À quand remonte mon dernier voyage en Hongrie et à Szeged ? Parce que je vais toujours à Szeged quand je me rends en Hongrie. À quand, donc ? Avant le confinement et la covid, c’est certain… Mais, exactement, à quand ? J’ai le plus grand mal à m’en rappeler. Le temps non seulement passe vite mais de surcroît il file entre les souvenirs que l’on conserve, sans véritable épaisseur. D’ailleurs de cette mission d’enseignement – parce que c’en était une –, mission effectuée alors que j’étais encore en activité, je n’étais pas émérite, c’est sûr, de ce séjour que me reste-t-il ? Des images mais lesquelles ? Des sensations, des impressions, un bouquet de sentiments ? Mes efforts de remémoration produisent un méli-mélo de réminiscences, dans une succession confuse d’époques.
J’ai noué avec la Hongrie une idylle qui a commencé dans les années 1970. De ce pays, je suis tombé amoureux sans l’avoir vu, de sa réalité je ne me faisais que des idées, il y était question de désir, d’amour et de mort, et toujours de cinéma, de littérature et de musique : Bela Lugosi me provoquait de délicieux frissons ; la Comtesse Erzsébeth Báthory m’exaltait, laquelle avait les traits de Paloma Picasso filmée par Walerian Borowczyk, tandis que la surréaliste Valentine Penrose lui avait précédemment consacré un roman « gothique » et lesbien ; Miklós Jancsó me chavirait par son lyrisme, avec Rouges et blancs (1967), Sirocco d’hiver (1969) et bien sûr Psaume rouge (1972) qui, à Cannes, a décroché la palme d’or ; et les compositions de Béla Bartók me ravissait, son Mandarin merveilleux portait en effet mon enthousiasme au plus haut…
Très jeune militant, je m’adonnais à cette fantasmagorie en la rehaussant de l’image que je me faisais de la République des conseils (21 mars – 1er août 1919), ce qui me permettait de ne pas trop m’interroger quant à ce que signifiait l’écrasement de l’insurrection de Budapest par les chars soviétiques. J’optais pour le déni plutôt que pour le désespoir et une analyse serrée de cette terrible répression. La déclaration surréaliste « Hongrie, soleil levant » était sans équivoque : « La défaite du peuple hongrois est celle du prolétariat mondial », j’en approuvais les termes, toutefois je préférais ne pas « constamment » m’y référer tant il m’était douloureux que les vainqueurs de Stalingrad fussent devenus, en 1956 à Budapest (et en 1968 à Prague), des émules de Gallifet, fort heureusement en Chine une promesse semblait s’être levée : une révolution dans la révolution empêcherait peut-être l’Histoire de bégayer en se répétant en insoutenable tragédie.
Pour ne pas naufrager mon idéal, je me réfugiais dans un songe dirigé où la Hongrie se révélait terre d’épopée, la portée du soulèvement de 1956 en était minimisée… 1956, je suis né cette année-là… 1956, du 23 octobre au 10 novembre, la population de Budapest s’insurge et sa révolte est jugulée ; je n’ai alors que quelques mois. 1956, donc. Aujourd’hui, en ce printemps 2024 sans œillets ni élan, dans ces lignes que vais-je brosser si ce n’est le tableau de ma Hongrie au crépuscule de mes illusions ?
La Hongrie et Szeged, quand y suis-je venu pour la première fois ? En 2007 ? Impossible de préciser. N’était-ce pas à la fin de 2006 ? En tous les cas, Viktor Orbán n’était pas au pouvoir. À l’université, le département de français était dirigé par Geza Szász. Le soir même de mon arrivée, déambulant seul dans les rues de la cité, lorsque j’ai traversé Klauzál tér, la place au numéro 5 de laquelle Lajos Kossuth, l’un des chantres de la liberté et de l’indépendance hongroises, a prononcé son dernier discours avant de partir pour l’exil, j’ai eu l’impression d’évoluer à l’intérieur d’un tableau métaphysique de Giorgio de Chirico, entre la fabrique du rêve et la solitude des signes.
