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Photo du rédacteurChristiane Chaulet Achour

Thomas Deltombe : "L’Afrique d’abord ! Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français"


Détail de couverture (c) La Découverte

« Garder l’Afrique et y rester, n’était-ce pas d’abord en confier le soin aux Africains qui sauraient fermer les yeux devant les mirages d’un nationalisme illusoire ? » 

(François Mitterrand, Présence française et abandon, 1957) 



Les qualités majeures de cet essai sont la clarté, la précision, la documentation. Sans langue de bois, Thomas Deltombe, chercheur déjà connu pour ses ouvrages sur la « Françafrique », nous oblige à regarder en face ce qui grince si lourdement dans les rapports de la France avec les pays africains. Encore faut-il accepter de lire autrement le passé et de dégager une  icône de l’hagiographie. De l’introduction à l’épilogue, les titres bien ciblés accompagnent les citations du personnage principal, François Mitterrand, et ne laissent pas de doute sur le déploiement de l’argumentation des « Germes du néocolonialisme » en ouverture, au « Métamorphoses et mystifications » en conclusion. Les citations mises en exergue sont prises soit dans ses discours ou articles, soit dans son « Journal personnel » écrit lors de son voyage en Afrique de l’Ouest en février 1950 (consultable à la BNF, département des manuscrits, fonds Anne Pingeot, NAF 29045).  

 

L’introduction est un modèle du genre tant elle éclaire les différents moments de l’intérêt progressif que l’homme politique a porté à l’Afrique. Car l’objectif que se fixe Thomas Deltombe est de rendre visibles « les aspects les moins reluisants » de « son parcours politique ». Certains d’entre eux ont été dévoilés avec quelques retards et beaucoup de circonvolutions comme son pétainisme illustré par la francisque dont il fut « honoré », comme son intransigeance pendant la guerre d’Algérie pour intensifier la répression et refuser la grâce de nombreux condamnés à mort algériens. 

 

Ce que propose cette enquête est de faire connaître « sa politique coloniale » au cours de sa première carrière politique, celle de ministre sous la IVème République. Ainsi est étudié ce que Jean Lacouture a appelé son « septennat africain » : de sa nomination en juillet 1950 à la tête du Ministère de la France d’Outre-mer à la chute, en mai 1957, du gouvernement Guy Mollet dont il fut le Garde des Sceaux. L’intéressé a dit lui-même que l’année 1950 a été une expérience qui a orienté l’évolution de sa vie politique. Son credo, tout au long de ces années est écrit dans cette phrase de 1952 : « La France du XXIe siècle sera africaine ou ne sera pas ». 

 

Cette période est importante car elle a été voilée ou minimisée ensuite : « L’aspirant président passé de la droite nationaliste dans les années 1940 à une gauche d’apparence tiers-smondiste dans les années 1970, ne souhaitait pas qu’on insiste sur ses antécédents ». La période étudiée éclaire celui qui est devenu une figure majeure « de la gauche colonialiste » et un « précurseur » de ce que l’on va nommer « le néocolonialisme ». 

 

L’historien fait un rapide rappel des études qui lui ont été consacrées qui ont, la plupart du temps, esquivé le gênant. Au mieux, on affirme qu’il était dans le profil de « l’immense majorité de la classe politique d’alors ». On a ainsi porté un peu trop rapidement au crédit de F. Mitterrand une position « libérale » sur l’Algérie, excepté quelques historiens qui la contestent mais mettent aussitôt en regard sa position « africaine » qui aurait permis aux pays subsahariens un accès en douceur à l’indépendance. C’est bien de l’émergence de la « Françafrique » dont il s’agit : « ce système de domination original par lequel la France a maintenu ses intérêts impériaux dans ses anciennes dépendances d’Afrique subsaharienne après les indépendances qu’elle leur a octroyées au tournant des années 1960 ». 

