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Sylviane Dupuis : Jacques Chessex, le dernier écrivain suisse romand moderne ?



Sylviane Dupuis (c) Y. Bölher



Jean-Michel Devésa : Jacques Chessex est décédé le 9 octobre 2009, soudainement et en public. Sa mort a frappé les esprits, j’y reviendrai au cours de notre conversation. Au moment de sa disparition, il était considéré comme l’un des écrivains suisses romands les plus importants de ces cinq ou six dernières décennies : n’était-il pas le seul auteur suisse ayant obtenu le prix Goncourt en 1973 (pour L’Ogre) ? Il est bon de nous remémorer en quels termes Gérald Froidevaux l’a présenté, en 2015, dans la nouvelle édition de l’Histoire de la littérature en Suisse romande : « Considéré souvent comme le représentant le plus typique de la littérature romande de la seconde moitié du XXe siècle, il a suscité dans son pays, depuis le début de sa carrière, des réactions oscillant entre l’admiration enthousiaste et l’opposition acharnée. Son importance est toutefois incontestable, d’autant plus que son œuvre, consacrée notamment par la critique française, largement diffusée en livre de poche, a pu s’imposer au-delà des frontières helvétiques. Il faut par ailleurs tenir compte, à côté de l’écrivain, de l’homme public dont les interventions ont provoqué des échos quelquefois révélateurs du climat intellectuel local. » En 2024, nous n’en sommes plus là, pour Chessex, le purgatoire n’en finit pas. Une cassure est intervenue entre la génération des jeunes lecteurs et lectrices, et la nôtre. Or, depuis janvier dernier et la publication d’un numéro spécial de la revue Le Persil (titré « Le Cas Chessex »), en Suisse romande on parle et on débat de nouveau du romancier, en témoignent trois tribunes parues dans le quotidien Le Temps, bref on discute et on dispute de l’itinéraire personnel de Chessex et, ce qui est plus décisif, de sa production littéraire, avec un peu plus d’entrain, de chaleur, de curiosité et de pugnacité aussi qu’en 2019 lors de la journée d’étude « Jacques Chessex. Une œuvre à (re)penser » qui s’est déroulée à l’université de Lausanne. C’est dans ce contexte que vous avez remis à votre éditeur le manuscrit d’une monographie qui s’annonce passionnante. En ouverture de notre dialogue, pouvez-vous nous préciser comment vous percevez Chessex au sein du champ littéraire romand contemporain ? Et nous dire pourquoi vous avez éprouvé le besoin et la nécessité de rédiger cette étude ?


Sylviane Dupuis : Je perçois d’abord l’œuvre de Chessex comme une sorte de contre-épreuve, au sein du champ littéraire romand. Chessex, fondamentalement, à la fois s’excepte, se considère comme différent de tous les autres, et « écrit contre » : contre les interdits, les tabous, les silences sur l’inavouable – guerre avec la morale et les interdits qui est aussi typiquement de son époque, rappelons-le, durant les années 1970-1980 ! – ; contre le refoulé, les secrets ou les hypocrisies, contre toutes les entraves mais aussi (même s’il en reste profondément déterminé) contre le poids de la culpabilité et du puritanisme vaudois et suisses romands de son temps : un peu comme s’il avait voulu incarner à lui seul la névrose collective qu’il savait très bien porter aussi en lui, la fouaillant avec un mélange de curiosité, de masochisme et de jubilation noire, et la haïssant tout à la fois. « C’était un chant de perdition qui dérangeait un pays habitué à rentrer ses appétits et ses colères », écrivait de lui à sa mort le journaliste Michel Audétat (L’Hebdo, 15 octobre 2009). Bien souvent aussi (et c’est ce qui l’a fait détester par beaucoup !), il écrit contre ses pairs : à savoir ceux parmi les auteurs vivants les plus reconnus de Suisse romande qu’il avait commencé par aimer ou admirer, et jalousait le plus (Philippe Jaccottet, Yves Velan et ceux qui constituaient leur « cercle », par exemple), mais aussi les auteur(e)s d’ici à qui – de l’aveu même de Bertil Galland, qui fut son éditeur en Suisse – il barrait la route à Paris.

Mais d’autre part, je le perçois aussi comme un révélateur : c’est en quoi il m’intéresse le plus (les « petites histoires locales » s’effaceront, elles, avec le temps, et n’ont pas grand-chose à voir avec la littérature – pas plus que les reproches récurrents visant Chessex de constamment fictionner, ou mythifier sa biographie, d’être dans le mensonge ou dans l’excès par rapport au « réel »). Un révélateur des tensions, des puissantes contradictions, des violences souterraines, de l’extrême ambivalence et des paradoxes, voire de la part de folie, qui ont travaillé durant plus d’un demi-siècle (des années de guerre – Chessex naît en 1934 – à la mort de l’auteur en 2009) les mentalités, l’imaginaire, et donc la littérature, de cette Suisse romande… où je suis née, mais à Genève – et de père français. Genève où (pour me situer) j’ai fait mes études de lettres, marquée par « l’École de Genève » et la « relation critique » selon Jean Starobinski, qui fut mon professeur, fondée avant tout sur l’attention extrême aux textes et allant d’une « lecture sans prévention [...] à une réflexion autonome face à l’œuvre et à l’histoire [ou au(x) contexte(s)] où elle s’insère » (1). Réflexion et expérience d’écriture qui dès lors, dit-il, ont à « suivre [leur] parcours propre » en vue de la « rencontre » (2) avec l’œuvre et sa singularité – cette rencontre dût-elle se révéler décevante.