Szeged compte environ 160 000 habitants. Elle est située au bord de la Tisza, un affluent du Danube, près de la Serbie et de la Roumanie. En 1872, lors d’une crue, la rivière en débordant l’a ravagée. Une importante aide internationale a été réunie pour sa reconstruction selon un plan en demi-camembert (avec voies transversales, périphériques et irradiantes, les périphériques portant les noms des villes donatrices). Des joyaux architecturaux néo-classiques ou de style art nouveau sont médiocrement entretenus ou insérés dans un tissu urbain hétéroclite qui ne les met pas forcément en valeur – tous ne bénéficiant pas du soin apporté à la conservation du palais Reök.
D’imposantes digues continuellement renforcées et surélevées ont préservé Szeged de nouvelles submersions malgré le niveau des eaux atteints par des inondations plus récentes et potentiellement catastrophiques, ainsi que l’attestent les mesures gravées dans le béton de la muraille de protection.
À chacun des séjours que j’y ai effectués, Szeged m’est apparue comme ces personnes qui, avec l’âge, ou après une maladie sévère, flottent dans des habits trop grands pour elles, ce qui d’ordinaire provoque de la gêne et de l’embarras chez leurs interlocuteurs, lesquels ne savent pas quelle attitude adopter envers elles, et bien qu’ils considèrent que, pour des nourrissons et des enfants, il est sage et judicieux de choisir des vêtements d’une taille au-dessus de celle qu’ils ont, afin qu’ils n’y soient pas engoncés du fait de leur croissance… Si l’on m’accorde de filer cette métaphore, je dirai que Szeged a rapetissé dans l’ordre du symbolique et que, dans la réalité, elle ne tient plus le rang que les rapports géopolitiques de domination en Europe centrale lui avaient attribué. Cette semaine, en rejoignant le soir la chambre où je loge, au siège de l’Académie des Sciences, j’imagine être l’unique résident d’un Marienbad magyar, la rutilance baroque en moins. Faute de moyens adéquats, bien des bâtisses et des demeures de la bourgeoisie de la charnière du XIXe et du XXe siècles périclitent, ou ont été affectées à des emplois et des fonctions différents de ceux pour lesquels elles avaient été édifiées, ainsi de celle où je dors, conçue initialement pour être un hôtel des plus confortables. De surcroît, depuis ma descente d’avion, je discerne autour de moi des traits (du mobilier, des agencements intérieurs, des gadgets, des enseignes) que j’assimile à ma représentation des années 1950-1960 en France et que le basculement dans le capitalisme distributif et la société de l’information a littéralement effacés. Pour le moment, ici, quoique forcissant le vent d’ouest n’a pas tout emporté.
Szeged est une ville de province à la voirie et aux façades recouvertes – je crois bien : en toutes circonstances – d’un fin dépôt de poussière. Nombre de ses commerces sont, comme par exemple Boulevard Tisza Lajos, en sous-sol des immeubles dont la brique est dissimulée sous un enduit de plâtre (jaune, saumon, vert tendre, etc.) parfois endommagé, une porte vitrée au bas de quelques marches faisant office de vitrine ou une fenêtre étroite donnant sur un trottoir au pavage ou au bitume déformé par les racines des arbres qui y sont plantés, fréquemment la peinture des volets et des chambranles s’écaille.
En dépit des travaux, parfois d’envergure, engagés par les autorités et le privé, Szeged me semble une bourgade qui, après avoir eu son heure (parfois résolument « versaillaise », quand l’état-major des troupes françaises combattant Béla Kun y installe ses quartiers, en 1919), est engagée dans un inéluctable processus d’engourdissement et de marginalisation coïncidant avec ce qu’il advient de la Hongrie et de plusieurs autres pays anciennement socialistes, le transfert d’une subordination à une autre, en particulier dans le domaine industriel. Lors d’un déjeuner, l’un de mes hôtes se montre à ce sujet loquace. Il me confie que les vicissitudes essuyées par la Hongrie lors de la révolution de 1848 et à l’occasion du réveil des nationalités lui ont enseigné que son autonomie et sa souveraineté n’étaient assurées que si elle avait un allié solide auquel, afin de ne pas être vassalisée par lui, elle opposait un ami plus lointain qu’elle maintenait à distance pour ne pas être satellisée par ce dernier.
