« J’écris depuis une position de privilège qui n’est pas seulement celui d’être encore en vie. Privilège de race (white trash, ça n’est pas très propre mais ça reste blanc), de nationalité, de culture ».
Neige Sinno, Triste Tigre
Le 22 avril, Collateral mettait en ligne la présentation par Cécile Vallée, du livre de Laélia Veron et Karine Abiven, Trahir et Venger : « Cet ouvrage offre donc quelques outils d’analyse pour lire mais aussi relire les récits qui représentent une mobilité sociale tout en soulevant les paradoxes qui leur sont constitutifs pour nous inviter à interroger ce qu’ils disent, ce qui se dit sur eux mais aussi nos propres représentations de ces récits ». Le présent article, à quatre mains, voudrait poursuivre le dialogue et interroger deux expansions possibles de ce type de texte. Le constat très pertinent de Neige Sinno que nous avons mis en exergue peut nous permettre de revenir à l’ouvrage de Laélia Véron et Karine Abiven, pour approcher un ensemble de textes qu’elles ont laissé à la lisière de leurs interrogations, pressentant avec justesse qu’on ne pouvait pas l’interroger de la même façon que l’ensemble Ernaux-Louis-Eribon-Hoggart-Bourdieu.
Ces textes sont ceux qui ont été écrits sous la colonisation française dans différentes colonies. Nous revenons sur cet ensemble, en choisissant deux exemples devenus des classiques des littératures dites francophones : Mouloud Feraoun (1913-1962) et Maryse Condé (1934-2024), appartenant à deux générations vivant sous un régime colonial (pour l’Algérie) ou sa version plus light (pour la Guadeloupe).
Mouloud Feraoun 1913-1962 Maryse Condé 1934-2024
Mais auparavant, il est juste de dire que les deux linguistes n’ont pas totalement évité le sujet des « francophones ». S’il devrait y avoir un vivier de récits de transfuges de classe et de leur remise en question, c’est bien de ce côté-là qu’on pourrait trouver plus d’une œuvre exemplaire du passage d’un milieu social hiérarchiquement en bas de l’échelle vers un milieu plus haut placé par le « miracle » de l’école. Le levier de cette mobilité sociale a eu (et a encore) un nom très précis dans l’Histoire française : la politique coloniale d’assimilation.
Citons, sans souci d’exhaustivité, entre 1947 à 1953, parallèlement au récit de Mouloud Feraoun puis de Maryse Condé, les œuvres de Marguerite Taos Amrouche, Mouloud Mammeri, Driss Chraïbi, Albert Memmi, Camara Laye, Cheikh Hamidou Kane, Aké Loba, Bernard Dadié, Joseph Zobel, Patrick Chamoiseau pour ne retenir que celles et ceux passé.e.s à la postérité.
En postcolonie
Il n’est pas question de ces aînés dans Trahir et Venger, même par allusion. Par contre beaucoup d’exemples et de noms surgissent en cours d’argumentation qui appartiennent à celles et ceux que l’écrivain Abdourahmane Waberi (né à Djibouti en 1965) a proposé de nommer : « les enfants de la postcolonie », dans un article de 1998. Nous ne nous attarderons pas sur les remises en question de sa classification, fréquentes dès l’instant qu’une classification surgit dans le champ critique. Ce que propose Waberi s’appuie sur les descendants d’Africains subsahariens; mais nous adapterons cette appellation à notre objet dans la mesure où Trahir et Venger cite essentiellement des œuvres de descendants de la postcolonie, originaires du Maghreb. Dans celles-ci s’affirment une double identité assumée – comme pour leurs aînés mais différemment –, un refus d’être les otages de l’Histoire tout en en revendiquant la prospection et le désir de décrire l’immigration de l’intérieur, allégés des blocages, objectifs et subjectifs, des générations précédentes.
Notre objectif n’est pas de graver dans le marbre une classification mais de faire un pas vers une clarification des ensembles de textes à étudier sur cette question si importante de la mobilité sociale et de ses effets en littérature et de mieux comprendre les enjeux politiques d’une qualification comme « transfuge de classe ». On dit à l’envi que, du temps des premiers récits d’Annie Ernaux, on ne parlait pas de ce profil d’auteur. Sans doute. Mais les œuvres littéraires et les critiques les étudiant avaient fait leur place à ce qu’on a appelé « les récits de vie » de colonisés ayant eu accès à l’école française coloniale, les célébrant pour la plus grande gloire de la colonisation française portée par sa langue unique et souveraine quand ils n’étaient pas trop critiques et les invisibilisant quand ce n’était pas le cas. Il est vrai qu’alors on utilisait plus volontiers les métaphores de Michel de Certeau en 1975 dans Une politique de la langue : « école-ascenseur » et « école-guillotine ». Enfin vint Ernaux… pour nous éloigner de l’odeur dérangeante des colonies, elle-même s’étant peu intéressée à l’Histoire coloniale de la France ou, avec une certaine désinvolture, dans Les Années !