 

Consultant les archives – certaines inédites –, le chercheur a questionné la notion de « décolonisation ». On a l’habitude de présenter celle-ci comme un déroulé inéluctable et linéaire, effaçant les possibles qui se sont exprimées contre cette linéarité. Car étudier la décolonisation, c’est examiner « des tentatives avortées, des bifurcations manquées, des alternatives abandonnées, des ambitions fanées et des réformes dépassées ». Notons que ce que ne peut pas faire l’historien, le romancier peut le tenter : c’est bien ce qu’a réalisé Sylvain Pattieu, au début de cette année, dans son uchronie, La vie qui se cabre

 

L’institution de l’Union française en 1946 a tenté « d’articuler deux politiques difficilement compatibles : l’assimilation, d’une part, qui promettait aux colonies l’accession au rang de citoyens "à part entière", et l’association d’autre part, qui reconnaissait à chaque territoire sa spécificité - sa "personnalité", selon l’expression de l’époque ». Cette incompatibilité est au cœur de la politique coloniale française durant les années 1940 et 1950. Car si l’assimilation est réelle, la métropole se trouverait submergée par ses colonies. Pour contrer ce danger, il faut trouver les voies d’une « égalité atrophiée » en donnant des avantages aux élites africaines de l’Afrique subsaharienne. Trois réfractaires à ce compromis dont l’un sera réduit : le Vietnam et l’Algérie qui « arrachent leur indépendance au terme de deux sanglants conflits armés ». Le Cameroun résiste aussi mais sera mis au pas au terme d’une guerre de plus de dix années. C’est dire que la décolonisation africaine ne s’est pas faite dans la douceur. 

 

Une fois ce cadre posé, le chercheur concentre son propos sur le jeune ministre de 30 ans, en 1947, qui connaît très peu l’Empire colonial. Son passage au ministère de la France d’Outre-mer, en 1950-1951, lui permet d’affermir sa politique : « Déterminé à défendre le rang de la France sur la scène internationale, F. Mitterrand met l’Afrique française au cœur de son raisonnement géostratégique ». Les possessions françaises doivent être protégées et former « une nation-continent ». Dans le sillage de Pierre Mendès France, sa pensée impériale conjugue « la concession comme un moyen de conservation et l’abandon comme un instrument de consolidation ». Aussi le projet est de lâcher l’Asie pour concentrer les efforts sur l’Afrique. Tout cela est clairement formulé dans son livre de 1953, préfacé par Pierre Mendès France, Aux frontières de l’Union française. Il faut donc à la fois sacrifier des territoires mais aussi réformer les méthodes trop brutales qui ont montré leurs limites dans les territoires conservés. Il faut aussi combattre l’idée d’une assimilation intégrale. Ainsi en sacrifiant le secondaire, on sauve l’essentiel. 

 

François Mitterrand n’était pas un « décolonisateur » : il n’envisageait pas l’émancipation véritable des peuples colonisés mais des réformes des moyens pour sauvegarder la présence française. Thomas Deltombe parle d’un « déclic réformiste » durant l’année 1951-1952, en fonction de deux faits : 

*le pacte avec  le député ivoirien Félix Houphouët-Boigny : modèle de la manière dont on peut se servir des élites autochtones. C’est le développement de sa seconde partie qui, en contrepoint au portrait de F. Mitterrand, dresse un portrait de l’élu ivoirien, acteur majeur de la Françafrique. 

*le rapport qui lui est demandé sur l’avenir des relations franco-tunisiennes : revenir à l’esprit original du protectorat en restituant au gouvernement de Tunis sa souveraineté sur les questions intérieures mais en garantissant à la France le contrôle des affaires diplomatiques, économiques et militaires. Cela est développé dans la troisième partie. 

 

Dans la quatrième partie, T. Deltombe montre que chez Mitterrand, « réforme et répression » ne sont pas opposées mais complémentaires. Elles maintiennent la présence française. Il faut réformer mais recourir à la force en cas de débordement. A l’orée des années 1950, François Mitterrand devient une figure de proue du mouvement réformiste qui « opère une libéralisation factice dont l’objectif est moins la libération des opprimés que l’humanisation de l’oppression : pendant qu’on ouvre la chaîne qui entrave les colonisés, on ferme l’enclos qui les maintient dans le champ colonial ». 

