigé le temps de leur relation qui commence en 1974. Elle glissera cette séquence poétique au cœur du Rêve d’un langage commun quelques années plus tard.

La même année paraît son essai Naître d’une femme. La Maternité en tant qu’expérience et institution, traduit en 1980 par Jeanne Faure-Cousin. Rich y examine les systèmes patriarcaux et les institutions politiques qui définissent la maternité. C’est un succès retentissant qui la hisse une fois de plus, selon Holladay, à un plus haut niveau de reconnaissance et de notoriété.

Quand Le Rêve d’un langage commun paraît en 1978, Adrienne Rich est au sommet de sa gloire.


Avec limpidité, Shira Abramovich et Lénaïg Cariou traduisent Rich au plus près de ses mots. Elles nous l’offrent tenant haut sa parole et comblant ainsi un manque littéralement incroyable. Le Rêve d’un langage commun est le second recueil d’Adrienne Rich – sur dix-neuf publiés de son vivant, hors recueils de poèmes choisis et compilations d’essais – à paraître après l’unique anthologie, Paroles d’un monde difficile : poèmes 1988-2004, traduite par Chantal Bizzini en 2019. Dans sa thèse dédiée à la réception et à la traduction de la poésie de Rich en France, Charlotte Blanchard explique que les rares poèmes traduits à partir de 1997 sont éparpillés dans des revues et des anthologies. L’œuvre est morcelée donc difficile d’accès, puis Rich est davantage connue pour les quelques essais qui sont diffusés dès la fin des années 70 et publié dans La contrainte à l'hétérosexualité et autres essais aux éditions Mamélis en 2010, (trad. Françoise Armengaud, Christine Delphy, Emmanuelle Lesseps et Lisette Girouard). 

Je résume grossièrement les raisons pour lesquelles la poétesse demeure invisibilisée en France : elle est une femme qui écrit, une lesbienne engagée en poésie, une féministe radicale qui fait entendre sa voix. « Parmi les autrices étatsuniennes traduites en France, » assure Charlotte Blanchard, « aucune n’est passée à la postérité pour son féminisme. » Pourtant, ses contemporaines, comme Alicia Ostriker, la plaçait au firmament d’une constellation transatlantique, notamment française. Je cite sa recension du Rêve d’un langage commun en 1979 : « Avec Plonger dans l’épave, les idées de Rich deviennent systématiquement féministes, et elle assume une position influente dans un mouvement intellectuel qui comprend non seulement des écrivaines anglo-américaines telles que Kate Millet, Germaine Greer, Mary Daly, Marge Piercy, et Tillie Olsen, mais aussi les féministes françaises contemporaines Hélène Cixous, Monique Wittig, Luce Iragaray, et Marguerite Duras. » Je note d’ailleurs que dès la fin des années 1970, Rich entretient une correspondance avec Monique Wittig et Christine Delphy. 

Cette arrivée tardive de Rich sur la scène poétique française souligne à nouveau le difficile accès aux textes des personnes sexisées et minorisées malgré la notoriété, et une résistance continuée vis-à-vis de la poésie féministe située et engagée – une poésie qui ne se laisse pas faire, qui refuse et renverse le statu quo phallogocentrique et tente de réaménager la langue, son ordre établi. « À l'époque, certaines d'entre nous pensaient que la complexification et l'enrichissement de la langue – en soi – nous permettraient de construire de nouvelles passerelles culturelles, » souligne l’autrice trans Sandy Stone dans une interview de 1995.


La voix des poèmes de Rich est une voix plurielle, « transindividuelle » dirait la chercheuse anarca-féministe Chiara Bottici, qui conjugue le monde au féminin. Elle parle depuis ce qui rassemble : un corps politique commun. Elle rassemble pour archiver les vies des amantes, des amies, des sœurs, des mères et des grand-mères, des animales et de quelques figures tutélaires. Elle archive pour combler le manque, parer à la béance et relationner à travers les temps. Elle écrit pour celles qui n’écrivent pas et qui vivent en silence afin d’activer la réparation. Elle répare, mue par « la passion de faire et de faire encore / là où le défaire règne ». Dans « Ressources naturelles », elle assure : « Mon cœur est ému par tout ce que je ne peux pas sauver : / tant de choses ont été détruites / Je dois unir mon sort avec celles / qui âge après âge, perversement, / sans pouvoir extraordinaire, / reconstituent le monde. » Elle fabule et active un continuum lesbien.