L’expression avancée par l’écrivain djiboutien pour les écrivains africains subsahariens est applicable à d’autres situations postcoloniales et donc pratiquement à tous les noms cités dans l’ouvrage. Donnons-les dans l’ordre de leur année de naissance et non dans celui de leur apparition dans l’essai. Nous noterons aussi, l’origine des parents.
Rachida Dati, 1965, Maroc/Algérie
Nadjat Vallaud-Belkacem, 1977, Maroc
Rokhia Diallo, 1978, Sénégal/Gambie
Faïza Zerouala, 1984, Algérie
Nassira El Moaddem, 1984, Maroc
Alice Zeniter, 1986, Algérie
Kaoutar Harchi, 1987, Maroc
Nesrine Slaoui, 1994, Maroc
On constatera une majorité de journalistes, autrices ou écrivaines dont les parents sont originaires du Maroc ; une seule citée d’Afrique sub-saharienne, deux d’Algérie. Ces origines sont importantes à connaître car, si la colonisation a eu des démarches semblables, les pays d’origine ne l’ont pas subie et mémorisée de la même façon : en particulier, pour les trois pays du Maghreb. Notons aussi que trois des huit noms cités sont intervenus ou interviennent dans le Bondy Blog [https://www.bondyblog.fr/qui-sommes-nous/].
En complément de ces noms féminins, on voit apparaître cinq noms masculins, mis à l’honneur différemment : Albert Memmi (1920-2020, Tunisie) pour son Portait du colonisé ; Azouz Begag (1957, Algérie) pour Le Gone du chaâba, récit de transfuge ; Mabrouck Rachedi (1976, Algérie) pour Tous les mots qu'on ne s'est pas dits (où Kader se dit « transfuge de race et de classe ») ; Fabien Truong pour l’apport de ses enquêtes sociologiques et son récit en 2022, La Taille des arbres, à la recherche d’origines vietnamiennes.
Enfin, Abdelmalek Sayad (1933-1998, Algérie), proche de Pierre Bourdieu, dont on pourrait considérer qu’il a un parcours de transfuge… cité ici pour son apport à la compréhension en profondeur du vécu de l’immigré en France : plusieurs autrices vues ci-dessus reviennent sur son ouvrage, La Double absence (1999) où il montre que « l’immigré peut être à la fois absent de son pays natal et de son pays d’arrivée » ; ce qui a permis à Paul Pasquali de forger le concept de « migration de classe » qui sous-entend celui de migrant, plus dynamique car désignant un parcours non achevé ce qui n’est pas le cas de « transfuge », état d’aboutissement. Fabien Truong, pour sa part, a avancé la métaphore de « cheval à bascule » dans son étude des jeunes de banlieue accédant à une grande école prestigieuse. Métaphore intéressante car « elle insiste sur l’idée d’équilibre (parfois difficile à tenir) entre deux positions, mais elle permet aussi de dédramatiser cette même idée, via une image qui renvoie à l’apprentissage de l’enfant. Ce qui semblait vertigineux peut devenir un jeu et même une compétence ». Dans cette perspective, le dolorisme du récit de transfuge est effacé au profit d’une mobilité active et faisant un pied de nez, avec plus ou moins de réussite littéraire, à la détermination sociale.
Revenons à la série féminine citée. La première dont nom et prise de position viennent tout d’abord dans l’essai, est Faïza Zerouala et son billet de Mediapart, le 24 juillet 2019 : « Je suis un accident sociologique mais pas votre alibi ». Elle dénonce auteurs et autrices qui tirent des bénéfices symboliques d’une origine populaire : « ces faux transclasses sont une insulte pour ceux qui viennent de milieux populaires. Revendiquer de fausses origines prolétaires, c’est prendre la place de personnes déjà invisibilisées, parfois humiliées. C’est tout leur (nous) voler, y compris une histoire, un vécu, des sentiments qui ne vous appartiennent pas ». La notion de transclasse n’est pas remise en question : ce qui l’est, c’est l’usurpation dont elle est l’objet.
Nesrine Slaoui, Nassira El Moaddem, Alice Zeniter (plus en marge de ce débat étant donné la place qu’elle occupe désormais dans le champ littéraire) rejoignent Rokhaya Diallo dans le rejet de « l’idéologie méritocratique » et le refus d’incarner une exception sociologique permettant l’occultation de la reproduction sociale à l’école. Elles refusent d’êtres récupérées par le système. Celle qui est le plus citée dans l’essai est Kaoutar Harchi pour son récit, Comme nous existons (2021) qui réitère sa conviction, dans un entretien croisé avec Joseph Andras en 2023, que « transfuge de classe » est « un concept blanc » qui ne prend pas en compte l’imbrication de la classe et de la race. En conséquence, elle publie un « (contre)-récit de transfuge ». Kaoutar Harchi est sociologue et romancière et son récit de 2021 est son troisième récit ; elle est aussi l’autrice d’un essai sur la langue, Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Des écrivains à l’épreuve (2016). Elle raconte qu’appelée par une journaliste pour être interviewée comme transfuge de classe, elle a récusé ce qualificatif et n’a plus été rappelée. Elle a un discours sur l’école très critique, « le grand malheur de (sa) vie », un mensonge quant à l’intégration sociale ; l’écriture seule permet un accomplissement. C’est la lecture de Sayad qui l’a transportée et éclairée. Elle parvient à écrire un récit où le « nous » traverse le récit même quand le « je » raconte son expérience : « comme si j’avais cherché mes parents et fini par trouver un groupe social, une génération liée à une condition historique qui est celle de l’immigration, de l’épreuve du racisme, des difficultés du monde du travail », confie-t-elle à Léa Iribarnegaray dans un entretien.