 

François Mitterrand n’a pas été un « anticolonialiste » ; il est un des acteurs de ce que l’on va nommer « néocolonialisme », terme introduit par les nationalistes algériens du MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques) à propos, justement, de François Mitterrand. Ce néologisme est attribué abusivement à Sartre lorsqu’il l’utilise lors du meeting organisé par le « Comité d’action contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord », le 27 janvier 1956, à la salle Wagram à Paris, dans son intervention « Le colonialisme est un système », intervention publiée ensuite dans Les Temps Modernes. L’historien ne s’attarde pas sur ce meeting, même dans la note consacrée à Sartre : il y a eu d’autres interventions remarquables dont celle d’Aimé Césaire. Il est vrai qu’on est ici à l’opposé des actions et convictions de F. Mitterrand. L’homme politique est un « re-colonisateur » plutôt qu’une « décolonisateur ». Quelques jours auparavant, Albert Camus a lancé, à Alger, son appel à la trêve civile, plus conforme aux idées mitterrandiennes. 

 

Notons qu’à la fin de cette introduction, on trouve un encadré sur la chronologie de la carrière politique de F. Mitterrand sous la IVème République. Les encadrés (qui ne sont pas repris dans la table des matières en fin de volume) apparaissent régulièrement dans les différents chapitres comme des récits annexes, complémentaires de ce qui est dit des faits concernant le sujet principal. Il y a aussi d’assez nombreuses photographies. Je regrette, comme pour d’autres ouvrages à La Découverte, qu’il n’y ait pas de bibliographie en fin de volume, obligeant à rechercher les références dans les notes. 

 

« Traces d’Empire. 1916-1950 » est le titre de la première partie d’une trentaine de pages. Elles montrent le peu d’intérêt de l’homme politique pour l’Afrique. Il n’a « de l’Empire français qu’une vision fantasmée ». Son contact le plus « africain » est Georges Dayan, originaire d’Oran et avec lequel il nouera une grande amitié ; amitié à gauche qui le lave de ses amitiés à l’extrême-droite. T. Deltombe n’a pas trouvé trace du voyage que Mitterrand dit avoir fait en Algérie en 1939. Son premier voyage semble bien être celui de septembre 1943.  

Les années de la Seconde Guerre mondiale sont parcourues avec l’entrée tardive de F. Mitterrand dans la résistance, en 1943. Dans la mouvance de la philosophie de la conférence de Brazzaville, du 30 janvier au 8 février 1944, qui prône un réformisme, il adopte cette ligne de conduite. Ce n’est pas un « anticolonialisme » : c’est « assouplir l’ordre colonial, non pour le faire disparaître mais pour mieux le faire durer ».Il soutient ensuite l’Assemblée territoriale algérienne avec ses deux collèges. C’est alors qu’il se rapproche de l’UDSR (Union Démocratique et Socialiste de la Résistance) dont il deviendra plus tard le président. 

 

« Ministre de l’Afrique. 1950-1951 » engage le lecteur dans une seconde partie de 80 pages. Il s’installe à la rue Oudinot et son action principale est la stérilisation du RDA (Rassemblement Démocratique Africain). Lui qui s’est peu intéressé aux élites africaines  rencontre Félix Houphouët-Boigny qui, de défenseur du RDA, devient son fossoyeur, mais en y gagnant un rôle au sein de la République française et en réalisant, avec F. Mitterrand, l’apparentement du RDA à l’UDSR. Le récit de ces tractations et voltefaces est passionnant comme le sont les encadrés de cette partie. En écho à la cécité du ministre qui ne voit pas de problème en Afrique, T. Deltombe met en regard l’enquête de terrain du cinéaste René Vautier qui, dans son film Afrique 50, montre ce que Mitterrand ne veut pas voir. Un autre encadré précise dans le détail le rôle joué par d’autres que Mitterrand dans le « retournement » d’Houphouët-Boigny, rôle dont il s’est donné l’initiative : « Pleven, Mitterrand et le "retournement" d’Houphouët-Boigny : d’une mystification à l’autre ». Un autre encadré est consacré à la résistance camerounaise : « Les indépendantistes camerounais, ennemis intimes du RDA pro-français ». 

