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Un printemps au procès du réel ?

Photo du rédacteur: Simona Crippa & Johan FaerberSimona Crippa & Johan Faerber



Comment se saisir de ce nouveau temps de parutions qui, en ce début de mois de mars, s’ouvre avec force ? Pourrait-on ainsi, afin de s’y repérer, tracer à bon droit de nouvelles lignes critiques et esquisser de nouvelles pistes de lecture pour ce qu’il conviendrait, à l’enseigne de la rentrée d’hiver, désigner peut-être provisoirement comme une rentrée de printemps ?


Rien n’est moins sûr.  


De fait, conviendrait-il sans doute de distinguer deux éléments au sein d’une production livresque toujours plus abondante qui finit mois après mois par convaincre de l’existence d’un flux continu à la manière de ce qu’il faudrait nommer une rentrée illimitée.

Un premier élément de réflexion : peut-être, avant de pouvoir concrètement parler de rentrée de printemps, s’agirait-il davantage d’évoquer plus prudemment un second temps de cette vaste rentrée d’hiver qui, en dépit de sa récente labellisation saisonnière, possède l’intrinsèque particularité de courir jusqu’à la fin du mois de juin, à l’entame des beaux jours d’été... Un second élément de réflexion : la mutation profonde en quelques courtes années de la rentrée de janvier en une véritable seconde rentrée littéraire comme chacun en a fait le constat cette année notamment ne dispense cependant pas de proposer ici un point critique.  

Un point critique au coeur  d’un second volet, explicitement printanier dans sa chronologie, dont les orientations critiques reposent sur une double tension : une tension du contemporain qui affirme et reconduit les orientations d’une poétique dont Collateral entend être le quotidien observatoire. Une hypertension de l’actualité qui, à la poétique contemporaine, greffe sinon exige une urgence sociale et politique. Ainsi, en ce début 2025, à l’heure où, depuis l’investiture de Trump ouvertement poutiniste désormais, les Etats-Unis sombrent irréversiblement vers un néofascisme sans fard (quand ce ne sont pas des saluts néonazis, voyez où nous en sommes...) et que l’Europe et la France lui emboîtent manifestement le pas, peut-être est-il temps ici, avec les livres qui paraissent, de se poser la question de ce qu’est la réalité de ce que nous vivons.  




Indéniablement, de récits en essais, ce second acte de la rentrée d’hiver paraît se structurer autour de la nature de la “réalité”. Une “réalité” qui ne peut se dispenser de guillemets tant, de Neige Sinno à Sandra Moussempès, celle-ci apparaît comme résolument problématique ou le coeur narratif même d’un récit qui entend inaugurer et questionner sa problématisation. Car, à rebours de tout néoréalisme ou de toute velléité néonaturaliste, les textes que Collateral va chercher à sonder ne posent pas la “réalité” comme un donné ou encore comme un postulat narratif ou poétique même qui préexisterait fermement à toute écriture. C’est bien même et sans doute le contraire qui va se jouer. De manière obstinée et inquiète, la “réalité” qui va être explorée ici n’est pas certaine que le référent dont elle parle peut être saisi, découvre parfois à son corps défendant que le référent existe mais comme s’il était parfois trop tard, comme si on pouvait uniquement l’apercevoir - ou encore comme s’il n’était pas impossible que l’écriture puisse permettre non de saisir la “réalité” mais de l’approcher : juste un peu.

Trois forts textes de ce printemps fournissent, à ce titre, une trame critique pour mieux se saisir de ce questionnement. 

A commencer par Neige Sinno. Moins de deux ans après Triste Tigre, cette “réalité” fournit le coeur même de son nouveau puissant récit au titre qui vaut pour un programme comme pour un horizon : La Realidad. Entre récit de voyage et récit de formation, Neige Sinno dévoile ici comment s’est forgée sa conscience politique, à des milliers de kilomètres de son pays d’origine, en plein coeur du Mexique, à la recherche du sous-commandant Marcos, et du village au nom si évocateur où il résidait alors : La Realidad. Mais seule ou accompagnée, jamais Neige Sinno n’atteindra cette Realidad car, tentant de s’y rendre, elle sera bien plutôt initiée aux idées zapatistes, notamment féministes, dénonçant les violences physiques et sexuelles contre les femmes. Le réel est un cheminement car, comme elle l’écrit, “No hay como la realidad. Il n’y a rien de tel que la réalité. Rien ne surpasse le réel. Rien de tel qu’un bain de réel.” C’est ce sur quoi l’autrice reviendra ces prochains jours dans Collateral à l’occasion d’un entretien.  

