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Thomas Hochmann : “La campagne contre le « wokisme » au nom de la liberté d’expression a pour objectif de diffuser en paix des discours de haine”

  • Photo du rédacteur: Johan Faerber
    Johan Faerber
  • 31 mars
  • 8 min de lecture


Indispensable : tel est le mot qui vient à l’esprit à la lecture du bref et incisif essai de Thomas Hochmann, On ne peut plus rien dire : liberté d’expression, le grand retournement qui vient de paraitre chez Anamosa. Professeur de droit public, Hochmann dresse ici, pas à pas, avec méthode, l’inventaire des paradoxes de l’usage de la “liberté d’expression” et son instrumentalisation par l’extrême droite. Le droit y est perverti en un permis de racisme, un permis de discrimination, et une autorisation à exercer une parole délictuelle. La liberté d’expression ne peut s’exercer qu’à la condition d’être strictement réglementée : tel est la thèse défendue par Hochmann qui a accepté de répondre à Collateral le temps d’un entretien.



Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre remarquable essai, “On ne peut plus rien dire...” : liberté d’expression : le grand détournement qui vient de paraître chez Anamosa. Comment vous est venue l’idée d’écrire sur la manière dont, comme vous le dites sans attendre, “par un incroyable détournement, tout effort de protéger le débat démocratique est aujourd’hui brocardé comme une atteinte à la “liberté d’expression” ? Votre réflexion débute par l’évocation des élections législatives anticipées de juin 2024 : est-ce à l’occasion de cette campagne que s’est cristallisée selon vous le mésusage massif de la “liberté d’expression” ? Diriez-vous qu’il s’agit d’une question proprement d’époque puisque, notamment, cette formule qui revient comme un refrain, “On ne peut plus rien dire...”, était par exemple le premier nom envisagé pour le talkshow du samedi soir de Léa Salamé, finalement intitulé “Quelle époque !” ? 


Je ne pense pas que la complainte « On ne peut plus rien dire… » soit nouvelle, mais il me semble qu’elle a fortement gagné en intensité, notamment parce que la discussion publique a été chamboulée par ce que le juriste américain Eugene Volokh a appelé le « cheap speech ». Chacun peut désormais prendre publiquement position sur tous les sujets, même si le degré de diffusion des discours demeure inégal. Aussi, des personnalités qui avaient autrefois le monopole de la parole publique se trouvent confrontées à de multiples réactions, pas toujours feutrées. « On ne peut plus rien dire », c’est en partie affirmer qu’on ne peut plus rien dire sans être vivement contredit. 

Or c’est surtout par des courants d’extrême droite que cet argument est brandi. La genèse de mon petit livre vient peut-être de cette insupportable contradiction : on n’a jamais autant entendu de propos qui incitent à la haine, des médias très largement diffusés sont entièrement dédiés à la promotion de l’extrême droite, et pourtant ce même camp idéologique ne cesse de répéter qu’il ne peut plus rien dire. J’ai donc voulu dévoiler cette stratégie rhétorique et montrer la manière dont elle parvient à inhiber l’application des lois qui encadrent l’exercice de la liberté d’expression. Ceux qui souhaitent diffuser haine et mensonges cherchent à échapper aux règles existantes en les présentant comme la violation d’une valeur abstraite qu’ils appellent « liberté d’expression ». Il faut donc récupérer la liberté d’expression et appliquer son régime juridique. Cela ne suffira bien sûr pas à vaincre les forces hostiles à la démocratie libérale, mais c’est un pas dans cette direction.



 

Pour en venir au coeur de votre essai, “On ne peut plus rien dire...” déploie la thèse paradoxale d’un grand retournement de la liberté d’expression qui, tombée entre les mains des réactionnaires, devient finalement un outil à la fois de rétorsion, de victimisation et de censure. Loin d’être l’exercice d’un droit à la parole, la liberté d’expression s’y déploie comme un outil de domination au coeur d’une rhétorique et d’une stratégie d’extrême droite qui en ont dévoyé le sens et la pratique. En quoi le but de cette manoeuvre est-elle, comme vous le dites avec force, de “paralyser l’application des lois qui protègent le débat public” ? Pourquoi ces réactionnaires cherchent-ils à sortir la liberté d’expression de son cadre juridique, notamment en construisant l’épouvantail médiatique du “wokisme” ? 