 

François Mitterrand aurait souhaité être ministre de l’intérieur mais il doit accepter le ministère de la France d’Outre-mer. Son « Journal personnel » le montre assez déconnecté de l’Afrique réelle et ne mentionne rien des affrontements entre l’administration coloniale française et le RDA. Son voyage en Afrique est touristique avec chasses et rencontres entre Blancs. On lira avec intérêt la mise au point sur le RDA et son objectif de rassembler les élus africains qui demandent l’égalité des droits (et non l’indépendance) avec le soutien du PCF ; la répression à Madagascar, la mise au pas de la Côte d’Ivoire... Ces chapitres de la seconde partie sont principalement centrés sur Félix Houphouët-Boigny et le bal politique du « qui trompera l’autre ? », « qui tirera bénéfice de la marginalisation puis de l’élimination du RDA ? ». 

 

Félix Houphouët-Boigny et F. Mitterrand ont su conjuguer stratégie et idéologie. Ils ont le même credo, la fusion franco-africaine : « ce qui scelle l’alliance entre les deux hommes c’est finalement leur combat contre leurs ennemis communs : les communistes et les nationalistes africains ». 

 

« Moderniser le colonialisme. 1952-1954 » : cet objectif est développé en 50 pages. On y trouve un seul encadré, assez étonnant lu aujourd’hui : « Un projet révolutionnaire : la jeunesse française à la conquête de l’Afrique » : F. Mitterrand encourage les jeunes Français à venir s’installer et à travailler en Afrique pour la faire prospérer : ils font partie d’une « société conquérante » et il faut en faire fructifier les avantages. 

 

« Curiosité exotique, expérience touristique, épreuve politique, l’Afrique aura été tout cela pour François Mitterrand au tournant des années 1950 ». Libéré de son ministère, il a alors deux objectifs : remplacer René Pleven à la présidence de l’UDSR et s’afficher comme spécialiste des questions coloniales. Ses références sont le géographe Onésime Reclus et surtout Jules Ferry et Hubert Lyautey. Il s’inspire de leurs propositions et actes pour « moderniser le colonialisme » et pas du tout pour l’éradiquer. Sa conviction est bien que sans l’Afrique, la France perd sa place à l’international.  

 

Deux grandes questions se posent : 

*la guerre d’Indochine : solution miliaire, solution politique ? Tout ce que l’on investit pour mener une guerre impossible à gagner est perdu pour l’Afrique. Les concessions qui sont faites risquent de contaminer d’autres possessions impériales. 

*la question tunisienne et le Néo-Destour de Bourguiba. Il y a danger : déjà Madagascar en 1947-1948 ; la Côte d’Ivoire, en 1949-1950 ; la Tunisie et le Maroc après 1950. Et toujours le mot honni : « indépendance ». François Mitterrand est chargé en janvier 1952 d’un rapport sur les relations franco-tunisiennes. C’est un document de 57 pages consultable aux Archives et dont T. Deltombe fait l’analyse, autour de son axe majeur : « briser la dynamique indépendantiste ». 

 

L’été 1953, il publie un ouvrage, préfacé par Pierre Mendès-France, Aux frontières de l’Union française. Les pays dominants ont le devoir d’exporter leur « nationalisme » pour faire avancer les territoires qu’ils contrôlent. Par contre le nationalisme des pays dominés est une aberration. Il publie également des articles : « Mais oui je suis un nationaliste, un nationaliste convaincu et impénitent. Je ne suis pas seulement partisan de la présence française en Afrique, mais de l’expansion française, notamment dans le bassin de la Méditerranée, où notre droit de priorité est incontestable. Nous manquons de débouchés en Europe, nous en avons peu en Asie ; notre vie dépend de notre sort en Afrique » écrit-il dans Climats en septembre 1953. « Mare nostrum », française grâce à la conquête de l’Algérie : la Méditerranée est le « lac intérieur de l’Empire franco-africain ». 

 

En dix années, François Mitterrand s’est forgée une image d’homme de gauche : « son alliance avec le Rassemblement démocratique africain, ses prises de position contre la guerre en Indochine, son plan de réformes pour la Tunisie, sa démission après la déposition du sultan du Maroc, son rapprochement avec Pierre Mendès France et la haine qu’il s’est attirée dans certains milieux conservateurs : tout milite à l’orée de l’année 1954 pour (le) classer (…) parmi les progressistes ». 