Rien ne surpasse le réel - ou rien ne pèse comme le réel. Telle serait la devise également de Samy Langeraert dans l’un des plus beaux textes de ce printemps, Le Chant du merle humain chez Verdier. Un narrateur vit une vie en apparence tranquille, ponctuée de lecture, d’écriture mais son rapport à la réalité apparaît comme l’objet d’une contemplation qui veut étreindre le réel pour ne pas l’éteindre. Qui s’installe quotidiennement à son bureau de manière modeste, résolument antihéroïque pour devenir une espèce de merle humain dont l’intime but est de trouver le réel hors réel, loin de ce “réel trop pesant pour nos petites épaules”.  

Un réel trop pesant – ou trop violent selon Sandra Moussempès qui, avec Sauvons l’ennemie, signe sans doute son plus éblouissant texte. Sondant et scrutant toujours les figures féminines, les héroïnes les plus fragiles, la plus anglo-saxonne des poétesses françaises revient pour littéralement sauver l’ennemie, à savoir sauver ce que l’on peut d’un réel blessant et mortifère pour continuer à vivre. Ou plutôt survivre. Un réel saturé qu’un vers synthétise : “Une emprise fait de toi l’équerre parfaite”. Et que l’écriture aura à charge de démêler : “Ma réalité ne vous habite pas / livrée à elle-même dans son gilet pare-balles.”, le poème cherchant à cerner ce qui blesse : “la bouée entre réel et voix off devient l’armure de la parfaite survivante / au coeur plombé”.  

A ces trois textes du réel évanescent répondent, dans ce second acte de la rentrée, trois autres textes sur lesquels Collateral reviendra comme des contrepoints pour étayer la difficulté de la “réalité” : le splendide Atelier des poussières de Marianne Alphant où la réalité cherche dans les idées le reste d’un atome à savoir la poussière elle-même, atome moins l’atome ; à Samy Langeraert répond comme un double inversé un étonnant premier roman, d’une puissance écopoétique rare, Bûcheron de Mathias Bonneau ; et à Sandra Moussempès répond un premier roman, comme des fils qu’on tisse pour un autre réel, l’étonnant Drama doll de Rose Vidal, premier titre de la nouvelle collection “Aventures” lancée par Yannick Haenel chez Gallimard dans le sillage de sa revue. Un “roman sans histoire” qui renseigne encore un peu sur la nature de cette “réalité”, à savoir une réalité conçue comme processus.  




Ou plutôt : une réalité conçue comme un procès. Car il y a une réalité qui peine à se dire, à être vue et à être conçue. Ou plutôt : faire le procès d’une réalité qu’on a cherché à taire. Se servir du procès, parvenir à celui-ici pour entrer enfin dans une zone de connaissance du réel et de reconnaissance morale. Que se passe-t-il quand le réel a cherché à détruire - est la destruction même ? C’est ce que donnent à voir précisément deux essais qui portent sur le même sujet, à savoir le procès de Mazan au coeur duquel Gisèle Pelicot, victime de viol sous sédation à répétition. C’est, tout d’abord, l’essai de Manon Garcia, Vivre avec les hommes qui s’interroge sur la réalité des rapports hommes/femmes : “Comme beaucoup de femmes, une question ne cesse de me tarauder, de me hanter, qui revient, lancinante, quand je m’y attends le moins : peut-on vivre avec les hommes ? A quel prix ?” Qu’en est-il de cette réalité ?  

Et qu’en est-il de la réalité à nommer le viol ? C’est l’objet de la réflexion sociolinguistique de Mathilde Levesque dans Procès Mazan : Une résistance à dire le viol où elle interroge la manière dont le langage euphémise, détourne et désensibilise la perception du réel. C’est même bien plus qu’un écran, c’est une mise en guillemets des choses : Mathilde Levesque entend ainsi montrer que le réel est aux prises avec un procès du langage. Où, écrit-elle, “on voit bien à quel point une inexactitude lexicale modifie structurellement le réel et – parce que c’est bien la question dans ce procès - l’intention des uns et des autres.” 