En une phrase, mon collègue a synthétisé la « philosophie » et les principes qui fondent et innervent les relations internationales de son pays, et il a caractérisé les gesticulations et rodomontades d’Orban vis-à-vis de l’Union européenne et de Bruxelles, des États-Unis d’Amérique et de l’O.T.A.N., et de la Russie, lesquelles ont à bien des égards valeur de compensation : la chute du mur en 1989, l’implosion de l’Union soviétique en 1991 et la dislocation du pacte de Varsovie ont réorienté les flux économiques et les liens des États d’Europe centrale et orientale, les désarrimant de Moscou pour les assujettir à Berlin, en tant que sous-traitants et fournisseurs d’une main d’œuvre qualifiée à exploiter sur place, sans qu’il soit nécessaire de transformer la majorité de ces travailleurs en immigrés.
Les mauvaises langues dont je suis – ou les esprits quelque peu lucides – estiment que les conditions du débat idéologique en Hongrie et ses scandaleux raccourcis, si nous les examinons de près, permettent de mieux déchiffrer la logorrhée et la fringale médiatique d’un Emmanuel Macron qui, à propos des conflits en Ukraine et à Gaza, avec l’organisation des Jeux Olympiques et de multiples célébrations, tricotent les mêmes ficelles de manière à camoufler sous la guimauve et de lénifiantes rengaines la consternante récession sociale à laquelle il préside, une épaisseur de papier de cigarette ne distinguant plus l’extrême-droite qui souhaite s’emparer des manettes du centre extrême qui prétend lui « faire barrage ».
Se contorsionnant depuis des siècles pour échapper à l’appétit des puissances continentales et de ses voisins, en perpétuel équilibre entre les sphères germanique et turque, et une Russie soupçonnée de ne pas avoir renoncé aux desseins du tsar Pierre Ier, la Hongrie est une petite nation qui rumine, s’agite et tempête dans le but de se convaincre d’avoir encore suffisamment de poids pour compter.
Or la potion qu’il lui faut avaler est amère, c’est celle de sa constante dépendance économique : avant-hier vis-à-vis du IIIe Reich, hier de l’Union soviétique, aujourd’hui de l’Allemagne fédérale. L’écrivain Imre Kertész l’a pointé : le désarroi de ses compatriotes découle d’un Traité de Trianon (4 juin 1920), jamais accepté, qui a amputé la « Grande Hongrie » de très vastes territoires et a assigné à plus de 30 % de sa population le statut de minorité puisque, si le principe d’autodétermination des peuples a été reconnu aux alliés des vainqueurs de la guerre, il a été refusé aux Hongrois.
Aussi, à Szeged, convient-il de se demander qui, parmi les institutions et les individus, a été ou est en contact avec la Voïvodine (en Serbie), et le Banat et la Transylvanie (en Roumanie). En ce qui me concerne, je ne perds pas de vue que l’université qui, pour une énième fois, m’accueille a été établie en 1872 à l’initiative de celle de Kolozsvár (Cluj-Napoca pour les Roumains) et a servi de repli en 1921 à l’Academia (constituée en 1581) de cette même ville ; et que, sur la zone immédiatement frontalière avec le Serbie, en 1999, pendant la guerre du Kosovo, des bombes ont été larguées par erreur par des avions de l’O.T.A.N. autorisés à survoler l’espace aérien hongrois et à utiliser la base de Taszár.