Adrienne Rich reconstitue le monde en un recueil polarisé qui à la fois s’ancre dans la poésie du mouvement de libération des femmes et le dépasse totalement. Je dis recueil polarisé car la poétesse fait tenir ensemble, l’un conditionnant ou soutenant ou menaçant l’autre et vice-versa, la solitude et le collectif, le lien et la rupture, la parole et le silence, la puissance et la vulnérabilité, le rêve et l’inexistence, l’auto-engendrement et la cocréation, la destruction et la reconstitution. La voix poétique apparaît dans une forme de disparition qui pluralise, véritable silhouette liminale qui s’absente au moment même où elle s’affirme avec une colère et un désir férocement anti-patriarcaux. « Adrienne seule » – car c’est comme ça qu’au détour d’une phrase elle se présente, reprenant le titre du roman de l’autrice norvégienne Cora Sandel, Alberta alone – se montre dans un reflet à peine perceptible, un visage qui flotte dans la nuit. À demi née, elle est « la jeune née », pour reprendre le mot d’Hélène Cixous, celle qui, à jamais à naître, exhorte la venue à la parole. Et elle rêve d’un langage commun.

En 1972, à l’occasion d’une recension de l’ouvrage de Midge Decter, The New Chastity and Other Arguments Against Women’s Liberation, Adrienne Rich déclare : « Je crois que le féminisme implique une identification imaginative avec toutes les femmes. » Alors elle parle d’une « voix qui n’est plus personnelle / (je voudrais dire   avec des voix) ». Elle, poétesse pythonisse qui rêve seule dans sa chambre d’écriture, affirme son « besoin de tisser des liens ». Elle songe à un universel féminin. Peut-être formule-t-elle quelques promesses.


Je m’interroge : qu’est-ce qu’un « langage commun » ? Commun à qui et pour qui ? Puis qui sont « toutes les femmes » ? Une entité à la fois pleine et vide ? 

Je trouve quelques éléments de réponse dans « A Communal Poetry », article compilé dans un recueil de 1993 où Adrienne Rich revient sur la poésie féministe des années 1970, une poésie « contestataire » qui remettait en question « les mœurs puritaines conventionnelles » mais également « la "contre-culture" branchée et la culture poétique masculine ». Elle rappelle comment ce mouvement poétique féministe proliféra à travers la création de petites revues, de magazines et de maisons d’édition féministes, mais aussi par la publication de chapbooks, d’anthologies réunissant des poétesses du présent et du passé, et la fondation de librairies féministes qui organisaient des lectures de poésie où le poétique n’était jamais décorrélé du politique. Ensuite Rich dresse une liste partielle des poétesses américaines actives dans les années 1970. Je la reproduis ici pour pluraliser et faire sonner les noms de celles que l’on ignore ou méconnait. 

Alice Walker, Alta, Audre Lorde, Cherríe Moraga, Enid Dame, Fay Chiang, Honor Moore, Irena Klepfisz, Jan Clausen, Joan Gibbs, Joan Larkin, Judy Grahn, June Jordan, Karen Brodine, Kathleen Fraser, Kitty Tsui, Linda Hogan, Marge Piercy, Marilyn Hacker, Minnie Bruce Pratt, Nellie Wong, Pat Parker, Patricia Jones, Rikki Lights, Robin Morgan, Sara Miles, Sharon Olds, Sonia Sanchez, Stephanie Byrd, Susan Griffin, Susan Sherman, Teru Kanazawa, Toi Derricotte, Wendy Rose, Willyce Kim.

Pour Adrienne Rich, les origines et la nature même de la poésie sont collectives et plurielles. Et dans son recueil de 1978, elle rêve d’une poésie qui exalte les femmes et les femmes qui ne sont pas des femmes. Et c’est là que les choses se compliquent.