Les deux femmes politiques, Rachida Dati et Nadjat Vallaud-Belkacem sont citées comme réussites d’intégration, au sens même où Ernaux entend « transfuge de classe ». On est plus ici dans le self-made woman qu’évoque l’enquête. L’essai s’attarde sur le récit de la seconde, La vie a plus d’imagination que toi (2017) qui, entre autres comme signe de connivence, reproduit la Lettre d’A. Camus à son instituteur, Louis Germain, au moment du prix Nobel, ce qui est, en soi, une prise de position. Dans ce récit, c’est la méritocratie républicaine qui est célébrée et la capacité individuelle à franchir les obstacles sous l’impulsion bienveillante et ferme du mentor, l’instituteur. Elle rejoint A. Ernaux qui a célébré la trajectoire camusienne, en s’appuyant sur son roman inachevé, Le Premier Homme.
On voit qu’il y a, dans toutes ces allusions trouvées dans l’essai Trahir et Venger, matière à une étude autonome passionnante des « enfants de la postcolonie », ce que Sami Tchak présente, à travers son héros dans Place des fêtes (2001) « né ici de parents venus de là-bas ». En s’en tenant aux autrices et écrivaines (et ne pas oublier auteurs et écrivains…), on pourrait encore ajouter d’autres noms et d’autres textes : Tassadit Imache, Faïza Guène, Fatima Daas, Asya Djoulaït, Mahi Traoré, Dalie Farah, Lilia Hassaïne, Maryam Madjidi ; plus récemment encore : Nedjma Kacimi, Dorothée-Myriam Kellou et Rachida Brakni. Il faudrait rassembler les éléments de cette étude en mettant sérieusement à distance le concept de « transfuge de classe », trop individualisé et, d’une certaine façon, dépolitisé, en s’appuyant sur cette affirmation de Tassadit Imache : « Je ne veux voir aujourd’hui que la réalité de la pluralité des visages de la France. S’il y a un slogan des années 1980 que je sauverais, c’est celui crié et chanté par la rue française : " nous sommes tous des enfants d’immigrés". J’ai confiance. Les enfants issus de cette histoire bien française sont des citoyens avertis, éveillés ». Visages de la France certes, mais une France qui n’oublie pas son histoire coloniale.
Car ce que nous avons annoncé en début d’article est de nous intéresser à d’autres textes : ceux écrits sous la colonisation où le parcours ascensionnel d’individus a été à la fois mis en avant et assourdis car leur revendication n’était pas d’être « des visages de la France » mais d’assumer l’acquisition imposée d’une culture pour une affirmation de leur pays, de leur culture et de leur langue. Par ricochet, ce regard doit permettre de revenir aux parcours des « enfants de la post-colonie » que nous venons d’évoquer pour mieux les éclairer.
Mouloud Feraoun (1913-1962)
Mouloud Feraoun est donc né le 8 mars 1913 à Ighil-Ali en Kabylie. Il entre à l’école de son village en 1920. Boursier en 1928, il peut poursuivre ses études à l’Ecole Primaire Supérieure de Tizi-Ouzou. C’est en 1932, à l’âge de 19 ans, qu’il est reçu au concours d’entrée à l’Ecole Normale de Bouzaréa. En 1932, il y avait, pour la section indigène, 20 places pour 318 candidats et pour la section européenne, 54 places pour 64 candidats. C’est là qu’il connut Emmanuel Roblès. Est-il utile de rappeler que la colonisation française de l’Algérie a duré de 1930 à 1962 et que Mouloud Feraoun a été assassiné par un commando de l’OAS le 19 mars 1962 ?