 

« La victoire en chutant. 1954-1958 » : ce sont plus de 80 pages pour parcourir les années dominées par la guerre d’Algérie et la voie suivi par F. Mitterrand avant sa longue traversée du désert. L’Algérie entrant en résistance est sans doute l’épisode le plus connu du « septennat africain ». Une déclaration est restée collée au personnage : « l’Algérie, c’est la France ». L’historien affirme que la guerre a eu « un rôle déflagrateur sur les plans intellectuel et politique ». Pour lui, l’indépendance du pays est inenvisageable : l’Algérie est totalement intégrée dans sa représentation de l’Empire français. Elle est « la pointe avancée de la métropole sur le continent africain ». A la fin du mois d’octobre 1954, il est à la Foire d’Oran et déclare, entre autres : « nous n’avons pas à défendre ici la présence de la France parce que, pour nous, l’Algérie c’est la France ». 

 

Le 1er Novembre 1954 fait voler en éclats « la France méditerranéenne » que chérit François Mitterrand. Il aurait pu lire – ce qu’il n’a sans doute pas fait –, l’article d’André Mandouze, dans la revue Esprit en 1947, « Impossibilités algériennes ou le mythe des trois départements », qui mettait à mal le mythe de l’Algérie française : cet universitaire, militant anticolonialiste, distinguait deux réactions en France quand il est question de l’Algérie. La première réaction est celle de ceux qui y vont « en touriste, ou ce qui revient au même, en officiel. On y est allé comme ministre, par exemple. On y est resté quatre jours, le temps de faire le tour des problèmes ». Ce passage rapide fait voir la beauté du pays et on revient émerveillé. L’autre réaction est celle de qui connaît « vraiment l’Algérie pour y avoir vécu et travaillé et alors, en dépit de toute autre option politique, on sait trop bien par expérience que l’Algérie n’est pas la France ». 

 

Comme dans les chapitres précédents, le récit de T. Deltombe est précis et chronologique. Il lève, au fur et à mesure de son avancée, des masques, des contre-vérités, des ignorances. Il est entièrement centré sur le personnage politique et, en conséquence, ne mentionne que très peu les adversaires. Mais il appuie sur les lois adoptées que F. Mitterrand vote, la répression accentuée et les silences. Année après année, fonction après fonction, T . Deltombe raconte le parcours en conviction pour l’Empire colonial et, en ruses, pour arriver aux fins fixées. Au-delà de déclarations postérieures, il est difficile d’oublier l’accélérateur intransigeant qu’il fut pour les exécutions capitales de militants algériens : rappelons que Fernand Iveton, entre autres, lui doit sa mort par guillotine, « au nom du peuple français ». 

 

Comme dans les chapitres précédents, les encadrés sont passionnants : « Torture : François Mitterrand et la "Gestapo d’Algérie" » reprend des prises de position connues mais qu’il est bon de rappeler. Plus novateur encore, « Pour que l’Algérie soit et reste la France (25 juin 1955) » où est reproduit un texte peu connu, cité intégralement, montrant sans équivoque son positionnement « comme fervent partisan de l’Algérie française ». 

 

Son ami Houphouët-Boigny le console en quelque sorte des indépendances vraies qui, successivement, amaigrissent l’Union française : « La loi-cadre, dont il est un artisan avec Gaston Defferre et François Mitterrand, consacre cette balkanisation fort profitable aux intérêts français ». F. Houphouët-Boigny saura « se reconvertir » à l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle, comme il a toujours su le faire, dans son intérêt.  

 

Jusqu’au terme en 1958, François Mitterrand restera persuadé  du bien-fondé de ses idées ; ce sont « les manœuvres anglo-américaines » qui ont déstabilisé l’Afrique française. Encore en exercice, il doit assister aux cérémonies d’indépendance du Ghana en mars 1957 puis au premier anniversaire de l’indépendance de la Tunisie le même mois. Voyant Ferhat Abbas à la tribune d’honneur, le Garde des sceaux juge que cette présence est un affront insupportable pour la France, proteste et quitte Tunis sur-le-champ ! 