Une liberté absolue de dire tout et n’importe quoi n’existe pas dans les démocraties, en particulier en Europe. Certains propos paraissent en effet incompatibles avec la fonction démocratique de la liberté d’expression, qui permet une délibération commune des questions d’intérêt général. Dans ce cadre, les fausses affirmations factuelles n’ont aucune espèce de valeur : elles nuisent à l’échange d’opinions informées. Si les faits ne comptent plus, la délibération démocratique n’est pas possible ! De même, la provocation à la haine ou à la violence contre des groupes de population ne permet pas une discussion sereine, et risque de réduire certains participants au silence. Un véritable débat sur l’immigration, la place de l’islam en France, le conflit israélo-palestinien et bien d’autres sujets n’est possible qu’à la condition d’exclure les propos qui incitent à la violence ou à la discrimination. Des mesures sont d’ailleurs prises pour éviter que la lutte contre la désinformation ou le racisme ne dissuade la participation à ces discussions. La conclusion est simple : en appliquant les lois qui restreignent la diffusion de la haine et du mensonge, on protège la liberté d’expression. Et dans l’autre sens, invoquer la liberté d’expression pour diffuser ces poisons, c’est en réalité la menacer. 

Il faut donc être conscient que cette campagne effectuée au nom de la liberté d’expression contre le « wokisme » ou contre la « censure » a pour objectif de diffuser en paix des discours de haine et des manipulations factuelles. Sur le plateau de C8, on évoque sérieusement des trafics d’enfants dont le sang est prélevé pour nourrir des élites dégénérées. Sur CNEWS, on affirme que « Les musulmans, ils s’en foutent de la République, ils ne savent même pas ce que ça veut dire ».

Or cette campagne porte ses fruits. Les autorités chargées d’appliquer le régime juridique de la liberté d’expression paraissent succomber tant à l’attrait d’une position libérale, beaucoup plus facile à tenir que celle d’un « censeur », qu’aux véritables intimidations. Par exemple, l’ARCOM n’a pas prononcé la moindre sanction lorsque l’ancien président de l’Olympique de Marseille a tenu à l’antenne les propos que je viens de citer sur les musulmans. 





Un des points les plus remarquables de votre réflexion consiste à ne pas adopter un point de vue polémiste sur la question de la liberté d’expression mais un point de vue juridique, celui de votre expertise en tant que professeur de droit public. Cette expertise juridique vous conduit notamment à deux thèses menées avec force : la première consiste à affirmer que les restrictions de la liberté d’expression ne lui nuisent en rien mais qu’au contraire, elles lui sont précisément consubstantielles. La seconde thèse consiste enfin à affirmer que les contradictions ne s’opposent pas à cette liberté car, comme vous l’écrivez, “Critiquer même vivement les positions d’un individu, le traiter de fasciste, de raciste ou d’autre chose, appeler au boycott ou à l’annulation de sa conférence ne constituent pas des restrictions de la liberté d’expression mais des mises en oeuvre de ce droit.”  

Ma question sera la suivante : plus largement, en quoi ces courants réactionnaires jouent-ils selon vous de la méconnaissance du droit ? En quoi cette méconnaissance leur permet-elle d’oeuvrer, d’une certaine manière, à une politique plus large de la désinformation, des “fake news” ? 


La thèse d’une liberté d’expression absolue est très attirante, en raison de son simplisme. Il y aurait, d’un côté, une liberté d’expression toujours bienvenue, quel que soit le message diffusé, et de l’autre une limitation toujours nocive, quel que soit les propos qu’elle vise. Il est toujours plus simple de raisonner par slogan que de s’appuyer sur une description minutieuse des données.

Prenons l’exemple de la Cour européenne des droits de l’homme. Depuis un arrêt Handyside rendu en 1976, elle rappelle systématiquement que la liberté d’expression vaut non seulement pour les idées accueillies avec faveur ou indifférence, mais aussi pour celles qui « heurtent, choquent ou inquiètent » l’État ou une partie de la population. Cette formule a eu un grand succès, elle est souvent employée dans le débat public, par exemple pour critiquer la restriction de propos racistes. Mais en réalité, la Cour a toujours précisé que ce principe ne s’opposait nullement aux limitations nécessaires à la protection de certains intérêts. En particulier, elle est très claire sur le fait qu’il convient, dans les démocraties, de condamner les propos qui « propagent, encouragent, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l'intolérance ». La répression des discours de haine est juridiquement permise, parce qu’elle s’inscrit dans une certaine conception de la démocratie qui a besoin de plusieurs phrases pour être expliquée. On pressent qu’il est bien plus efficace de crier « Censure ! ».

Pour vous répondre plus directement, il est certain que l’ignorance du droit peut profiter aux adversaires contemporains de la démocratie, même s’il ne faut pas sacraliser le droit : ce n’est qu’un instrument, qui peut servir toutes les politiques. Mais peut-être qu’une connaissance plus fine des règles juridiques de notre démocratie contribuerait à affaiblir les stratégies rhétoriques qui la combattent. Un effort est d’ailleurs mené actuellement pour améliorer l’enseignement du droit au collège et au lycée : cela s’appelle « Éducdroit ».

