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  • Photo du rédacteurJan Baetens

Un cinéma « augmenté », mais à rebours


Fremont de Babak Jalali (c) JHR Films


Historien du style en littérature – et grand novateur de ces études en langue française –, Gilles Philippe évoque dans son dernier livre, Une certaine gêne à l’égard du style (Les Impressions Nouvelles, 2024), la disparition d’une certaine forme d’écrire, celle du « modernisme classique » de la NRF de l’entre-deux-guerres. Deux idées principales étayent cette conception, aujourd’hui fortement dévaluée. D’abord la croyance en l’autonomie du langage littéraire, différent du langage non littéraire, parlé ou technique par exemple. Puis le désir, non de renouveler ou de réinventer ce langage, mais de le pousser à sa perfection, d’où entre autres le respect de la grammaire et la méfiance des adjectifs et des images.

 

Aujourd’hui, ce conflit entre langue « littéraire » et langue « ordinaire » a vécu, ce que Gilles Philippe démontre amplement, texte en main. En même temps, et là aussi les analyses de l’auteur l’indiquent avec précision, l’unité stylistique, non seulement d’une œuvre entière, qui fluctue et se transforme presque inévitablement dans le temps, mais aussi de n’importe quel texte singulier, publié à tel ou tel moment de l’histoire, est un mythe imposé par l’institution littéraire, de la critique à l’enseignement en passant par les auteurs eux-mêmes. La réalité concrète devrait nous déniaiser. Des livres comme Voyage au bout de la nuit ou L’Étranger, deux repères fondamentaux de la transition générale du style « littéraire » au style « ordinaire », mélangent les deux registres de manière certes surprenante mais, selon Gilles Philippe, on ne peut plus caractéristique. Et ce qui vaut pour les textes et les œuvres s’applique également aux périodes historiques, où se rencontrent et se heurtent toujours des modèles hétérogènes. Le classicisme moderne de type NRF a beau ne plus exister, il n’a pas disparu, ne fût-ce que parce que nous continuons à le lire. Du point de vue de la lecture, les textes du passé, en tous cas ceux qui se lisent ou se relisent encore, ne font pas moins partie de la littérature contemporaine, ni plus ni moins que les créations les plus modernes, voire les plus radicalement novatrices.

 

Les thèses de Gilles Philippe s’avèrent pertinentes en d’autres domaines que la littérature aussi, comme par exemple la chanson, où le texte s’efforce en général de parler « comme tout le monde » mais dont le goût du langage ordinaire ne se reflète nullement dans les extensions visuelles des clips, qui misent souvent non sur l’ordinaire mais l’extraordinaire. La contradiction est alors nette, l’écart devient la norme : à mot ordinaire, image extraordinaire.

 

Un film récent, Fremont (dir. Babak Jalali, 2023, sélection officielle de Sundance), illustre lui aussi, dans un tout autre champ encore, le même genre de tension. Film tout de retenue – et qu’on imagine inspiré de Jarmusch, Kiarostami ou Kaurismäki –, Fremont semble faire l’économie de tout ce qui représente aujourd’hui les deux ensembles hégémoniques du cinéma, du moins dans sa version courante et grand public : soit l’aspiration à l’ordinaire, soit la poursuite de l’extraordinaire. Refusant aussi bien le versant documentaire (l’ordinaire, si on veut) que le versant grand spectacle à effets spéciaux et vedettes internationales (l’extraordinaire), Fremont pourrait être considéré comme un exemple de la maintenance – pour reprendre le terme cher à Jean Paulhan – de l’esprit NRF au cinéma (à ne pas confondre avec le projet du « Film Parlant Français », fondé en 1929 par  de certains auteurs de la NRF, dont Gide, un peu sur le modèle de la création d’un Théâtre NRF en 1913 au Vieux-Colombier).