Ces questions sensibles nourrissent une mentalité encline à flétrir et à vitupérer « un grand oppresseur » (l’Occident, l’U.E., l’O.T.A.N., etc.), responsable de tous les maux, et à stigmatiser un « bouc émissaire minoritaire » (les Juifs, les Tziganes, les migrants) « aux dépens duquel » l’opinion « peut étancher sa soif impuissante de vengeance » (Imre Kertész). Elles pourvoient le terreau du nationalisme et du conservatisme extrême d’Orban et de son équipe lesquels ne se contentent pas de jouer des coudes, la politique qu’ils mènent accentuent la démoralisation et la démobilisation du corps social, surtout des jeunes qui, dans une proportion notable, désirent s’expatrier. Loin de n’être que des matamores, Orban et ses affidés du parti Fidesz-Union civique hongroise instrumentent les peurs et les préjugés, exacerbent le racisme et la xénophobie, aggravent les discriminations sexistes, homophobes et transphobes. En 2015, en réponse à ce que les médias ont pudiquement appelé « la crise migratoire », leur décision d’ériger une barrière grillagée, derrière une clôture en fils barbelés à lames, entre la Hongrie et la Serbie (un dispositif similaire a été bâti entre la Hongrie et la Croatie), témoigne de leur dérive autoritaire et sécuritaire.
L’émergence d’un rival à Orban, tout aussi démagogue et dangereux, un transfuge de Fidesz, en l’occurrence Péter Magyar (il est entré en lice après les démissions en février de la Présidente de la Hongrie, Katalin Novák, et de la ministre de la Justice, Judit Varga, son ex-épouse, compromises dans une affaire de grâce accordée au complice d’un pédocriminel) n’assurera pas le renouveau, je le parie, d’autant qu’« Unis pour la Hongrie », l’opposition (hétéroclite) à Orban (des socialistes aux tenants de Jobbik, mouvement en provenance de l’extrême-droite et en opération de recentrage) est à ce stade difficilement audible.
Comme les positions ultra-réactionnaires d’Orban sont au diapason de celles défendues, en Europe et dans le monde, par les plus grossiers partisans de la régression sociale, Budapest les rallie et leur offre des tréteaux, ainsi ce jeudi 25 et ce vendredi 26 avril, le forum trumpiste Conservative Political Action Conference (CPAC) s’y est ouvert, avec Viktor Orban en bateleur, et une brochette de sinistres personnages en « vedettes américaines », parmi lesquels Geert Wilders du Partij voor de Vrijheid (PVV) des Pays-Bas, Tom Van Grieken du Vlaams Belang belge, l’Espagnol Santiago Abascal de Vox, le Polonais Mateusz Morawiecki, le Slovène Janez Jansa, le Brésilien Eduardo Bolsonaro (fils de l’ex-président), deux ministres du cabinet de guerre de Netanyahou, le Français Fabrice Leggeri (qui, aux élections européennes, figure sur la liste du Rassemblement national) et une ribambelle d’élus républicains étatsuniens. En cette désolante cour des miracles, manquait à l’appel Giorgia Meloni pourtant enthousiaste amie d’Orban…
Sur le point de quitter Szeged, un brin mélancolique, je me suis avisé que probablement, jamais, je n’assisterai à « la floraison de la Tisza », l’éclosion des plus longs éphémères d’Europe, des éphéméroptères de douze centimètres (en latin, Palingenia longicauda ; et en hongrois, tiszavirág, « fleur de Tisza »), dont les larves se fixent dans la vase et la boue pendant trois ans, et qui prennent leur envol entre fin mai et la mi-juin. En voie d’extinction à cause de la pollution, ils ne se trouvent que dans de rares cours d’eau de Roumanie, de Slovénie et de Bosnie-Herzégovine. Ils ne naissent que pour se reproduire, et meurent très vite, sans s’être alimentés, car ils n’ont pas de bouche ni d’appareil digestif. Dans le véhicule automobile qui me ramène à l’aéroport de Ferenc-Liszt, j’émets ce vœu : que ces singuliers insectes survivent et que personne, demain, n’en déplore la disparition, parce qu’enfin, cela suffit que les lucioles ne soient plus dans le ciel de Rome, contre cette calamité Pier Paolo Pasolini a clamé sa colère juste avant d’être assassiné, aussi serait-ce une défaite supplémentaire pour notre humanité et la planète si cette espèce des régions humides s’éteignait.