Que l’extrême droite mène une bataille culturelle sans répit, la chose est désormais entendue. Qu’elle fasse reculer tous les progressismes, remette violemment en cause le droit des femmes et s’attaque à toutes les minorités, c’est peut-être désormais notre quotidien le plus sûr. Mais que le macronisme ait favorisé l’émergence d’une extrême droite de gouvernement, voilà qui est plus délicat à admettre, et pourtant c’est l’évidence. Tel est le fort et juste propos de Sébastien Fontenelle dans Macron et l’extrême droite : du rempart au boulevard, un essai implacable qui montre combien la fascisation est désormais à l’œuvre. Collateral est parti à la rencontre de l’essayiste le temps d’un grand entretien sur cette faillite morale et politique du macronisme.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre dernier essai, si juste et si pertinent, sur l’époque que nous traversons : Macron et l’extrême droite : du rempart au boulevard qui a paru il y a peu aux éditions Florent Massot/Blast. Comment vous est venu le désir de décrire et d’analyser la manière dont Emmanuel Macron, d’abord élu comme rempart afin d’éviter la victoire de Marine Le Pen, s’est progressivement transformé en véritable boulevard pour les idées d’extrême droite les plus violentes ? Y a-t-il un événement en particulier qui a déclenché en vous le souhait de donner une suite aux Empoisonneurs, l’un de vos précédents essais, l’un des meilleurs parus depuis longtemps qui décrivait comment, depuis le début des années 2000, le débat public en France était gangréné par l’islamophobie notamment ? Enfin, avez-eu tout de suite l’envie de construire, comme Les Empoisonneurs, votre essai comme une implacable mécanique factuelle, où chaque événement et chaque polémique conduisent à une situation tragique telle que nous la vivons ?
La réponse est assez basique : je crois qu’à un moment, à force de constater que les complaisances de Macron pour l’extrême droite n’en finissaient jamais de s’additionner, il fallait peut-être constater, très simplement, que ça commençait à faire vraiment beaucoup. Et qu’en tout cas nous étions confrontés là à quelque chose qui ne relevait pas seulement d’une consternante désinvolture, mais qui ressemblait à une disposition, ou une inclination.
Par ailleurs j’étais de plus en plus étonné (et un peu énervé aussi) par la nonchalance de la presse dominante, fût-elle de référence, qui continuait, imperturbablement, à ne pas voir cette inclination présidentielle.
Il n’y a pas eu d’événement déclencheur particulier : plutôt ce constat, donc, de plus en plus évident, que le doute n’était plus permis sur ce mouvement général du macronisme.
Tout de même : j’ai été spécialement marqué par la courte séquence qui a suivi la réélection d’Emmanuel Macron en 2022 grâce aux voix d’un électorat dont l’unique motivation était d’éviter une victoire du Rassemblement national, et au cours de laquelle nous avons vu le parti présidentiel offrir deux vice-présidences de l’Assemblée nationale au RN. Cela m’a donné l’impression que les macronistes ne se sentaient plus tenus par aucune retenue, qu’ils ne se cachaient même plus pour offrir des cadeaux à cette extrême droite contre laquelle ils continuaient cependant à prétendre faire barrage – et la suite l’a amplement confirmé.
D’emblée, ce qui ne manque pas de frapper à la lecture de Macron et l’extrême droite, ce sont les deux temps que vous articulez dans le processus de fascisation de la France que les deux mandats Macron mettent en œuvre. Le premier temps s’affirme, dites-vous, comme celui des compromissions de Macron avec l’extrême droite : cette compromission ne met pas longtemps à se signaler et débute dès le soir de sa victoire en 2017 par l’usage du même mot pour désigner deux entités antagonistes, à savoir le terme « extrémisme ». En usant d’un mot générique qui fait peur, qui connote le terrorisme et fait disparaître tout clivage politique, Macron entretient ce que vous désignez comme « une confusion délétère ». En quoi cette confusion vient-elle paradoxalement renforcer le RN en désignant comme cible LFI ? En quoi une telle formule montre qu’il ne s’est finalement, contrairement au souhait des électeurs de Gauche qui ont voté pour lui, pas engagé à contenir Le Pen ?
Au soir du 7 mai 2017, immédiatement après son élection, gagnée déjà grâce aux voix des millions d’électeurs et d’électrices de gauche qui ont voté pour lui à la seule fin d’éviter une victoire de Marine Le Pen, Macron prononce un premier discours dans lequel il s’adresse à ces « Français qui ont », explique-t-il, « simplement voté pour défendre la République face à l’extrémisme ».