 

Un film « pur », donc, et « simple », qui cherche moins à innover qu’à traduire aussi bien que possible le modèle conventionnel choisi et qui par là-même se distingue de la majorité des productions contemporaines. Son thème est politique, mais le film n’est pas seulement politique. La narration suit Donya, une jeune Afghane qui après avoir travaillé à Kaboul comme traductrice pour l’armée américaine , tente de refaire sa vie en Californie, où elle a pu s’enfuir juste avant le retour des talibans. Habitant la banlieue de Fremont, dans un immeuble de réfugiés afghans dont elle préfère s’éloigner de plusieurs façons, elle travaille à San Francisco, dans un atelier de fabrication de biscuits chinois où elle est chargée de la rédaction des maximes et prédictions tristement banales et doucement optimistes. Comme elle souffre d’insomnies, elle va voir un psychiatre, avant de répondre à un rendez-vous amoureux avec un inconnu, qui ne se passera pas tout à fait comme prévu.

 

La forme de l’œuvre, tant visuelle que narrative, est d’une simplicité trompeuse, non la fausse simplicité faisant écran à quelque complexité cachée ou refoulée mais la simplicité parfaitement assumée qui, cherchant l’épure, finit par suggérer quelque chose de très profond, comme sans y toucher, un peu à l’instar des aphorismes un peu bêtes mais pas totalement idiots cachés à l’intérieur des biscuits.

 

Sobriété visuelle d’abord, qui n’a pas peur de multiplier les gros plans et les regards-caméra et dont le noir et blanc épouse à merveille le rythme calme et régulier du récit. Pour marquer les tournants et moments forts – et au fond, ils ne manquent pas, malgré le caractère apparemment insignifiant de l’intrigue –, le film se passe aussi de toute invasion de musique tonitruante (si agaçante dans une œuvre du reste admirable comme Pickpocket de Bresson). Sobriété plus frappante encore dans le jeu des acteurs et actrices (à commencer par Anaita Wali Zada, qui joue le rôle de Donya, mais toute la distribution est remarquable). La protagoniste, rongée de culpabilité à l’égard de ceux et celles qu’elle sent avoir « trahis », tant par son travail que par sa fuite, reste à mille lieues de tout sentimentalisme. Elle répond de manière quasi-impassible aux situations parfois pénibles dans lesquelles elle se trouve, on ne l’entend crier qu’une seule fois, et encore brièvement, tout comme on ne la voit pleurer qu’à un seul moment, du reste en silence et sans nulle gesticulation inutile. Mais grâce à cette maîtrise de soi exceptionnelle la moindre nuance de son visage ou de son corps devient authentiquement signifiante. Sobriété, enfin, du récit, qui s’interdit toute dérive victimisante. Donya n’accuse ni ne plaint personne, alors que le film ne fait nullement l’impasse ni sur l’horreur vécue à Kaboul, ni sur la situation des rescapés qui n’ont d’autre choix que de se côtoyer jour après jour à Fremont. Le film a même le culot de s’appuyer, avec un humour inattendu, sur bien des stéréotypes : l’aimable bêtise des biscuits chinois, la culture des chansons karaoké, le happy end amoureux, pour ne rien dire des visites au psychiatre où petit à petit les rôles de soignant et de malade s’inversent (en l’occurrence par littérature interposée : la manière dont  le roman de Jack London, Croc-blanc, s’insère dans la trame devrait être au programme de toutes les classes de scénario).

 

Techniquement, on pourrait qualifier Fremont de film presque stoïque. Narrativement, c’est une petite mécanique bien réglée, sans le moindre temps faible (si on peut dire, car le rythme du film est plutôt lent, mais rien de plus juste que cette lenteur). De quelque façon qu’on l’aborde, Fremont est aux antipodes de la hantise productiviste du texte et de l’image « augmentés » qui dominent tant de débats sur l’art contemporain. Le plus, ici, vient du moins, sans que l’esthétique du film soit minimaliste pour autant. Mais le réalisateur a l’art de s’en tenir à l’essentiel, il évite aussi tout ce qui pourrait faire diversion au regard et à l’esprit. Ce contraste entre la « classicisme moderne », dont Fremont est un bel exemple, et la recherche presque stakhanoviste du « toujours plus » des pratiques « augmentées », ne fait qu’augmenter son impact sur le spectateur.






Fremont de Babak Jalali avec Anaita Wali Zada, Hilda Schmelling, Avis See-tho, Etats-Unis, 1h28, 2023, Memento International



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