On peut constater que l’école que fréquente Feraoun a largement dépassé l’époque des expériences pionnières, qu’elle a connu ses heures de gloire et de ferveur avec l’équipe constituée autour du recteur Charles Jeanmaire, après l’extension à l’Algérie des lois scolaires de Jules Ferry. Si ces temps sont révolus, la formation des maîtres à Bouzaréa a pérennisé l’esprit insufflé et nommé dans les différentes écoles indigènes des enseignants convaincus de leur rôle et de leur mission. Feraoun est l’un d’eux. La nouvelle, « L’Instituteur du bled », qu’il publie en 1951 en témoigne. Il exerce sa fonction pédagogique à partir de cette formation et avec les outils donnés dont on peut croire qu’ils ne le satisfont pas totalement – en particulier dans leur adaptation au pays –, puisqu’il rédigera une série de manuels de français, L’Ami fidèle. Par contre, dans les modèles d’écriture, l’école reste très axée sur ceux de l’écriture réaliste, comme en France. Toutefois, une des manières de se libérer des modèles d’écriture du maître est de les pratiquer mais aussi de lire. Feraoun était un lecteur assidu et, comme tant d’écrivains, il ne se libère pas totalement de ces modèles. Il est donc passé d’une écriture scolaire (écriture « plate ») à une écriture de fiction qui en garde les traces tout en la subvertissant par l’oblicité (dont l’humour, la dépréciation simulée), marque même de son style. Pour apprécier les caractéristiques de son écriture, il faut revenir aux travaux de Renée Balibar sur le Français national et les modèles scolaires.
La langue française que Mouloud Feraoun apprend à l’école est loin d’être une langue dispensée généreusement à tous les enfants d’Algérie. Elle est acquise dans le contexte colonial de confrontations sociales, linguistiques et culturelles inégalitaires. L’Ecole est au centre de la vie de Feraoun et, à partir de ce constat, on peut chercher à comprendre et à qualifier son récit de vie devenu un grand classique du genre, Le Fils du pauvre. Les récits et correspondances de l’écrivain fourmillent d’allusions aux pratiques scolaires. C’est aussi vrai pour ses travaux littéraires, en particulier la traduction qu’il a donnée du grand poète kabyle, Si Mohand, en 1960. Dans sa présentation, on trouve cette phrase qui atteste de la conscience aigüe qu’il a de ce qu’il doit à sa communauté :
« Si l’homme instruit qui s’est mis à l’école de l’Occident se voit forcé, au prix de renoncements successifs, de se soumettre aux exigences d’une civilisation sûre de sa supériorité et destructrice de traditions, les femmes sont demeurées semblables à elles-mêmes, ainsi que les paysans, les gens des villages, qui ont appris à écrire une lettre, à déchiffrer une page, mais dont le bagage ne peut servir à rien d’autre qu’à se faire approximativement entendre dans les rares occasions qui, de temps à autre, les mettent en contact avec des Français. Ce sont ceux-là les gardiens de la tradition et aussi de la poésie. »
Mouloud Feraoun se positionne comme celui qui met savoir et pouvoir douloureusement acquis dans la sphère de l’autre, au service de la transcription de la mémoire de sa communauté en traduisant et en offrant un recueil dans la langue de l’Autre.
Comprendre l’écriture de son récit de vie, c’est le mettre en rapport avec l’ensemble de ses pratiques d’écriture. Qu’il se lance dans l’arène littéraire ou qu’il collabore régulièrement aux revues pédagogiques, c’est le même élan et les mêmes convictions tout en donnant, bien évidemment des ouvrages différents, ne serait-ce que par leur diffusion dans le champ institutionnel de la culture. On sent chez lui la double tension d’écriture d’un enseignant, forgé par les valeurs de l’école républicaine quotidiennement contredites dans le vécu du quotidien colonial, pris dans la tourmente de la décolonisation. Les voies d’édition ou de publication pour le début de ses écrits sont très intéressantes. Ainsi, Le Fils du pauvre connaît une première édition à compte d’auteur en 1950 ; ce n’est qu’en 1954 qu’Emmanuel Roblès le rééditera au Seuil, dans une nouvelle mouture amputant le texte de 70 pages. La même année, Feraoun a édité chez Baconnier à Alger, Jours de Kabylie (avec des dessins de Charles Brouty). En 1951, sa collaboration aux revues pédagogiques en Algérie commence par « L’Instituteur du bled », en juin, dans Examens et concours. Cette nouvelle démontrait le rôle de médiateur et d’intermédiaire que cet instituteur jouait. Feraoun écrit un incipit sans détour : « L’auteur de ces lignes est un instituteur kabyle. Il compte quinze années de service et n’a jamais exercé ailleurs qu’en Kabylie. »
Dans le roman édité à titre posthume par son fils en 2007, La Cité des roses, les censures antérieures du texte sont levées. L’hommage à l’école coloniale est plus que nuancé : s’il revient avec le même enthousiasme sur les trois années exceptionnelles de Bouzaréa, Feraoun introduit des contrepoints intéressants : cet univers, où les différences ont été abolies, ne parvient pas à les gommer totalement. Ces pages sont d’une acuité sociologique intéressante sur les groupes socio-ethniques dans l’Algérie coloniale, même à Bouzaréa et se conclut par une formule ambivalente dont l’écrivain a le secret : « Il resta kabyle et supporta son sort ».