Quel langage commun ? Souvent la poétesse rêve de voir à travers les pupilles de l’autre – « je vois ce qu’elle voit », la lionne – elle rêve de s’étranger à travers l’autre. Elle dit à l’amante dans le douzième poème d’amour : « Mais nous avons des voix différentes, mêmes endormies, / et nos corps, si semblables, sont pourtant différents / et le passé qui résonne dans notre sang / est chargé d’un langage différent, de sens différents – ». Le langage commun se lit alors comme celui qui en même temps reconnait et annule la ressemblance autant que les différences. Il s’entend comme une parole amoureuse qui écrit les « livres non écrits » de celles qu’on n’avait pas imaginées et qui ne sont pas « nées demain ». Il s’entend aussi comme le langage partagé d’une subjectivation politique (se dire femme, se dire féministe, se dire lesbienne), celui qui dénonce analyse décortique une situation sexisée commune, qui à la fois identifie et désidentifie. Un langage qui engage une éthique relationnelle et implique des promesses, comme le dit Éléonore Lépinard dans Feminist Trouble. Intersectional Politics in Postsecular Times : « En tant que féministes, nous faisons avant tout des promesses à d’autres féministes, les promesses du partage d’une vision, les promesses d’agir ensemble et sous un nom commun, celui du féminisme. » Il me semble que c’est cela qu’active le rêve d’Adrienne Rich dans ses poèmes : l’écoute de « notre propre cri intérieur », le rassemblement d’une parole, la narration d’une histoire sans fin qui commence – « nous ruisselons dans l’inachevé   l’incommencé / le possible ». Et la promesse du partage d’un langage, d’une cause et d’un destin communs.

Cette promesse c’est celle que faisaient aussi les RadicalLesbians en conclusion de leur manifeste de 1970, « The Woman Identified Woman » : « Au cœur de la libération des femmes et à la base de la révolution culturelle, il y a la primauté des relations entre les femmes, la création par les femmes d'une nouvelle conscience de leurs semblables et de leurs relations entre elles. Ensemble, nous devons trouver, renforcer et valider notre moi authentique. » À rebours des assignation hétéro-patriarcales qui les oppriment, elles revendiquent une identification-femme entre femmes – j’oserais dire autant féminine, que lesbienne et féministe. Mais qui sont donc ces femmes dont Adrienne Rich réitère le nom ? 


La réponse trouvée dans ses textes ne me satisfait qu’à moitié car mon regard est entaché d’un savoir qui me gêne. En effet, à l’occasion d’une discussion téléphonique, ma consœur Émilie Notéris m’indique qu’Adrienne Rich est depuis sa mort en 2012 accusée de transphobie – un terme qui voit le jour au début des années 1990 et qui n’existait pas dans les années 1970 – car elle est citée à deux reprises dans le premier brûlot agressivement anti-trans de Janice Raymond, The Transsexual Empire: the Making of the She-Male, paru en 1979, soit un an après la publication du Rêve d’un langage commun.

Comme le rappelle la chercheuse transféministe Sophie Lewis, The Transsexual Empire joua un rôle concret et important dans « l’exclusion des soins médicaux dédiés aux personnes trans des politiques d'assurance publique américaines. » Les chercheureuses trans Susan Stryker et Stephen Whittle soulignent à leur tour dans The Transgender Studies Reader (2006) que l’essai de Raymond « n'a pas inventé les préjugés anti-trans, mais il les a justifiés et perpétués comme aucun autre livre jamais écrit ». Iels notent également, qu’il a « incité de nombreusex personnes trans à commencer de théoriser leur propre vie ».

Dans The Transsexual Empire, Raymond cite et remercie Rich pour les discussions qui ont nourrit ses réflexions transphobes, adressées parfois ad hominem contre les lesbiennes trans qui militaient et travaillaient au sein du mouvement lesbien radical. Elle cite notamment les propos de Rich dans le chapitre intitulé « Sappho by Surgery: The Transsexually Constructed Lesbian-Feminist » qui, faisant l’apologie d’un différencialisme essentialiste, fonde l’identité de genre sur le sexe biologique et proclame que les femmes trans sont des hommes qui divisent et violent les espaces « féminins » – métaphore qui vaut pour argument et que Raymond fonde sur sa lecture d’une nouvelle de l’écrivain T. C. Boyle, publiée en 1977, « The Women’s Restaurant » – sur une œuvre de fiction ! 

Dans ses remerciements, Raymond présente Rich, avec qui elle nourrit une forte amitié depuis 1976, comme suit : « Adrienne Rich a été une amie et une critique très précieuse. Elle a lu le manuscrit à toutes les étapes et m'a procuré des ressources, des retours fertiles et un encouragement constant. Son travail et sa reconnaissance de mon travail ont eu une grande importance pour moi dans le processus de rédaction de cet ouvrage. » Je lis plusieurs articles trouvés sur internet sur le sujet, des articles qui citent ces mêmes remerciements sans aller véritablement plus loin. Je lis et je sais qu’Adrienne Rich a relu et accompagné le texte de Raymond, qu’en donnant son imprimatur, elle en a cautionné les thèses.