C’est ce qui me permet d’appréhender le « pays vaudois » réinventé par Jacques Chessex (qui s’y est littéralement identifié) à la fois de (très) près – puisque, géographiquement, soixante kilomètres seulement séparent Genève de Lausanne, et cent de Payerne, sa ville natale –, et de loin, ou d’ailleurs, comme un microcosme singulier (et pour moi, malgré la proximité, exotique) dont l’auteur de Portrait des Vaudois, de Carabas et de L’Ogre nous livrerait à la fois certaines clefs de compréhension, et le mythe, la fiction littéraire (bien souvent parodique). Car, comme tout écrivain sans doute, où qu’il ou elle vive et écrive, Chessex à la fois (s’)observe, se soumet aussi loin que possible à la question (dans le droit fil, revendiqué par lui, de « l’examen de conscience » protestant, ou des Confessions de Rousseau !), et à la fois construit de bout en bout son mythe du « moi », et du « pays vaudois » (qu’il n’a jamais quitté). Observant ce dernier avec un mélange paradoxal de tendresse, de rire, et de cruauté sans indulgence, le perçant à jour en sarcastique ethnologue et surtout le réinventant, tout comme il se réinvente sans cesse lui-même dans une œuvre qui, anticipant l’autofiction (contre l’exigence de sincérité, de vérité, de rigoureuse « authenticité » qui sous-tend la morale protestante mais aussi, en profondeur, une bonne part de la littérature romande), lui apparaît comme une vaste reconfiguration symbolique de son « moi », d’un personnage fictif ou d’un avatar à l’autre : comme un monument de soi éclaté en d’innombrables visages ou destins qui « auraient pu être lui ».

Mais quant à un « besoin », une « nécessité » d’en découdre avec Chessex et son œuvre ? S’il s’agit de cela, je n’en ai pas tout de suite été consciente. Ce livre est plutôt issu d’une série d’occasions dues à des sollicitations successives, qui m’y ont finalement conduite. Et ce n’est qu’aujourd’hui que je prends conscience de ce besoin que j’avais peut-être, en effet, de m’emparer du « cas Chessex » et de tout ce qui allait avec, pour faire le point sur cette œuvre, en tant que critique et aussi en tant qu’écrivaine née en Suisse romande… qui n’a pas du tout été élevée dans le protestantisme calviniste mais a vécu dans ce contexte (la Genève de mon enfance conservant encore bien des traits de l’esprit de la Réforme qui a si longtemps imprégné la « Rome protestante »).

Tant qu’il était vivant (je l’ai connu et fréquenté dans ses dernières années, en particulier dans le cadre du jury du Prix Lipp Genève, dont nous faisions tous les deux partie, et nous avons entretenu – à partir des années quatre-vingt-dix : je lui avais écrit à propos de son Flaubert, cela a commencé comme cela – une correspondance pas du tout régulière, mais respectueuse, franche et amicale, liée surtout à la parution de ses livres, qu’il m’envoyait chaque fois dédicacés), je n’ai écrit qu’un seul texte sur Chessex, à l’occasion de la publication collective que lui a consacré la Bibliothèque Nationale Suisse (3) Mais c’était en 2003, et son œuvre n’était pas achevée. Puis, en dehors des quelques séminaires que je lui ai consacrés à l’université de Genève, je n’ai vraiment entrepris de (re)lire son œuvre de manière critique, et à distance, qu’après sa mort, avec le recul que cela me permettait et aussi le détachement vis-à-vis du vivant qu’il était. Une première fois à l’occasion d’un texte de commande paru dans un livre consacré à Gustave Roud (4), en 2015, et une autre fois à l’occasion de la journée d’étude de 2019 que vous mentionnez. Celle-ci n’ayant finalement, je ne sais pourquoi, donné lieu à aucune publication, j’ai fait paraître l’article tiré de ma conférence, la même année, dans la revue française Roman 20-50. Avec cette idée qu’il fallait sortir l’œuvre de Chessex de Suisse, la confronter à d’autres, et chercher à en renouveler par là l’approche critique. C’est alors qu’est venue, en 2021, la proposition du « Savoir Suisse » de publier aux Presses universitaires de l’EPFL un essai sur la littérature de Suisse romande – et je leur ai annoncé une monographie sur Chessex.