Au début de l’année 1957, les résistants camerounais sont brutalement réprimés. En regard l’annexe est un véritable portrait d’un actif « militant » de la Françafrique : « Félix Houphouët-Boigny, caution impériale et chantre de l’amour franco-africain ». 

 

L’« Épilogue. Métamorphoses et mystifications » reprend l’antériorité mais y ajoute une appréciation des caractéristiques du personnage historique. Comme il est écrit au chapitre 5 quand François Mitterrand a dû justifier son engagement vichyste : il a l’art de construire un « habile plaidoyer pro domo, plein d’omissions et d’euphémismes », chaque fois que sa carrière politique l’exige. Le dernier paragraphe donne le ton de cette conclusion :  

« Derrière les mensonges de François Mitterrand se cache un mensonge plus grand : celui d’un pays qui, ayant jadis concédé à ses colonies une liberté frelatée, se croit quitte de son passé colonial et débarrassé de ses crimes camouflés. Plus personne aujourd’hui ne croit ce mensonge français – ni les élites hexagonales qui continuent pourtant de le colporter ni les peuples dominés qui exigent la vérité ». 

 


L’Histoire éclaire les œuvres littéraires… ou inversement ! 


En lisant le livre si éclairant de Thomas Deltombe, je n’ai pu enlever mes lunettes de littéraire car nombre d’œuvres littéraires me revenaient à l’esprit, animant autrement et en complémentarité l’exposé historique et les actions du protagoniste. Plusieurs ouvrages me sont revenus en mémoire, cet échange Histoire/Littérature enrichissant les deux domaines. Sans m’y attarder, il faut citer l’écrivain ivoirien, Ahmadou Kourouma (1927-2003) et son premier roman, Les Soleils des indépendances (1968). Il n’y a pas que Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire… Ce sont ces quelques lectures que je veux partager.  



  

En premier lieu, une anecdote à la fois savoureuse et révélatrice racontée par Magyd Cherfi (né le 4 novembre 1962 à Toulouse) dans Ma part de Gaulois (2016). En 1981, l’année de son bac, des anecdotes racontées avec humour tissent le quotidien d’un jeune de cité toulousain, tiraillé entre les deux composantes de son identité. Le septième chapitre, au début du roman, est consacré à l’effet dévastateur que provoque chez les émigrés algériens l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Les parents sont effrayés : 

 

« - Ils disent que Mitterrand va gagner. 

-Mouhèl ! (Malheur !) qu’il a laissé échapper. 

(…) Je ne voyais que des regards longs comme des couloirs de prison. 

-Ils vont nous expulser comme des chiens, fallait s’y attendre, a dit ma mère, on aurait dû partir de nous-mêmes, ça nous aurait évité une humiliation de plus… 

(…) Dans la rue, des attroupements de poules caqueteuses se sont formés. 

-Ils vont venir nous chercher, préparez vos affaires, ne prenez que l’essentiel. 

Partout la parano a adoubé la rumeur. 

- Des cars entiers vont débouler pour nous ramener chez nous. 

- Ils vont vider les cités de leurs habitants. 

(…) De l’intérieur des maisons la cacophonie suintait, ça parlait bas, ça répondait deux tons au-dessus : 

-Mitterrand ? Mais y déteste les Arabes. 

(…) 

 - C’est pas la gauche qui leur fait peur, c’est Mitterrand ! (…) Révise tes classiques, pour eux, il reste le ministre de la guerre d’Algérie, frérot… Il a couvert la torture au nom de la République…(…) Pour nos vieux, le criminel, c’est pas l’armée, les ordres, c’est Mitterrand qui les a donnés, la guillotine c’est lui qui l’a fait tourner… Eh oui, de 54 à 57, écoute bien, il a refusé la grâce à tous les militants du FLN condamnés à mort. 

- Mais y veut abolir la peine de mort ! 