On comprend combien il a mis une « pédale sourde » dans la transmission du vécu pour n’en conserver que le meilleur, cette sorte de « marche au silence » qu’un texte sous contrainte ne pouvait éviter dans l’Algérie d’alors. Evoquant sa dernière année à Bouzaréa, il écrit :
« Toute ma carrière durant, je n’ai cessé d’évoquer cette année-là […]. Je n’ai jamais revu aucun de mes professeurs […] et si précisément ils avaient connu cet amour exclusif, mon aveuglement les aurait sans doute gênés, car enfin j’ai bel et bien réussi, avec le temps, à les défigurer tout à fait et il ne reste plus d’eux en ma mémoire que l’image idéale que peu à peu j’en ai tirée, au fur et à mesure que s’estompait leur réalité moins belle. […] Dieu sait pourtant si j’ai souffert à l’école normale et quels mauvais souvenirs j’aurais pu éternellement en garder. Eh ! bien, non. Cette dernière année d’études a dominé toute ma vie et il ne m’est pas possible, aujourd’hui, de concevoir que l’individu, somme toute estimable, qui vous livre son cœur eût pu sans elle exister, non seulement en temps qu’éducateur mais tout simplement en tant qu’homme ».
La mémoire « française » (comment la nommer ?) de Feraoun se conjugue avec celle du groupe que l’écrivain n’a jamais quitté au sein duquel il est toujours resté immergé, même si son statut d’instituteur, comme il le dit dans « L’Instituteur du bled » lui a conféré une position un peu à part. Comme le précise Mostefa Lacheraf, intellectuel algérien essentiel :
« Avant l’indépendance de l’Algérie, et pour les cas les plus notoires, il y avait « maîtrise » ou « situation parallèle » de deux domaines assumés d’une façon égale. Un Mouloud Feraoun, culturellement, sociologiquement parlant en savait plus long sur son univers natal et les communautés villageoises du Djurdjura que sur la France et le domaine linguistique et intellectuel français auxquels il avait été initié à la Bouzaréa et à la lecture programmée et éclectique d’écrivains consacrés, porteurs d’un idéal humaniste en constante et objective contradiction avec les réalités quotidiennes vécues par le colonisé, son pays amoindri et son pays non autonome ».
Effectivement la mémoire de sa culture d’origine est diversement présente dans son texte et s’y fait une place en contrepoint ou, parfois, en efficacité clandestine. C’est donc l’ensemble de ses apprentissages et déterminations qu’il s’agirait de rendre évidents et qui empêche de qualifier Feraoun de « transfuge de classe », maigre qualification pour une vie aussi complexe. Avec lui, nous assistons à la performance que cet écrivain algérien réussit, le premier, en intégrant la culture de l’école dans l’écriture sans l’effacer tout en donnant une anthropologie fictive de sa région. Dans son Journal, écrit pendant la guerre, il a livré plus d’une réflexion sur cette position inconfortable de celui qui a accédé à une position qui n’est plus celle de son milieu, paysan et émigré. Il se voit comme le génie de la jarre en « personnage effrayant qui réclameraient réparation, qui serait implacable et sourd. Ce que l’on pourra entendre de la bouche du démon, ce sera ce que je pense, ce que pensent mes compatriotes. Pareil à celui de la légende, il serait boiteux pour avoir perdu un peu de ses vapeurs : la partie la plus subtile, la plus généreuse, la seule susceptible d’amitié et de pardon, qui se serait dissipée dans les airs pour ne laisser en vous que la haine ».
Et appréciant « l’œuvre coloniale », il précise : « La vérité, c’est qu’il n’y a jamais eu mariage. Non, les Français sont restés à l’écart. Dédaigneusement à l’écart. Les Français, sont restés étrangers. Ils croyaient que l’Algérie, c’était eux. Maintenant que nous nous estimons assez forts ou que nous les croyons un peu faibles, nous leur disons : non, messieurs, l’Algérie c’est nous. Vous êtes étrangers sur notre terre ».
Le récit de « transfuge de classe » nous dit-on est une narration à la première personne. Le récit de vie de Feraoun semble poser la question identitaire dans une certaine transparence et affirme l’existence d’un « je » dans l’espace colonial à partir des séquences types qu’on trouve aussi dans le récit de transfuge. Mais cette transparence est traversée par l’opposition de classe au sens propre – passer de la pauvreté à un statut socio-économique correct – et l’opposition de « race », terme bien gênant, auquel on doit préférer l’opposition dominant≠ dominé. En écrivant en français, Feraoun s’adresse à l’Autre dominant, devenu l’interlocuteur majeur (et pour cause !) de son plaidoyer d’existence, l’informant de la réalité vivante de l’autre culture. La manière dont il énonce son identité est très intéressante. Non seulement, il joue sur le « je » et sur le « il » mais il s’invente un pseudonyme.
L’écriture est une revanche sur la vie, sur ce chemin semé de vexations et d’humiliations du colonisé, quelle que soit sa bonne volonté : elle sublime échecs et frustrations. Dans la première partie, énoncée à la première personne, il y a adéquation entre l’auteur et le narrateur. Dans la seconde partie, quand le jeune homme réussit au concours des bourses et s’inscrit au collègue, l’écriture utilise la troisième personne, le « il » : ce qui est raconté ne rend plus compte du royaume d’enfance au sein de la famille et du groupe, mais le présent vécu et son étrangeté : Fouroulou a grandi et accomplit les actes qui vont faire de lui ce qu’on a souhaité qu’il devienne. Un des critiques de l’autobiographie écrit qu’il y a « recours au récit à la 3ème personne, au ton ironique, au pseudonyme, autant de marques du besoin persistant de s’observer du dehors, de se détacher de ce qu’on a été ».