J.-M. D. : Vous êtes poète, vous avez écrit pour le théâtre, vous avez enseigné les lettres romandes de 2004 à 2018 à l’université de Genève. Votre dernier livre, Au commencement était le verbe. Sur la littérature de Suisse romande du XXe siècle (aux éditions Zoé et en 2021), examine comment l’Ancien et le Nouveau Testaments constitue une source essentielle de l’ouvroir littéraire et des poétiques des écrivains romands, jusque dans les années 1970 en tout cas. Sa rédaction est-elle aussi à l’origine de votre désir d’écrire un ouvrage entièrement dédié à Chessex, lequel n’était pas du tout insensible, bien au contraire, au substrat religieux et théologique sur lequel reposent la pensée et la vie intellectuelle de votre pays ?


S. D. : Il y a en effet continuité d’un livre à l’autre ! Quand on a commencé à suivre un fil, il faut tenter de le tirer plus loin. Mais ce qui m’intéresse, dans un essai comme dans l’autre, est beaucoup moins le théologique ou la dimension religieuse (ou de foi) que, d’une part, l’intertextualité avec ce que j’ai appelé la « matrice » biblique, l’adossement de cette littérature issue de Suisse romande (protestante et calviniste, mais aussi catholique), dès Ramuz et pendant tout le XXe siècle (contrairement à la France !), à la Bible ou aux Écritures, qui la déterminent (y compris stylistiquement ou « poétiquement ») beaucoup plus qu’on ne l’imagine ; et d’autre part, plus qu’une approche de nature théologique, sociologique, ou thématique, par exemple, c’est l’étude littéraire de ces œuvres, attentive à la lettre des textes et à ce qu’ils nous disent, aux mythes qu’ils construisent, ou à leur part de subversion, comme à ce qui s’y trame avec le ou les modèles que ces œuvres convoquent (plus ou moins explicitement, plus ou moins consciemment), entre admiration et parodie, ou détournement, instrumentalisation, etc. Bref, c’est comment les textes naissent ! Et tout ce qui fait toujours, de toute œuvre littéraire (mais aussi de toute œuvre d’art), un palimpseste. Chez Jacques Chessex – qui a énormément lu, dans des directions extrêmement diverses, voire parfaitement contradictoires (il s’adosse autant à la Bible et aux prophètes qu’au surréalisme ou à Sade et à Georges Bataille), qui possédait une culture et une mémoire prodigieuses, et dont je postule que l’œuvre tout entière se fonde sur l’imitation (ou la rivalité mimétique) –, ce « palimpseste » est fondamental.

Et c’est enfin le rapport à la fiction : sa fonction par rapport au réel, sa capacité (quel que soit le genre littéraire) de (re)création symbolique et de « mensonge » producteur de « vérité » – mais d’une vérité autre ; et souvent, plus révélatrice ou signifiante que les apparences, ou que les faits eux-mêmes ! Vous le voyez : je crois (encore) à la littérature.


J.-M. D. : Pour vos recherches et votre documentation, avez-vous consulté le riche fonds Chessex déposé à Berne aux Archives littéraires suisses ? Avez-vous recoupé vos propres souvenirs et les éléments en votre possession avec ceux de la famille, de proches et d’acteurs de la vie littéraire romande ? Avez-vous dû quelquefois composer avec différentes visions de Chessex et de son œuvre afin de ne pas blesser ni de décevoir ? Vous êtes-vous confrontée à des contingences de l’ordre de celles qui ont poussé le cinéaste Jacob Berger, lequel a en 2016 adapté Un juif pour l’exemple à l’écran, à regretter qu’il n’ait pas tourné le film auquel il avait songé et qui « aurait eu pour thème ce que c’est d’être un écrivain qui est à la fois horrifié par un crime nazi et en même temps obsédé par la culpabilité de son père, et donc la sienne » ?


S. D. : … et (j’ajouterais) : qui est en même temps fasciné par ce crime et cette culpabilité. Les quelques échanges que j’ai pu avoir avec Jacob Berger – dont j’ai beaucoup apprécié le film tiré de Un juif pour l’exemple – me font penser que nous sommes souvent assez proches dans notre « intuition » ou notre lecture de Jacques Chessex. Donc bien sûr, même si j’admire le film qu’il a réalisé, je regrette aussi cet autre film qui aurait abordé l’écrivain Chessex du dehors, avec un recul tout autre que celui qui manque si souvent en Suisse romande pour en parler et pour le lire…