Puis-je réduire l’œuvre d’Adrienne Rich, sa si puissante poésie à ce qu’écrit Raymond à son propos ? Est-elle responsable de ses dires ? Est-elle responsable de The Transsexual Empire ? Ingrid Milhaud, iconographe féministe, me fait remarquer que « de toute évidence tu aimes Rich, et tu es malgré cela gênée par des biais qui peuvent nourrir ou servir les discours transphobes ». Je suis gênée, oui, par cette « tâche », dirait la journaliste états-unienne Claire Dederer, qui marque ma lecture de l’œuvre – une tâche qui fait disruption.

Au vrai, je ne sais trop quoi faire de cette information, Rich relationnant avec des TERFs [féministes radicales excluant les personnes trans], Rich citée par des TERFs pour ses propos transphobes – des conversations privées –, car je n’ai jamais rien lu, jusqu’ici, qui soit signé de sa main ouvertement dirigé contre les personnes trans. Et je n’ai trouvé aucune critique solide qui démontre qu’elle s’est activement engagée contre les personnes trans, comme elle s’est férocement engagée par ailleurs pour d’autres causes, et donc publiquement compromise. Aujourd’hui, je ne vois rien dans sa poésie qui indique explicitement des biais transphobes. Et pourtant, je ne peux pas faire comme si je ne savais pas, je ne peux pas écrire sur Adrienne Rich et ignorer ce point qui loin d’être aveugle en devient finalement éclairant.


J’ai besoin de compliquer Adrienne Rich. Alors je vais biaiser. Car en 1978 elle n’était pas la seule à rechercher un langage commun. 


Audre Lorde aussi, dans « Je suis votre sœur », disait vouloir user « d’un langage commun » pour « se rencontrer dans la différence ». « Comment nous organiser autour de nos différences, sans les nier et sans les amplifier de manière disproportionnée ? » demande-t-elle.

Dans « Another Dream of Common Language », une interview de 2016 menée par Susan Stryker, Sandy Stone revient brièvement sur les attaques ouvertes qu’elle a subie de la part de Janice Raymond en 1976 au moment où elle travaillait au sein du label lesbien radical Olivia Records. Elle s’attarde peu sur la violence des accusations transphobes et met plutôt en évidence « l’esprit de sororité » qui régnait dans le collectif. « Il y a eu un formidable soutien de la part d'un grand nombre de personnes, » assurait-elle déjà en 1995, confirmant par là ce que l’historienne trans Cristan Williams relate dans « Radical Inclusion. Recounting the Trans Inclusive History of Radical Feminism » : « l'inclusion et le soutien des personnes transgenres par les féministes radicales ont été occultés des discours transgenres et féministes. » 

Sandy Stone rappelle aussi que, dans le sillage des réflexions développées par Adrienne Rich et Monique Wittig, elle avait envisagé entreprendre un doctorat sur les liens entre mémoire et langage patriarcal, sur les manières de réinventer « l’essentialisme du langage féminin ». Elle souligne : « Il se passait beaucoup de choses de ce genre, c'était dans l'air du temps. Une partie du processus consistait à parler ce langage à d'autres femmes pour voir ce que cela donnait. Je n'étais pas la seule à travailler sur ce sujet. Nous étions nombreuses. » 

En 1987, Sandy Stone publie « The Empire Strikes Back : A Posttranssexual Manifesto », sa réponse à l’ouvrage de Janice Raymond, où elle analyse les discours imposés, la binarité prescrite aux devenirs trans dans les récits biographiques et autobiographiques de transition. Elle décortique les modes discursifs de la médecine psychiatrique qui imposent une performance de genre stéréotypée, un passing qui implique une invisibilisation et un effacement de soi pour se conformer aux attentes hétérosexistes et binaires du monde social. Et elle affirme : « Déconstruire la nécessité du passing implique que les transsexuel·le·s assument pleinement toute leur histoire, afin de réarticuler leurs vies non pas comme des séries d’effacements au service d’une espèce de féminisme conçu au sein-même d’un cadre traditionnel, mais comme une action politique basée sur la réappropriation de la différence et du pouvoir du corps refiguré et réinscrit. »