Le problème est que ces citoyens, contrairement à ce que prétend le nouveau chef de l’État, n’ont absolument pas voté contre « l’extrémisme » : ils ont voté contre l’extrême droite, et ce n’est pas du tout la même chose.
Dans le cours de la même soirée, Macron prononce d’ailleurs une seconde allocution durant laquelle il mentionne, cette fois, « les votes extrêmes » – alors même, répétons-le, qu’il n’y a eu qu’un seul et unique « vote extrême », dans cette élection présidentielle : celui qui a permis à Marine Le Pen de se qualifier pour le second tour.
Par deux fois, donc, Macron, élu pour faire barrage à l’extrême droite, refuse, dès le tout début de son règne, de la nommer pour ce qu’elle est – et la dilue au contraire dans un plus vaste ensemble fantasmagorique, dont il ne précise évidemment pas les contours, et pour cause : « Les extrêmes ».
Par la suite, les macronistes vont préciser ce qu’ils entendent par cette expression : dans leur propagande, elle désigne, d’une part, la gauche réunie autour de La France insoumise, et, de l’autre, l’extrême droite xénophobe – qui sont donc mises dans le même sac.
Dans cet exercice, Élisabeth Borne s’illustre, pendant l’année et demie qu’elle passe à Matignon, par une particulière application : elle ne cesse de psalmodier que La France insoumise et le Rassemblement national sont deux formations extrémistes, qui se situent l’une et l’autre hors de ce que le parti présidentiel appelle indifféremment « l’arc » ou du « champ » républicain.
Dans la réalité, pourtant : LFI n’a rien d’une organisation extrémiste. C’est un tranquille parti social-démocrate, dont le programme est beaucoup moins radical que ne l’était par exemple celui du Parti socialiste en 1981 – mais qui, c’est vrai, refuse encore de transiger avec un certain nombre de principes progressistes élémentaires, et qui, de ce simple fait, reste seul, aujourd’hui, après quarante années de reniements « socialistes », à incarner au Parlement une gauche d’opposition un peu consistante.
Pour les macronistes, ce n’est pas tolérable : c’est la raison pour laquelle ils s’efforcent de disqualifier cette formation en la présentant comme une « extrême gauche » qu’ils mettent dans le même sac que l’extrême droite.
C’est un premier cadeau fait à l’extrême droite, puisqu’en suggérant ainsi que cette gauche démocrate et antiraciste n’est pas moins menaçante que l’extrême droite autoritaire et xénophobe, ils relativisent et minimisent très considérablement la dangerosité de cette droite nationaliste, en même temps qu’ils déprécient et discréditent les forces politiques progressistes les plus déterminées à la combattre.
Mais il y a ensuite un second cadeau, car dans les faits, le parti macroniste se montre beaucoup plus avenant et souple à l’égard de l’extrême droite qu’à l’égard de la gauche – et cela devient très voyant quand, par exemple, l’ineffable Éric Dupond-Moretti, qui aime pourtant se draper dans des postures d’adversaire intransigeant du Rassemblement national, suggère très tranquillement à des élus de ce parti de saisir le procureur de la République du cas de quelques députés insoumis qui ont eu l’effronterie de participer à un rassemblement interdit célébrant la mémoire d’Adama Traoré. Cet épisode est passé relativement inaperçu, mais il est tout à fait édifiant, puisqu’en somme, par une telle suggestion, cette éminence macroniste associe très directement l’extrême droite à la répression qui, depuis plusieurs années, s’abat systématiquement sur quiconque ose manifester – à l’exception notoire des agriculteurs, qui semblent quant à eux bénéficier, comme nous le démontre l’actualité des derniers jours, d’un blanc-seing leur permettant de se livrer impunément à des déprédations.
Le second temps de la fascisation de la vie publique et politique française s’affirme lors de la fin du premier mandat et le début du second : c’est le moment de l’accélération. Il se place sous le régime de l’émancipation du respect de la vérité ainsi que vous le dites. Vous allez même plus loin, et de manière convaincante, en affirmant que Macon n’a pas insensiblement changé d’avis sur différents sujets mais a su dissimuler combien, à la vérité, il a toujours été un réactionnaire invétéré caractérisé par sa haine des pauvres et son rejet des étrangers car, avant tout, déterminé par une haine classiste de la haute bourgeoisie. En quoi ces mensonges constants, cette « relation élastique à la vérité » de Macron comme vous la désignez encore, forment-ils un pont d’or pour Marine Le Pen ? En quoi d’emblée est-ce un témoignage de complaisance à l’égard du RN qui désigne LFI comme un parti d’extrême gauche alors qu’il s’agit d’un parti réformiste somme toute classique puisque sans aucun devenir révolutionnaire ? Quel est ainsi le but de cette fascisation qui, désormais, ne se cache même plus ?