Non, je ne suis pas allée enquêter dans le fonds des ALS, à la Bibliothèque Nationale – après avoir d’abord hésité à le faire –, ni n’ai souhaité ouvrir la porte aux témoignages (dont un ou deux, une fois connu mon essai en travail sur Chessex, me sont parvenus sans que je les demande !). Outre que la collection du « Savoir suisse » dans laquelle s’inscrit ma monographie est soumise à un strict calibrage, et que ce projet en aurait outrepassé les limites, je me suis dit que ce serait un autre livre (qui reste à faire, sans doute, et cela, avec toute l’« objectivité scientifique » et la distance possibles, mais plutôt par un(e) chercheur(e) en génétique des œuvres et/ou un(e) biographe que par la critique littéraire ou l’écrivain que je suis), menant plus loin l’enquête sur la façon dont Chessex travaillait, et révélant comment, rusé renard (l’animal-fétiche auquel il a toujours aimé se comparer), il a peut-être constamment trompé son monde… À la manière, d’ailleurs, d’un Cendrars, son illustre compatriote ! Il y avait chez lui, qui se félicitait d’avoir amené « une bouffée d’air drolatique chez Calvin », un goût de la farce, du rire, de la « déconnade », si j’ose employer le terme, aussi puissant que sa hantise (quant à elle, tragique, pour ne pas dire métaphysique) de la dérision de tout, qui elle aussi sous-tend l’œuvre de bout en bout : car tout va à la cendre – pour Chessex comme pour L’Ecclésiaste. Et c’est insupportable.

Je n’ai donc eu recours, finalement, qu’à sa correspondance de jeunesse avec Yves Velan, écrivain de dix ans son aîné qui fut longtemps son ami proche et son mentor, échangée entre 1955 et 1973 (et qui est encore tout à fait inédite), à laquelle la chance a voulu que j’aie accès au moment de la rédaction de mon livre, elle-même contemporaine d’un colloque consacré en avril 2022 à Yves Velan et de la réédition, en 2023, de ses deux premiers romans. Colloque (qui a abouti à un livre) et réédition dont j’étais, de part et d’autre, partie prenante. Ce qui a bien sûr retardé l’achèvement du Chessex ! Velan – à côté de plusieurs femmes écrivains remarquables, Catherine Colomb, Alice Rivaz, Corinna Bille… ou d’un Georges Borgeaud – est l’autre grand romancier suisse francophone d’après-guerre, moins connu que Jacques Chessex car auteur d’une œuvre rare (quatre romans seulement) et très exigeante, mais tout à fait novatrice dans le champ littéraire romand. Leur correspondance (nous n’avons malheureusement accès qu’aux lettres de Chessex, Velan, brouillé avec ce dernier après le « tournant » du Goncourt, ayant interdit la consultation des siennes) révèle un autre visage du jeune écrivain, celui d’avant la carrière (d’aucuns diraient : d’avant la posture), d’avant le Goncourt et l’obsession de « réussir » à tout prix… à l’inverse de l’échec paternel. Elle se situe juste avant, puis pendant les années qui ont suivi le suicide du père de Jacques Chessex, en 1956. Une date évidemment absolument centrale de sa biographie.

Si je m’étais engouffrée dans l’énorme documentation à disposition dans le fonds Chessex de la BN, ou si j’avais enquêté parmi les proches de l’auteur (avec les risques d’instrumentalisation que cela suppose !), j’aurais entrepris un travail d’une tout autre nature : renvoyant aux faits, à la réalité vécue, ou perçue – non à leur reconfiguration (signifiante, mythique, obsessionnelle…) par l’œuvre ; et renvoyant bien sûr à la subjectivité des autres, chacun, chacune témoignant d’un autre Chessex ! Je n’avais ni la place ni le désir d’introduire cette dimension de confrontation, et de désenchevêtrement, du « réel » et du littéraire (et s’il m’arrive de l’esquisser ici ou là, je prends beaucoup de précautions, distinguant par exemple systématiquement l’auteur de ses narrateurs, fût-ce dans les écrits « autobiographiques » ou se présentant comme tels). Outre la contextualisation de l’œuvre, à la fois dans le champ littéraire et moral spécifique où elle surgit (tout à fait méconnu en France), et au sein de la littérature et de ses formes, ce qui m’a intéressée, c’est ce qu’elle nous apprend, y compris anthropologiquement. Et ce qu’elle peut ouvrir, au-delà, comme perspectives (historique, sociologique, psychanalytique, voire théologique ou « ethnographique »… et aussi bien féministe, ou queer !) intéressant les lecteurs et les lectrices francophones d’aujourd’hui – au lieu de se voir a priori jetée aux oubliettes. Cela plairait sans doute à certains, en Suisse, mais me paraît à la fois trop facile, et pas tout à fait désintéressé. On préfère souvent tirer un trait sur ce qui dérange, et qu’il faudrait au contraire interroger, soumettre à la question, mais à nouveaux frais. Et l’on n’aime guère les miroirs où l’on souhaite ne pas ou ne plus se reconnaître. Je trouve aussi – avouons-le – qu’on manque considérablement d’humour, en Suisse, quant à Chessex : qui affectait souvent l’esprit de sérieux, par pose, mais au fond le détestait ! Et affirme dans Carabas que le rire « grandit le rieur » et « agrandit le monde ».