En 2016, Sandy Stone avoue être « toujours à la recherche de ce langage commun. Je pense que la performativité, ou la performance, si vous préférez, est très proche de ce type de langage commun, car lorsqu'on performe, on utilise beaucoup plus de langage que si l'on se contentait d'écrire des mots sur un papier, ou même de parler. Les gens réagissent aux expressions du visage, par exemple. »


Avec son autre rêve d’un langage commun, Sandy Stone pense avec et depuis la poétique d’Adrienne Rich, qu’elle cite : elle pense avec elle et contre elle : elle la révise. Elle opère ce que Rich revendiquait dans son essai de 1972, « When We Dead Awaken: Writing as Re-Vision », et ce qu’elle a mis en œuvre dans sa poésie tout au long de sa vie, cultivant son « sens changeant du changement ». Je cite : « La re-vision – l'acte de regarder en arrière, de voir avec un regard nouveau, d'aborder un texte ancien d'un point de vue critique renouvelé – est pour nous davantage qu'un chapitre de l'histoire culturelle : c'est un acte de survie. »

Le Rêve d’un langage commun revendique « quelque chose de nouveau », l’expression d’une « nouvelle poésie » qui a une conscience située et aiguë des menaces de rupture – partout, les choses s’effondrent, se renversent, se déchirent, les glaciers et la banquise craquent. La poétesse, dont « l’enfance de fille » fut « figée dans des formes », assure : « Je sais et je ne sais pas / ce que je cherche ». Il y a la hantise du passé et l’écoute d’« une voix de femme qui chante d’anciennes chansons avec des mots nouveaux ». 

Sandy Stone, comme Audre Lorde d’ailleurs, avec qui Adrienne Rich entretint une conversation longue et soutenue, apportent elles-aussi leur voix de femmes, de lesbiennes noire ou trans, qui regorgent de mots renouvelés. Il faut les lire ensemble non pas pour « transmettre une tradition » mais pour « briser l’emprise que celle-ci exerce sur nous ». 


Un mot encore, car ma consœur Azélie Fayolle m’y engage, et m’interroge sur la manière dont la poésie d’Adrienne Rich construit une communauté textuelle, politique et relationnelle à travers la citation. Et je prolonge : comment construit-elle cette communauté à travers le montage, l’ambivalence et le changement ; comment montre-t-elle, à travers sa poésie, que nous, pour reprendre Chiara Bottici, « ne sommes pas des entités données, mais des processus, des réseaux de relations affectives et imaginaires, qui ne sont jamais donnés une fois pour toutes » ?

La poétesse états-unienne Marilyn Hacker note dans un article de 2006 qu’Adrienne Rich établit son autobiographie intellectuelle en poésie afin de montrer comment « l’évolution intellectuelle/politique/esthétique d’une femme pouvait fournir le récit emblématique d’une génération ». Et cette autobiographie transindividuelle, tramée de dialogues fabulés, d’intertextualité, d’invocations, d’adresses et de prosopopées, nous offre, à travers son tissage de voix plurielles, un travail à continuer. 

Dans Plonger dans l’épave, la poétesse s’annonce androgyne – « je suis elle : je suis lui » – un mot que quelques années plus tard elle « ne peut plus choisir ». Cherchant sans cesse à s’inscrire tout contre la poésie des Pères qui l’a formée et à ouvrir au renouveau féminin/féministe dans le but de « dénaturaliser l’hétérosexualité et de jeter un regard cru sur les violences qu’elle inflige et ses effets quotidiens » (je cite les chercheuses nord-américaines C. L. Cole et Shannon L. C. Cate dans « Compulsury Gender and Transgender Existence: Adrienne Rich’s Queer Possibility »), Adrienne Rich délinée et indique une voie plurivoque dont il est nécessaire de prolonger le geste. C’est-à-dire penser et écrire à partir de ses ambivalences et ses opacités, autant que de sa générosité réflexive et des largesses de son verbe engagé. 

Et je finis avec l’éclat de sa poésie :


Nostalgique de moi-même, d’elle – comme, après que la vague de chaleur

se brise, les tons clairs du monde

se manifestent : nuage, branche, mur, insecte, l’âme véritable de la lumière :

nostalgique comme la voûte cannelée du désir

s’articule : Je suis l’amante et l’aimée,

la maison et la nomade, celle qui coupe

du bois pour le feu et celle qui frappe, étrangère

dans la tempête, deux femmes, les yeux dans les yeux

mesurant l’esprit l’une de l’autre, de l’une et l’autre

le désir illimité,

                          une toute nouvelle poésie commence ici.