Recours au pseudonyme aussi. Dans Le Fils du pauvre, l’identité du narrateur est donnée progressivement. Dans le premier chapitre selon les normes françaises. Puis elle glisse vers l’espace privé pour énoncer les origines familiales : « Nous, Kabyles […] La Karouba comprend les Aït Rabah, les Aït Slimane, les Aït Moussa, les Aït Larbi, les Aït Kaci ». Il donne ensuite l’identité du père et de la mère selon la généalogie kabyle et qualifie, subrepticement, le nom de l’état civil français : « Menrad est notre surnom ». Et ce n’est qu’au chapitre 4 qu’est introduite l’identité du sujet :
« Je suis né l’an de grâce 1912 […] Comme j’étais le premier garçon né viable dans ma famille, ma grand-mère décida péremptoirement de m’appeler Fouroulou (de effer : cacher). Ce qui signifie que personne ne pourra me voir, de son œil bon ou mauvais, jusqu’au jour où je franchirai moi-même, sur mes deux pieds, le seuil de notre maison.
On serait peut-être étonné si j’ajoutais que ce prénom, tout à fait nouveau chez nous, ne me ridiculisa jamais parmi les bambins de mon âge, tant j’étais doux et aimable ».
Le narrateur crée son identité en inventant un prénom qui la construit à plusieurs niveaux : au niveau poétique par l’invention et l’anagramme Foroulou Menrad//Mouloud Feraoun ; au niveau linguistique par la traduction qui désigne l’interlocuteur auquel on explique l’autre langue ; au niveau socio-culturel : c’est la gand-mère qui nomme ; au niveau symbolique, enfin : le pouvoir protecteur du nom. On explique que la grand-mère voulait protéger le mâle de la famille. On peut aussi déceler un second degré du symbolisme : protection du nom dans l’univers colonial où l’on ne peut avancer à visage découvert ? Le dominé sait les ruses du masque et ses protections.
Entre le pseudonyme et le jeu entre les deux personnes verbales, le narrateur semble se dérober à l’énonciation directe de sa subjectivité et offre à « je » un miroir partiel de ce qu’il est devenu. « Je est un autre »… mais aussi l’énoncé final de Feraoun : « Il resta Kabyle et supporta son sort ».
On voit combien on s’éloigne de l’indigence du récit classique du « transfuge » pour voir s’ouvrir une autre réalité et un autre récit qui ne peut contourner l’Histoire.
Maryse Condé (1934-2024)
Quand Maryse Condé naît, la Guadeloupe est encore une colonie française qui devient un département douze ans plus tard. Ce sont ses parents qui, comme Mouloud Feraoun, ont bénéficié de bourses et ont pu devenir enseignants, puis directeur de banque pour son père. Nous avons déjà montré dans une publication de Collatéral que, dans ses deux récits autobiographiques (Le Cœur à rire et à pleurer et La Vie sans fards), Maryse Condé porte un regard distancié sur la version success story du récit de transfuge de classe en montrant comment cette ascension parentale est la cause d’une perte d’identité familiale, d’une rupture avec l’Histoire qu’elle a cherchée à combler.
Entre ces deux autobiographies, Maryse Condé a consacré un récit à sa grand-mère, Victoire, les savoirs et les mots, dans lequel elle rappelle l’imbrication essentielle de l’histoire familiale avec celle de l’esclavage et de la colonisation : « Je dus négocier sans aide le poids de ce terrible passé ». Elle raconte donc la vie de sa grand-mère maternelle, avec la liberté du récit qu’elle annonce dans l’épigraphe, en l’inscrivant dans la société guadeloupéenne coloniale et métissée dans laquelle les rapports de domination ne sont pas seulement d’ordre social. Ce récit permet d’affiner la représentation stéréotypée du transfuge comme héros d’un parcours individuel qui gomme le questionnement des rapports de domination et celui de l’assimilation culturelle par l’éloge de l’école émancipatrice, comme l’ont montré Laélia Veron et Karine Abiven dans Trahir et Venger.
« Pour elle, qui avait toujours travaillé sans jamais rien posséder ni rien recevoir en retour, qui ne savait ni lire ni écrire, qui vivait du bon vouloir des Blancs, l’abolition de l’esclavage n’avait rien changé. »
Victoire, la grand-mère de Maryse Condé, est née à Marie-Galante, après l’abolition de l’esclavage, dans une plantation abandonnée par le colon qui a fait faillite. Sa famille vit difficilement de la pêche. Elle est le fruit d’une relation éphémère entre sa mère et un Blanc. Sa mère meurt en couches, elle est élevée par sa grand-mère puis envoyée au service de membres de la famille sans avoir appris à lire et à écrire. Elle tombe elle aussi enceinte sans être mariée et se retrouve seule avec sa fille, Jeanne. Elle entre alors au service d’une famille de blancs pays en tant que cuisinière.