J’avais avant tout le désir, avec ce livre – rappelons que votre propre essai consacré à Chessex (5) est le seul paru depuis la mort de l’auteur en 2009, et depuis la publication chez Grasset de ses derniers écrits posthumes, c’est-à-dire depuis que l’œuvre connaît sa forme définitive –, de susciter l’envie ou la curiosité de relire l’auteur de L’Ogre. Et cela, contrairement à d’autres, sans aucun compte personnel à régler avec lui. Pour moi il était essentiel de ne pas entrer dans cette logique de ressentiment, ou de jugement (très présente encore, côté suisse, dans le numéro spécial du Persil que vous mentionniez, paru fin 2023), de m’en extraire autant que possible, pour tenter de saisir au plus près ce qui porte cette œuvre excessive à bien des égards – quels que fussent sa noirceur, sa part de sarcasme voire de nihilisme, ou son égocentrisme forcené. Ou même sa part de « ratage ». Donc je vais sûrement décevoir beaucoup de monde ! Les uns – en Suisse romande surtout – me trouveront trop « empathique », ou trop strictement littéraire, pas assez méchante, ou féministe, ou moraliste par rapport à « l’ogre » Chessex ; et d’autres – ailleurs surtout, qui ignorent tout du climat intellectuel « romand », s’intéressant purement à la littérature – ne comprendront peut-être pas qu’on puisse considérer cette œuvre si célébrée, si primée en son temps, des deux côtés de la frontière, avec une certaine dose de soupçon et dans une perspective, aussi, de déconstruction… Tant pis ! J’essaie avant tout de me demander, la retraversant tout entière, ce que le texte dit, ce qui le hante ou le travaille. Et de quoi la littérature (qui nous parle aussi du monde et de nous) se fait, par là, le révélateur. Mais aussi ce qui échappe à l’auteur de ses propres contradictions, ce qu’il cherche à (se) dissimuler, ou à fuir : où se situe la faille qui produit l’œuvre.

Bien consciente par ailleurs qu’en me commandant ce livre, on me demandait de m’adresser à un public à la fois informé, universitaire, voire spécialisé, et non spécialiste. À la fois à un public suisse, et français ou francophone. Ce qui rend difficile de savoir à qui l’on s’adresse ! Pour finir, j’ai cessé de me le demander. Peut-être est-ce plus un livre d’écrivain(e) qui cherche à cerner quelque chose du processus d’écriture d’un autre, en définitive ; et ce faisant, à comprendre quelque chose au monde dans lequel, bon gré, mal gré, née à Genève à la fin des années cinquante, j’ai dû m’intégrer, partagée entre le sentiment d’en faire partie et de m’y sentir étrangère.


J.-M. D. : Dans Le Persil, Ivan Garcia a postulé que « l’œuvre de Chessex a bel et bien quelque chose à apporter à la littérature contemporaine » et il a suggéré qu’il était temps, pour les lecteurs, les critiques, les écrivains et les commentateurs académiques suisses, de se livrer à un « chessexorcisme ». Le mot est séduisant. Mais, en y réfléchissant, ne signifie-t-il pas que Chessex demeure le « diable », l’« enfant terrible », le « Carabas » des lettres romandes ?


S. D. : Bien sûr ! C’est une évidence. Et cela, sans doute plus encore depuis Un juif pour l’exemple, qui s’est aussi très bien vendu hors de Suisse (il a atteint les 40 000 exemplaires). À partir de là, on voit en lui non seulement un « faiseur », un carriériste, un « diable » ou un « imposteur » (toutes épithètes qu’on lui a attribuées), mais encore, pour les Payernois, un traître. Car pour beaucoup, il aurait fallu se taire, réenfouir dans l’oubli cet épisode criminel tragique de 1942, ne pas rouvrir le dossier. Qui parle et révèle la vérité « au dehors » commet l’inacceptable... Tout en contraignant à regarder le passé en face.

Mais l’exorcisme, si c’en est un, est peut-être aussi ce que je tente à mon tour, après tout, pour en finir avec « le cas Chessex » – et suggérer de se pencher vraiment sur l’œuvre plutôt que de s’étriper autour de la figure de l’auteur ou de le redouter comme s’il était encore de ce monde.

Chessex d’un côté a ouvert de nouvelles perspectives à la « littérature romande », dont il se voyait et s’est voulu le chef de file unique (à la manière d’un Breton pour le surréalisme), s’efforçant, selon Gérald Froidevaux, que vous citiez, contre « la réserve habituelle aux poètes de son pays » et contre ses interdits, « de redéfinir le statut de l’art et de l’artiste dans la société » ; mais il a aussi – et paradoxalement – fermé bien des portes à Paris à ses compatriotes, barricadant son propre fief, en potentat, et menant sa « guerre » littéraire face aux autres, ce qu’on a, ici, du mal à oublier. Il y a donc une part de vengeance post mortem dans ce désir de s’en débarrasser.