J’ajoute que les juristes ont leur responsabilité dans la méconnaissance du droit : pour assurer la rareté de leur expertise et donc leur pouvoir, ils ont intérêt à ce que le droit demeure suffisamment obscur et méconnu ! Dans ce petit livre, j’ai voulu mettre à la disposition de chacun quelques rudiments sur le régime juridique de la liberté d’expression.

 



Une autre qualité de votre réflexion consiste à se fonder sur des exemples particulièrement concrets afin de mesurer ce grand retournement de la liberté d’expression. A ce titre, vous évoquez notamment la question très récente de la fermeture de la chaîne C8 par l’ARCOM. Vous pointez ainsi immédiatement qu’il existe, selon vous, une réticence certaine de cette instance à sanctionner la chaîne pour ses nombreuses infractions, notamment homophobes, que la presse a pris l’habitude d’euphémiser par le terme de “dérapages”. Cette réticence se matérialise notamment par des amendes bien inférieures à ce que les dispositions de la loi prévoient pour finir par affaiblir la crédibilité de cette instance jusqu’à la décision de lui retirer son canal TNT. Et comme on le voit depuis quelques jours, l’extrême droite dénonce un coup politique autour de la fermeture de la chaîne en désinformant à son sujet, parlant de censure. En quoi, selon vous, la réticence de l’ARCOM à sanctionner porte les traces de la confiscation du débat sur la liberté d’expression par les sphères réactionnaires ? En quoi enfin cette chaîne témoigne de l’usage par la fachosphère de la liberté d’expression : respecter la pluralité d’opinion mais en saturant dans le même temps son antenne de discours racistes et haineux continus ? 

 

Récemment, l’ARCOM s’efforce d’agir un peu plus efficacement qu’auparavant. Elle a prononcé quelques amendes un peu plus élevées, et a effectivement décidé de ne pas renouveler l’autorisation d’émettre accordée à C8. La violence des réactions est impressionnante. Dans le livre, je critique la faiblesse des mesures prises par l’ARCOM, mais je ne tiens peut-être pas suffisamment compte de cette violence très intimidante. Elle permet en tout cas d’expliquer en partie, je pense, cette mansuétude.

Les chaînes du groupe Bolloré ont violé massivement leurs obligations d’honnêteté de l’information, de pluralisme des courants d’opinion, l’interdiction de diffusion des discours de haine. Mais elles se prémunissent des conséquences en hurlant à la tyrannie. Il faut convaincre toutes les personnes de bonne foi que la lutte contre la désinformation et la haine ne menace pas la démocratie mais permet au contraire de la protéger.



Enfin ma dernière question voudrait porter sur la manière dont la liberté d’expression pourrait redevenir le cœur du pacte politique et social de nos démocraties. Comment pourrait se dérouler cette réappropriation que vous appelez de vos voeux ? Est-elle possible quand, aux Etats-Unis, depuis le 20 janvier, notamment au nom du “free speech”, les trumpistes et les muskiens font la chasse aux “wokes” et censurent plus de 10 000 livres ? La réponse viendra-t-elle seulement d’une saisie des tribunaux ? 


Non, bien sûr, la saisie des tribunaux ne peut jamais tout régler. Le droit n’est qu’un instrument parmi d’autres, même s’il peut se révéler efficace, à condition d’être utilisé. Un aspect essentiel réside justement dans la liberté d’expression, dans la lutte des idées. « Récupérer » la liberté d’expression, se la réapproprier, c’est d’abord montrer l’imposture qui consiste à l’invoquer pour la combattre. De ce point de vue, ce qu’il se passe aux États-Unis est extrêmement révélateur. Trump, Vance, Musk et leurs complices invoquent beaucoup de liberté d’expression, mais ils en sont en réalité les plus grands adversaires. Ils pratiquent une véritable censure, interdisent des livres, bannissent des mots, excluent des journalistes. Si le débat politique était aujourd’hui orienté autour des faits, cette expérience américaine suffirait à détruire la rhétorique du « On ne peut plus rien dire… ». Mais ce détournement de la liberté d’expression repose justement sur le travestissement de la réalité. Il faut donc continuer à le combattre, en le critiquant, et en appliquant sans trembler les lois qui encadrent le discours public.





Thomas Hochmann, “On ne peut plus rien dire…” Liberté d’expression : le grand retournement, Anamosa, mars 2025, 72 pages, 5 euros

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