- Et alors, ça absout le crime ? » 


 

Du côté des barrages faits à d’autres possibilités de gérer la question coloniale à la moitié du XXe siècle, (re)lisons le roman de Sylvain Pattieu (né en 1979 à Aix-en-Provence) en janvier 2024, présenté dans Collateral. Une loi, en faveur de la reconnaissance des droits des colonisés avait été portée et défendue par le député socialiste de Dakar, Lamine Guèye, exigeant la citoyenneté française pour tous les ressortissants de l’Empire. Les défenseurs de l’ordre maintenu s’y étaient opposés mais la loi était passée. C’est à partir de la distorsion de ce fait que le romancier travaille pour construire son uchronie. Donc, dans la réalité historique, un événement a bien eu lieu mais il n’a pas modifié le cours de l’Histoire. Qu’à cela ne tienne, Sylvain Pattieu décide que oui et nous voilà embarqués dans une Union française donnant des droits égaux à ses dominés : « L’Union française avait remplacé l’Empire, Aimé Césaire en avait été lu président ». 



 On peut relire ou découvrir le grand écrivain camerounais, Mongo Beti (1932-2001) qui a édité essais et romans sur la résistance camerounaise : en 1972, Main basse sur le Cameroun, autopsie d’une décolonisation (livre interdit) ; en 1986, Lettre ouverte aux Camerounais ou la deuxième mort de Ruben Um Nyobé et, en 1993, La France contre l’Afrique. Retour au Cameroun. Ces titres sont à connaître mais surtout, en 1974, son roman, Remember Ruben qui, construit autour du destin de l’orphelin Morzamba, évoque la décolonisation, l’implication des gens dans la résistance, les  résistants célèbres qu’il rencontre dont Ruben Um Nyobé, l’espoir fou de cette période où les Camerounais voulaient prendre leur destin en mains. Mongo Beti a été un adversaire inlassable de la Françafrique. 




S’il est difficile de faire lire autrement l’icône Albert Camus quand on parle de l’Algérie, j’ai été frappée tout au long de ma lecture par la convergence entre les idées exposées de François Mitterrand et de Pierre Mendès France et celles, en particulier, qu’on peut lire dans les essais journalistiques de Camus. « Homme de son temps » dit-on souvent, il absorbait les analyses et projets politiques de ces partisans d’un Empire français réformé mais non décolonisé. Si ses œuvres littéraires situées en Algérie montrent sa connaissance et son amour de cette terre, si une partie de sa création est pétrie de ce pays où « le sol » est magnifié alors que les Algériens qui le peuplent sont à peine esquissés, la position citoyenne de Camus a été et est restée « française », n’envisageant pas une seule fois que l’Algérie puisse tenir les rênes de son destin sans autre maître d’attelage que la France. En juin 1953, son nom apparaît aux côtés de celui de François Mitterrand (et d’autres) lors de la création du comité France-Maghreb qui « exige le respect des droits humains en Afrique du Nord et la recherche d’une solution pacifique aux problèmes tunisien et marocain ». 

n juin 1958, Camus publie Actuelles III/ Chroniques algériennes où il marque son refus d’une Algérie libérée du colonialisme dans les termes définis par les représentants algériens, comme il l’exprime clairement dans son Avant-Propos : « J'ai essayé de définir clairement ma position. Une Algérie constituée par des peuplements fédérés, et reliée à la France, me paraît préférable, sans comparaison possible au regard de la simple justice, à une Algérie reliée à un empire d'Islam qui ne réaliserait à l'intention des peuples arabes qu'une addition de misères et de souffrances et qui arracherait le peuple français à sa patrie naturelle ». 

 



 

Dernière lecture, toute récente, pour approcher au plus près la Tunisie du XXe siècle, le roman d’Amira Ghenim (née à Sousse en 1978), Le désastre de la maison des notables, traduit de l’arabe par Souad Labbize. 

 

Aux frontières d’un récit qui tourne autour (ou encercle) la protagoniste silencieuse, Zbeida, scrutée et protégée mais surtout malmenée par famille et belle famille pour avoir osé espérer épouser Tahar Haddad, apparaissent les luttes âpres pour l’émancipation des femmes entre partisans et adversaires, ceux-ci véritablement déchaînés ; la lutte des classes ; les déviances sexuelles où la domination masculine donne sa pleine mesure. Il y a aussi une remise en question de l’esclavage domestique à travers les personnages des domestiques. 



 

Thomas Deltombe, L’Afrique d’abord ! Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français, La Découverte, août 2024, 333 p., 22€. 

 

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