J.-M. D. : Les contributions réunies par Ivan Garcia confirment ses intuitions premières selon lesquelles la perception de l’œuvre de Chessex fracture les générations de ses lecteurs : celles et ceux de la mienne perpétuent les clivages de son vivant (approbation d’une œuvre qui dénonce la gangue morale de la société suisse romande ou condamnation d’une production rabaissée comme scandaleuse) ; les plus jeunes ne lisent pas Chessex, ou que très peu, ils sont indifférents à ses livres, ou bien ils jugent que plusieurs aspects de son œuvre (ceux concernant la représentation des femmes ou l’expression de la sexualité) sont choquants. Il me semble que le champ littéraire romand est en train de « poser » que Chessex passera à la postérité à condition d’opérer « un tri » dans ses textes (Daniele Maggetti). Isabelle Falconnier est une des rares à affirmer sans ambiguïté que Chessex lui manque. Comment ressentez-vous la circonspection avec laquelle ces temps on se penche sur l’œuvre de Chessex ?


S. D. : Je pense que d’une part, l’évolution des mœurs et des consciences (après #MeToo, la dénonciation du patriarcat, etc.) fait lire aujourd’hui de manière de plus en plus « située », contextualisée, voire « datée », cette œuvre qui, à la fois (et c’est aussi en quoi elle m’intéresse), met en scène et dénonce, de manière très ambivalente, les rapports d’emprise, de pouvoir, et de séduction-fascination tant exercée que subie, voire de sado-masochisme : L’Ogre, déjà, est à lire dans cette perspective, qui culminera avec L’Éternel sentit une odeur agréable, en 2004. Mais je pense aussi que, pour toutes sortes de raisons accumulées, on n’a guère envie de voir Chessex ressurgir des morts, et que son « purgatoire » arrange beaucoup de monde. Y compris peut-être ceux que dérange son obsession coupable vis-à-vis de l’antisémitisme, à la fin de sa vie.


J.-M. D. : J’aimerais revenir sur la mort de Jacques Chessex : le 9 octobre 2009, il est à la Bibliothèque publique d’Yverdon-les-Bains pour une conférence ; un peu plus tard, dans la soirée, le comédien Frédéric Landenberg doit interpréter une adaptation de La Confession du pasteur Burg au Théâtre de L’Échandole ; l’écrivain est interpellé par un auditeur qui lui reproche son soutien à Roman Polanski lequel a été arrêté à l’aéroport de Zurich, le 26 septembre… Il n’est pas invraisemblable que, pour son lectorat le plus conservateur, cette attaque foudroyante ait été assimilée à l’expression d’une justice souveraine, sinon transcendante ; quinze ans plus tard, ce rappel suffit pour discréditer Chessex en tant que figure du patriarcat. Ce qui, quand il était en vie, l’a exposé à la vindicte, et qui maintenant le disqualifie, n’est-ce pas d’avoir partagé l’esprit, les utopies et les aspirations de son temps, y compris dans l’affirmation du désir, de sa puissance de libération et de sa dimension transgressive ?


S. D. : Il y a bien en effet quelque chose du « Commandeur » surgissant face à Don Juan dans cette mort théâtrale de l’écrivain... Je me permettrai de citer ici mon essai : « Comment ne pas interroger ce saisissant dénouement de tragédie, qui succède à une accusation publique faite à l’écrivain de soutenir, en raison de sa notoriété […], un abuseur de jeunes femmes, ce que fut précisément ce père, conduit par là au suicide, qui l’aura hanté sa vie durant ? ‘La statue du Commandeur lui est tombée dessus', déclarait quelques années plus tôt Chessex à la journaliste Geneviève Bridel. Ce Commandeur apparaissant soudain à Don Juan pour l’anéantir, spectre auquel l’écrivain lui-même faisait allusion quatre ans plus tôt dans Le Désir de Dieu, en le comparant à son propre père revenu le poursuivre en rêve, comment ne pas l’évoquer ici ? »


J.-M. D. : Chessex n’aura-t-il pas été toujours en décalage (et en conflit) avec la société romande ? Celle-ci, jadis, ne supportait guère de se reconnaître à son miroir (le réalisme et le naturalisme de ses romans apparentés à ceux de Flaubert et de Maupassant embarrassaient passablement car ils dénonçaient l’apparence d’un ordre social s’exonérant de ses turpitudes dans la dénégation) ; à cette heure, la Romandie est encline à lui attribuer une place moins saillante au sein de la littérature du XXe et du XXIe siècles car « les ogres peuvent perdre leurs dents par vieillissement naturel et sans autodafés » (ainsi que l’a noté Silvia Ricci Lempen dans Le Temps du 25 janvier 2024). Je remarque que des voix s’élèvent ici et là en vue d’un « sauvetage » de Chessex par le biais de sa poésie, ou de ses chroniques et textes courts, ou encore de ses livres marqués au sceau du baroque ou d’un attachement très prononcé au « terroir », les textes de la période de « la renaissance vaudoise » (Portrait des Vaudois en 1969 et Carabas en 1971). Ses romans en prise avec l’histoire – celle des peuples et celle des individus et de leur intimité –, parce que trop violents et trop complaisants envers la chair, feraient les frais d’une réévaluation oubliant qu’en tout temps le propre de la grande littérature et des écrivains est de déranger, attendu que, pour elle et pour eux, le réel et la réalité ne s’appréhendent pas ni ne s’analysent en dehors des contradictions et des ambivalences qui innervent les sujets et les collectivités auxquelles ils appartiennent ?