Tous mes remerciements à celles qui ont activement contribué à la réflexion et la rédaction de ce texte : Manon Berthier, Azélie Fayolle, Florence Benoit et Ingrid Milhaud, Anna Levy, Marine Rouch. Continuons à polysendéter. 






Bibliographie


Charlotte Blanchard, « Réception et traduction de la poésie d’Adrienne Rich en France », thèse de doctorat, Université Michel de Montaigne – Boredeaux III, 2019. 


Chiara Bottici, « Bodies in Plural : Towards an anarcha-feminist manifesto », Thesis Eleven, vol. 142, n° 1, 2017, pp. 91-111. 


T. C. Boyle, « The Women’s Restaurant », The Descent of Man, 1990, pp. 83-98.


Davina Anne Gabriel, « Interview with a Transsexual Vampire : Sandy Stone’s Dark Gift », Transsisters : the Journal of Transsexual Feminism, n° 8, 1993, pp. 15-27.


Marilyn Hacker, « The Mimesis of Thought », The Virginia Quarterly Review, vol. 82, n° 2, 2006, pp. 230-235.


C. L. Cole et Shannon L. C. Cate, « Compulsury Gender and Transgender Existence: Adrienne Rich’s Queer Possibility », Women’s Studies Quarterly, vo. 36, n° 3/4, 2008, pp. 279-287.


Hilary Holladay, The Power of Adrienne Rich. A Biography, Nan A. Talese, 2020. 


Ursula K. Leguin, « Théorie de la fiction panier », trad. Aurélien G. Cohen, Terrestres, 2018 (https://www.terrestres.org/2018/10/14/la-theorie-de-la-fiction-panier/)


Éléonore Lépinard, Feminist Trouble. Intersectional Politics in Postsecular Times, OUP, 2020.

Sophie Lewis, « TERF Island », Lux Magazine, n° 11/12, 2025. 


Audre Lorde, Besoin urgent : choral pour voix de femmes noires, trad. Collectif Cételle, les Prouesses, 2025.

---, I Am Your Sister, trad. Gerty Dambury, Editions Mamamélis, 2024.


Alicia Ostriker, « Her Cargo : Adrienne Rich and The Common Language », The American Poetry Review, vol. 8, n° 4, 1979, pp. 6-10.


Mathilde Poncet, La Peau du Lynx, Éditions Le Fourmis Rouges, 2023. 


RadicalLesbians, « The Woman Identified Woman », 1970.


Janice Raymond, The Transsexual Empire: the Making of the She-Male, Beacon Press, 1979.


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---, La contrainte à l'hétérosexualité et autres essais, trad. Françoise Armengaud, Christine Delphy, Emmanuelle Lesseps et Lisette Girouard, Éditions Mamamélis, 2010.

---, Le Rêve d’un langage commun, trad. Shira Abramovich et Lénaïg Cariou, L’Arche, 2025.

---, Le Sens de notre amour pour les femmes, trad. Marie Chuvin, les Prouesses, 2025.

---, Naître d’une femme. La Maternité en tant qu’expérience et institution, trad. Jeanne Faure-Cousin, Denoël, 1980.

---, Paroles d’un monde difficile : poèmes 1988-2004, trad. Chantal Bizzini, la rumeur libre éditions, 2019.

---, Plonger dans l’épave, trad. Chantal Ringuet, Noroît, 2024.


Sandy Stone, « The Empire Strikes Back : A Posttranssexual Manifesto », 1987. (https://sandystone.com/empire-strikes-back.pdf)


Susan Stryker, « Another Dream of Common Language. An Interview with Sandy Stone », Transgender Studies Quarterly, vol. 3, n° 1-2, 2016, pp. 294-305.


Susan Stryker et Stephen Whittle (ed.), The Transgender Studies Reader, Routledge, 2006.


Olivia Tapiero, Un carré de poussière, Éditions du Commun, 2025.


Cristan Williams, « Radical Inclusion. Recounting the Trans Inclusive History of Radical Feminism », Transgender Studies Quarterly, vol. 3, n° 1-2, 2016, pp. 254-258.


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