Si Victoire semble ne pas remettre en question son statut de subalterne, elle désire qu’il en soit autrement pour Jeanne. C’est la raison pour laquelle elle reste au service des Walberg avec qui elle négocie l’éducation de sa fille : « les armes dont elle s’est servie, douteuses, méprisables peut-être, étaient les seules à sa portée ». Ce commentaire de Maryse Condé souligne que cette émancipation n’a pas été donnée, qu’elle est le fruit d’un véritable sacrifice de sa grand-mère :
« Cependant, je crois que ces sentiments furent mêlés de beaucoup de tristesse. Elle était consciente que cette réussite avait été payée cher, trop cher. Acquise au prix de trop d’humiliations. Elle lui rendait son enfant inaccessible, enfermée dans une prison où l’air était raréfié. Ma mère était de cet avis. Je n’ai pas cessé de l’entendre s’exclamer d’un ton dont je saisissais l’ambiguïté : « Ma mère ne savait ni lire ni écrire, mais sans elle, je ne serais pas là où je suis aujourd’hui. »
En effet, cela n’a pas été plus facile pour Jeanne. Si elle montre des dispositions particulières pour les études, ce n’est pas l’institution coloniale qui lui permet de devenir l’une des quatre premières institutrices noires de la Guadeloupe mais bien les choix de sa mère, pourtant analphabète, et sa propre détermination. Ainsi, elle ne rencontre pas de M. Germain dans son parcours mais des enseignants qui n’ont toujours pas dépassé leurs préjugés racistes. Son premier précepteur « s’émerveillait de son intelligence » tout en déplorant sa couleur de peau : « tu pourrais aller loin. Dommage que tu sois si noire ! ». De même, si la mère Marie de la Rédemption du pensionnat de Versailles fait l’éloge de son intelligence quand elle réussit le Brevet avec les félicitations du jury, la narratrice précise :
« Dans la réalité, mère Marie de la Rédemption et son élève s’étaient très mal accordées, la première ne cessant de reprocher à la seconde son orgueil, sa susceptibilité d’écorchée vive et ses impertinences. La seconde, son racisme. Jeanne ne garda pas de bons souvenirs de Versailles. J’admire son courage et sa détermination d’y passer trois ans. »
De plus, cette ascension ne sera jamais acquise comme elle le fait dire à sa grand-mère : « Fille d’une servante de blancs pays, n’était-ce pas un stigmate qui la poursuivrait toute son existence ? » Effectivement, même après son succès scolaire, Jeanne sent toujours le manque de considération des blancs pays comme l’illustrent des amis des Walberg :
« Avec sa peau noire, elle faisait figure de curiosité et les Rueil-Bonfils n’étaient pas loin de blâmer les Walberg de la traiter sur un pied d’égalité. Elle devait affronter un assaut de questions où paternalisme, hypocrisie et racisme se mêlaient ».
L’ascension de Jeanne et de son mari ne leur permet pas, comme c’est le cas dans les récits de transfuge du corpus de la métropole, de se fondre dans la classe d’arrivée dominante. C’est une ascension intermédiaire dans une société guadeloupéenne marquée par la hiérarchisation selon les nuances de la couleur de la peau. Ils accèdent ainsi à une nouvelle catégorie, celle des Grands Nègres : « expression qui n’a rien à voir avec l’argent et implique plutôt, avec des valeurs intellectuelles et humaines, la fierté de soi, le respect, la considération sociale. » Pour Jeanne, cette classe, « c’était Désirada, l’île promise aux marins de Christophe Colomb et atteinte après des jours d’avanies. Pour le meilleur et pour le pire, il fallait s’y faire place. »
Sa mère trop blanche et trop proche de des Walberg et surtout de Boniface gâche sa reconnaissante. Elle n’hésite pas à rappeler sa mère à l’ordre :
« Dans le monde où elle entrait, son association avec un blanc pays était inacceptable. INTOLERABLE. Plus de commerce charnel ou non. Aucune fréquentation qui puisse prêter le flanc à la médisance. De même, la femme de César ne doit pas être soupçonnée, de même la mère et la belle-mère de Grands Nègres devaient être imparables. Les blancs pays étaient des ennemis. Ils avaient asservi, fouetté les esclaves pendant des générations. Ils ne gardaient au cœur qu’un désir : humilier les Noirs par tous les moyens, les ravaler au rang de bêtes. »
Maryse Condé souligne le paradoxe de la posture de sa mère dont le père était un de ces Grands Nègres qui a laissé sa mère sans se préoccuper des conséquences possibles de leurs relations intimes. Or, tout socialiste qu’il est, il ne se préoccupe pas de ce qu’il sème. Maryse Condé dénonce le récit académique qui en fait un « martyr » :
« qu’est-ce qu’un homme exemplaire ? ne comptent que les écrits, les discours et les gesticulations en public ? quel poids la vie personnelle, le comportement intime ? Dernier Argilius a profité dont on ne sait combien de femmes, gâché la vie d’au moins une d’entre elles, planté je ne sais combien de bâtards poussés sans père. Cela n’importe pas ? »