S. D. : Je ne peux que m’accorder à cette idée de la littérature ; en précisant toutefois que, si contradictions et ambivalences y occupent tout au long une place essentielle, la prise en compte de l’Histoire, dans les romans de Chessex, explose en quelque sorte avec Un juif pour l’exemple, son dernier livre publié, mais reste jusque-là très discrète. Au point qu’Anne-Marie Jaton, autrice de la première monographie consacrée à son œuvre, pouvait en écrire en 2001 qu’elle apparaît comme « si rigoureusement anhistorique qu’on a le sentiment d’être devant une fuite », l’auteur se focalisant (avec Auschwitz et l’Holocauste) « sur un seul événement capital, et qui rend justement vain tous les autres ». Il y aurait beaucoup à dire sur cette fuite de l’Histoire, ou du politique, dans la littérature romande d’un siècle qui a traversé deux guerres mondiales en y échappant, ou en restant à l’écart du conflit et des destructions. Une littérature hantée par la catastrophe – mais qui n’en témoigne que par détour, ou comme en creux.

Maintenant, il faut ajouter que déranger ne suffit pas. La « grande littérature » doit aussi proposer quelque chose : une écriture ou une vision du monde singulière, une esthétique ou une éthique propre (que je distingue de la morale, religieuse ou sociale, et du moralisme, qui ont longtemps régné en Suisse romande)… ce qui suppose une prise de risque, y compris celui de l’échec, ou de l’incompréhension. Il faut se demander où se situe Chessex par rapport à cette exigence, et si, en partie, à sa manière habile, et non sans brio, il ne noie pas le poisson… Sa « posture » consiste à déranger, agresser, « retourner » bienséance et conformismes. Mais il ne cesse aussi de ruser, de manigancer, et ne se compare pas pour rien au renard ! Où finit la ruse, la pure joie de provoquer, de choquer, et d’amasser en même temps toutes les récompenses possibles, et où commence le courage ? Il y a des deux, chez lui, il me semble. Mais il a aussi payé pour ce qu’il était, et pour ce qu’il portait en lui (et pensait avoir hérité de son père) de profondément autodestructeur. D’amour-haine pour le mal. De fascination pour les gouffres. Que son dernier roman adopte Monsieur de Sade pour protagoniste et modèle (il en a corrigé les épreuves et signé le bon à tirer quelques heures avant sa mort) n’est pas le fruit du hasard… En même temps, durant les mois qui ont précédé sa mort brutale, je peux en témoigner, il était hanté par le fait de s’être « vu mort », comme il le raconte dans L’Interrogatoire (son autodialogue posthume), lors du carnaval de Payerne où l’on s’est vengé de lui et d’Un juif pour l’exemple de façon odieuse, en promenant son effigie découpée en morceaux dans une « boille » à lait (comme le corps dépecé en 1942 du malheureux Arthur Bloch), sous les rires de la foule.


J.-M. D. : L’œuvre de Chessex découle à mes yeux d’une gageure (et d’une nécessité personnelle impérieuse – sur ce point, je ne souhaite pas m’attarder car il est appauvrissant de « psychanalyser » un auteur par le biais de ses textes, l’espace de la cure c’est le divan et le cabinet de l’analyste, pas le bureau du/de la critique littéraire). Cette gageure, donc, je la vois dans l’opiniâtreté de Chessex à atteindre l’absolu à partir de l’émoi sexuel et du plaisir. Que le libertin (ainsi qu’on l’a désigné lorsqu’il était parmi nous) ait poursuivi une quête métaphysique, ses lecteurs pressés ou ceux qui étaient mus par la foi du charbonnier et la morale bourgeoise étaient incapables de l’envisager. Aujourd’hui, son attitude et son exigence échappent doublement au sens (commun). Ce constat, s’il n’est pas outrancier, nourrit une hypothèse que je vous soumets : Jacques Chessex n’était-il pas le dernier écrivain suisse romand moderne ?


S. D. : « l’opiniâtreté de Chessex »… ou de ses personnages : car même s’ils se ressemblent souvent, il convient de ne pas les confondre ! Avec lui, la part de réel, de vécu, ou des fantasmes, et celle de l’imagination romanesque et de la littérature, est le plus souvent indécidable.