Je crois que cette « émancipation de la vérité », comme vous l’appelez, est même plus ancienne que ça, et qu’elle a été, dès son début, consubstantielle au règne d’Emmanuel Macron.
Il est bien évidemment arrivé aux prédécesseurs de ce président de mentir, plus qu’à leur tour, mais lui a porté l’exercice à son acmé : tout ce qu’il dit, ou presque, depuis sept ans, est faux, mensonger, trompeur – à commencer bien sûr par ses promesses répétées de « faire barrage » à une extrême droite qui, depuis 2017, court de triomphes sondagiers en succès électoraux.
Pour vérifier que sa présidence est véritablement orwellienne en ce qu’elle remplace systématiquement le faux par le vrai – et inversement –, on peut par exemple se référer à une toute récente performance médiatique de l’excellent M. Darmanin, qui, trois jours – montre en main – après que des viticulteurs avaient revendiqué l’attentat ayant soufflé un bâtiment de la Direction régionale de l'environnement à Carcassonne, dans l’Aude, est allé expliquer sur TF1, devant des millions de téléspectateurs qui avaient vu les images des dégâts causés par cette explosion, et pour la plus grande stupéfaction du journaliste qui l’interviewait, que les agriculteurs n’attaquaient pas les bâtiments publics.
Fort de ce gigantesque mensonge, ce ministre qui dans le cours des seuls derniers mois a déchaîné contre des millions de Français mobilisés contre la réforme des retraites ou pour la protection de l’environnement une répression policière d’une férocité inouïe – et qui a même traité certains de ces manifestants de « terroristes » – a pu expliquer qu’il n’était pas question d’« envoyer les CRS » contre les agriculteurs.
Il y avait dans cette ahurissante séquence plusieurs messages importants.
Le premier est que désormais, les macronistes ne s’embarrassent plus guère de faux-semblants, et mentent très ouvertement et très effrontément, alors même qu’ils savent que nous savons et pouvons prouver qu’ils mentent.
Le second est qu’ils sont décidés à faire un tri entre, d’une part, les citoyens qui ont le droit d’exprimer librement leur mécontentement, fût-ce en faisant exploser un bâtiment administratif – et il n’est bien sûr pas question ici de minimiser la légitimité des revendications des agriculteurs –, et, d’autre, les mauvais sujets qui ne posent pas de bombes, mais qui sont tout de même présentés comme des terroristes, et dont les protestations doivent par conséquent être violemment réprimées.
Et bien sûr, ces mensonges et cette hiérarchisation sont pain béni pour l’extrême droite, qui avance depuis toujours à grands coups de contre-vérités – sur l’immigration, pour ne citer que cet exemple évident – et de classement des individus et des groupes sociaux en fonction de leurs mérites ou de leur dangerosité fantasmés, et dont les manières de faire se trouvent ainsi légitimées au plus haut sommet de l’État macroniste.
Si votre essai déploie la trajectoire de compromissions et d’accélération vers l’extrême droite des macronistes, vous ne manquez également pas de souligner combien cette fascisation bénéficie de complicités, notamment dans les médias. Vous pointez ainsi le rôle du commentariat médiatique qui, dites-vous, assume une « écrasante responsabilité dans cette normalisation des obsessions de la réaction ». En quoi ainsi l’éditorialisme qui sévit ainsi du Figaro jusqu’à CNews en passant par Le Monde contribue-t-il à une normalisation voire une notabilisation des élus du RN ? Peut-on parler ainsi d’une fascisation des groupes de presse selon vous ?
Le commentariat éditocratique suit sa pente droitière, qui n’a, par elle-même, rien de nouveau – son islamophobie rabique, par exemple, ne date pas du macronisme –, mais dont l’inclinaison est de plus en plus ma rquée.
Ce qui est nouveau est que la réaction est désormais complètement hégémonique dans le champ médiatique – et ne s’en cache d’ailleurs plus guère : elle semble avoir globalement renoncé à brailler tous les deux matins qu’elle ne peut « plus rien dire ».