Ainsi donc, la réalité s’offre comme le produit d’une herméneutique - une production au sens presque étymologique : dévoilement, fabrication. Une réalité qui n’émerge que timidement au prix d’un déploiement actantiel dont le procès est la clef comme ces parutions de printemps enjoignent à le penser. 



*** 


Encore un mot peut-être avant de clore provisoirement cette quête de realidad avec un récit de ce printemps qui, oeuvrant depuis ce souci de réel et de procès du réel, reprend ces questionnements mais depuis un point de vue animé par d’autres enjeux politiques et sociaux. Car, comme toujours, depuis bientôt quelques courtes années, certains livres procèdent des mêmes questions pour proposer des réponses qui font largement question. Si janvier a été marqué par le déroutant backlash antiféministe de Constantin Alexandrakis dans L’Hospitalité au démon, que dire, en ce printemps, du très étonnant Toronto d’Elisabeth Benoît ?  



Que penser, en effet, d’un vaste récit de plus de 500 pages qui entend revenir sur le procès si médiatique et hollywoodien entre, d’une part, Amber Heard et, d’autre part, Johnny Depp ? Que peut-on dire d’un récit qui, reconstituant les prises de parole et dépositions de l’actrice et l’acteur, choisit de manière troublante de ne faire s’exprimer directement que moins de 5 fois sur ces 500 pages l’actrice accusant l’acteur de violences physiques et sexuelles ? Comment comprendre, dans un récit médiatique qui a toujours donné le beau rôle à Johnny Depp, de lui donner des tirades d’ampleur où domine un pathétique qui apitoie le public sur son sort ? Comment interpréter ce double mouvement de prises de parole où les employés de Depp défendent systématiquement leur patron et déconsidèrent systématiquement Amber Heard en lui assignant le mauvais rôle ?  

Qu’en est-il de la realidad ici même puisque manque ici le procès du procès ? On se souvient, effectivement, toutes et tous que ce procès engage, au moins comme le procès de Mazan une véritable rupture épistémique dans le traitement médiatique des violences sexistes. On sait, depuis le documentaire sur la fabrique du mensonge, combien ce procès a été l’occasion d’un déploiement depuis le camp de Johnny Depp et de ses avocats, d’un dénigrement masculiniste organisé en meutes numériques pour décrédibiliser Amber Heard, ce qui finit par aboutir à un jugement désastreux pour une femme traînée dans la boue.

Pourquoi, à aucun moment, Toronto ne fait état de la charge masculiniste contre Amber Heard ? Pourquoi venir redoubler le parti de Johnny Depp qui n’avait pas besoin de ce livre pour se défendre et reconduire un procès de la réalité défendue par Heard ? N’y a-t-il pas dans Toronto d’Elisabeth une déréalisation masculiniste de la parole qui annule encore et toujours la réalité féministe dans un mouvement de backlash qui participe décidément au vertige MeToo de la trop tristement célèbre polémiste ?

On dirait ainsi bien que, pour Elisabeth Benoit, sans faire son procès, le réel peut encore attendre.  

Sans doute longtemps. Très longtemps.  






Neige Sinno, La Realidad, POL, mars 2025, 272 pages, 20 euros 

Samy Langeraert, Le Chant du merle humain, Verdier, mars 2025, 96 pages, 15 euros 

Sandra Moussempès, Sauvons l’ennemie, Flammarion, mars 2025, 160 pages, 19 euros 

Marianne Alphant, L’Atelier des poussières, POL, mars 2025, 272 pages, 18 euros 

Mathias Bonneau, Bûcheron, Le Seuil, mars 2025, 272 pages, 21 euros 

Rose Vidal, Drama Doll, Gallimard, mars 2025, 208 pages, 20 euros 

Manon Garcia, Vivre avec les hommes : réflexions sur le procès Pelicot, Flammarion, “Climats”, mars 2025, 232 pages, 21 euros 

Mathilde Levesque, Procès Mazan : une résistance à dire le viol, Payot, mars 2025, 176 pages, 8 euros 

Elisabeth Benoit, Toronto, POL, mars 2025, 512 pages, 25 euros 

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