Maryse Condé insiste sur le fait que c’est sa grand-mère, toute mulâtresse et analphabète qu’elle est, qui a permis l’ascension de leur fille et non son père :
« sans son aide, elle était parvenue à casser le monopole du savoir détenu par les blancs pays. Sans son aide, elle avait ouvert à sa fille des portes lourdement cadenassées. Sans son aide, elle lui offrait un avenir radieux. »
C’est surtout à travers la comparaison des talents de cuisinière de Victoire avec l’écriture, annoncée dès le titre, qu’elle annule la hiérarchisation assimilationniste coloniale :
« pour elle cuisiner n’impliquait aucun désir de vengeance vis-à-vis d’une société qui ne lui avait jamais fait de place. […] c’était sa manière d’exprimer un moi constamment refoulé, prisonnier de son analphabétisme, de sa bâtardise, de son sexe, de toute sa condition asservie. Quand elle invitait des assaisonnements, ou mariait des goûts, sa personnalité se libérait, s’épanouissait. Cuisiner, c’était son rhum Père Labat, sa ganja, son crack, son ecstasy. Alors, elle dominait le monde. Pour un temps, elle devenait Dieu. Là aussi, comme un écrivain. »
Elle inverse le rapport élitiste entre sa grand-mère et sa mère en comparant les goûts culinaires de sa mère et l’art de sa grand-mère : « pour rétablir la communication entre elles, Victoire dut se conforter à ses goûts, comme un auteur des Editions de Minuit qui se piquerait d’écrire pour la collection Harlequin. »
Maryse Condé se réapproprie ainsi l’histoire de sa grand-mère au-delà des jugements moraux, des normes sociales, des préjugés, cette grand-mère qui a fait comme elle a pu dans le contexte qui était le sien :
« Je me demande souvent ce qu’auraient été mon rapport à moi-même, ma vision de mon pays, des Antilles et du monde en général, ce qu’aurait été mon écriture enfin qui les exprime, si j’avais sauté sur les genoux d’une grand-mère replète et rieuse, la bouche pleine de : Tim, tim,/ bois sec !/ La cour dort ? / Non, la cour ne dort pas ! ».
Maryse Condé inscrit ainsi son histoire familiale dans celle de l’histoire complexe de la colonisation, de ses conséquences indélébiles au sein de la société guadeloupéenne, qui ont créé une identité multiple dont elle a cherché à en révéler toutes les composantes.
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La mobilité sociale existe dans de nombreuses circonstances. Le terme de transfuge rend-il compte d’une aventure aux contours si divers dès lors qu’on place le sujet dans l’Histoire dont il a été imprégné et, en particulier, dans ce que nous avons proposé ci-dessus d’une Histoire aussi conflictuelle que celle de la colonisation? On ne peut empêcher ce terme de conserver un parfum négatif. De façon très pertinente, Laélia Véron et Karine Abiven ont cerné le terme de son sens premier de « déserteur », celui qui « passe à l’ennemi », à un simple geste de passage. Néanmoins, il a toujours gardé son parfum de trahison. Transclasse est-il préférable ? Pourquoi ne pas dire simplement « récit de vie de mobilité sociale », cette mobilité étant souvent une conquête, un trajet difficile dont le parcours dit la superposition de la classe sociale à laquelle on appartient, à son origine ethnique qui, quelle que soit la réussite, reste un poids dans la société dominante.
Dans son essai-témoignage, Le Convoi (2024), Beata Umubyeyei Mairesse se définit, au détour d’une phrase, comme une enfant « trop différente (…) à la fois transfuge de classe et de race, considérée comme une Blanche chez les Noirs et comme une Noire chez les Blancs ». Elle ne revient pas sur cette qualification comme si elle l’avait attrapée au vol pour faire comprendre au lecteur la perception qu’elle avait d’elle-même, en usant d’un vocabulaire particulièrement à la mode depuis Annie Ernaux et Edouard Louis. Elle ne s’y réfère pas comme d’une « catégorie » l’identifiant, percevant avec toute la finesse de sa réflexion, que son « métissage » est plus riche à analyser que le contenu de ce « concept ».
Amina Damerdji a reçu le prix de la revue Transfuge du roman français en 2024 pour son roman Bientôt les vivants. Il semble bien que, pour cette revue, le terme de trasfuge n’a pas la même connotation que celle évoquée précédemment et qu’on est plus du côté du passage des frontières et de l’ouverture au monde.
Faïza Zerouala et Kaoutar Harchi ont raison de rejeter ce concept, « concept blanc », oui, si blanc désigne un positionnement socio-culturel et politique et pas une couleur de peau. Pour les récits sous domination coloniale et en postcolonie, ce sont d’autres outils qu’il faut utiliser.