Cette installation restera comme un legs du macronisme, qui aura, de bout en bout, accompagné, par exemple, la consolidation des médias du groupe Bolloré – où ses représentants continuent de parader, en dépit de l’évidence qu’ils sont, pour le dire très gentiment, hors des clous.
Il ne faut jamais oublier, par exemple, que le chef de l’État lui-même a décroché son téléphone pour exprimer son plein soutien à un éditocrate qui avait déjà été plusieurs fois condamné pour provocation à la haine raciale ou religieuse, et qui fait toujours l’objet de poursuite pour contestation de crime contre l’humanité : cela, qui est trop rarement rappelé, en dit très long, me semble-t-il, sur Emmanuel Macron.
Mais une fois qu’on a fait le constat, relativement évident, que des médias réactionnaires très lourdement subventionnés, comme Le Figaro, ne font même plus semblant de ne pas porter pencher vers l’extrême droite, il faut regarder aussi ce qui se joue du côté d’un journal comme Le Monde, quotidien dit « de référence » qui, paré de sa respectabilité, n’a cessé d’accompagner la droitisation du régime – en abusant lui aussi de la fustigation des « extrêmes » (et en réservant certains de ses coups les plus sévères à la gauche insoumise), ou en entretenant, jour après jour, la fiction d’une présidence dédiée à la lutte contre l’extrême droite.
Le Monde vient de par exemple de confectionner, immédiatement après la glaçante déclaration de politique générale du nouveau Premier ministre, qui n’était qu’un long braconnage sur les terres de l’extrême droite, ce titre quelque peu hallucinant : « Gabriel Attal oriente sa politique vers les classes moyennes pour contrer le RN. »
Pas du tout : en s’alignant sur ses fantasmes, il renforce encore ce parti dont un ancien président avait fort justement édicté que les électeurs, lorsqu’il est question de nationalisme antisocial, « préfèrent » toujours « l’original » à ses copies – théorème qui, au fil du temps, et au fur et à mesure que de hauts esprits se targuaient de ramener dans le giron républicain un électorat prétendument « égaré » à l’extrême droite, n’a cessé de se vérifier.
Enfin ma dernière question serait la suivante : pensez-vous que l’extrême droite a d’ores et déjà gagné la bataille culturelle ? Elle a réussi, via Hanouna ou les commémorations de Barrès et Maurras, à imposer ses idées, ses thèmes et même son lexique sur tous les tons. Est-ce que finalement nous n’avons pas déjà perdu face au seul réarmement qui a réellement lieu, le « réarmement idéologique » qui réactive l’imaginaire belliciste propre à l’extrême droite depuis Barrès ? Enfin, comment le camp progressiste pourrait-il dès lors réagir ?
Là, tout de suite, je vais avoir un tout petit peu de mal à vous dire que je suis parfaitement euphorique, et pleinement confiant en l’avenir...
Comme vous le dites, et même si, là encore, nous parlons d’un mouvement général déjà ancien dans lequel les « socialistes », notamment, portent une écrasante responsabilité – rappelons-nous les vociférations d’un Manuel Valls contre les Roms et les migrants – et où le macronisme est un cristallisateur : il serait difficile de nier que l’extrême droite donne aujourd’hui le « la » du discours public, qui s’articule principalement autour de ses thèmes de prédilection.
La période est pour le moins difficile, pour ne pas dire consternante : l’actualité, où qu’on porte son regard, est partout accablante, et semble signer partout l’extrême droitisation du monde.
Quand j’en parle avec des amis, le même constat revient sans cesse : nous ressentons tous un mélange pesant de fatigue, de colère, d’inquiétude.
Mais nous pouvons essayer de ne pas nous laisser complètement gagner par la désespérance, et de ne surtout pas nous résigner au pire, en prenant bonne note de ce qu’en réalité, au-delà du champ médiatique où la réaction parade, nous sommes infiniment nombreux – comme l’a encore montré la magnifique mobilisation contre la réforme des retraites –, et que nous pouvons peser : en Allemagne, par exemple, les énormes mobilisations de ces derniers jours contre l’extrême droite néonazie se sont immédiatement traduites par sa contre-performance dans les urnes.
Après l’hiver, vient le printemps.
Sébastien Fontenelle, Macron et l’extrême droite : du rempart au boulevard, Massot-Blast, octobre 2023, 128 pages, 15,90€