Mais qu’il y ait dans cette œuvre, en dépit des provocations très calculées, une double dimension « libertine », érotique, et « métaphysique », ou tragique, c’est indéniable. Même si, encore une fois, il est très difficile (car il ne cesse de biaiser avec ses lecteurs… voire avec lui-même) de mesurer ce qui tient chez lui de la quête « métaphysique » ou spirituelle (ou de la peur de la mort), et de la transgression délibérée, ou encore de ce que j’ai appelé son penchant (faut-il dire post-moderne ?) à « l’imitation », au détournement littéraire. Même ambiguïté en ce qui concerne sa foi, sa croyance, ou son agnosticisme. À ce sujet, et jusqu’à la fin, il a prétendu tout et son contraire…

Le dernier moderne ? Sans doute. Avec Yves Velan. Mais sur deux modes absolument différents !


J.-M. D. : On reproche à Chessex, l’écrivain et le poète du pays de Vaud, d’être allé à Paris chercher la légitimation, la célébration et la consécration littéraires. Lui, qui rêvait d’égaler Ramuz, ne s’est-il pas conformé à la voie tracée par son devancier ? Cette présence de Chessex à Paris, concomitante à son enracinement dans la terre vaudoise (le « poste de vigie » à partir duquel il s’efforçait de saisir la complexité de ses contemporains et compatriotes, et celle du monde dont ils avaient hérité), n’est-elle pas la conséquence de ce qu’il avait (comme Ramuz) entrevu : la dépendance relative du champ littéraire romand au centre éditorial français ? Cette situation a-t-elle évolué depuis le décès de Chessex ?


S. D. : Quant à rêver (impossiblement) d’égaler Ramuz, et quant à vouloir imiter sa « double carrière » vaudoise et parisienne, oui, c’était bien l’ambition de Chessex, à cause de cette dépendance du Centre (comme instance de consécration) qui caractérisait et caractérise encore en partie le champ littéraire romand – même si celui-ci a gagné aujourd’hui en autonomie et en reconnaissance. Et bien qu’au fond, leurs deux écritures n’aient que peu à voir l’une avec l’autre. Dans L’Ogre, Chessex fait d’ailleurs un clin d’œil narquois à cette rivalité littéraire. Quant à l’écrivain Manuel Sorge, le héros-narrateur d’Incarnata, son admiration pour l’art de Ramuz est telle qu’elle l’a voué à la haine de soi : « J’ai été jaloux […] toute ma vie de son accord avec son œuvre et sa destinée de poète. Et maintenant [...] je me casse à son ombre si lumineuse dans le noir. »

Je l’ai dit : je postule que Chessex – hanté par le vide, le néant, et la faille identitaire, qui forment selon moi, en creux, le soubassement de son attitude « ogresque » : tout vouloir, tout dominer, « remplir le vide » avec un monument à sa gloire – s’est fondamentalement construit sur la rivalité mimétique. Elle existe, fortement, avec Ramuz, ce « père tutélaire » dont il se veut l’héritier privilégié (par sa revendication, aussi bien, d’une identité « vaudoise » universelle, plutôt que romande ou suisse, ou vis-à-vis de l’héritage protestant et biblique qu’ils partagent) ; elle existe, dans les premières années, avec Yves Velan (tout comme Je, le premier roman de Velan – paru en 1959, deux fois primé à Paris, et dont son jeune ami a suivi de près la gestation, préfaçant plus tard sa première réédition –, La Confession du pasteur Burg, le premier roman de Chessex, a pour protagoniste un jeune pasteur vaudois névrosé et déchiré !) ; et elle existe bien sûr avec son contemporain Philippe Jaccottet, qui s’est très tôt fait une place à Paris et en France dans le champ littéraire poétique, et qu’il jalouse – cherchant à s’imposer, quant à lui, dans le champ romanesque, même si, ayant d’abord publié de la poésie, il continue régulièrement d’en faire paraître.

Sa stratégie est double (voire paradoxale) : d’une part, comme romancier suisse, se faire une place à Paris, qui reste le lieu où l’on adoube les écrivains de langue française ; d’autre part, affirmer que la littérature romande existe et peut se passer de Paris, ou du moins, doit abandonner son complexe de provincialité… et en être, comme vous dites, la « vigie ». Qui veut tout voir, tout savoir, avoir la maîtrise sur tout. D’où son explosion de colère quand un ancien élève, auteur d’un essai critique de nature pamphlétaire l’accusant d’« imposture » littéraire, se voit soutenu par certains professeurs de l’université de Lausanne. N’ayant pas vu venir le boulet, il ressent cela comme une véritable mise à mort, et riposte à la manière d’un chat en fureur, avec Avez-vous déjà giflé un rat ? Mais je crois qu’en romancier qu’il est avant tout, et qui fait feu de tout bois, passées sa rage et sa réaction de survie, il tient compte de ce qu’il a appris dans cette affaire – et intègre par exemple à son écriture la conscience de son tropisme de « l’imitation » : le roman qui succède à l’affaire du pamphlet, un an plus tard, s’intitulera… L’Imitation ! Et sera suivi d’Incarnata, où Chessex transpose son « irritation jalouse » face à Ramuz en l’attribuant à… un écrivain raté.


J.-M. D. : Chessex agaçait en effet parce qu’il répliquait (vertement) à la critique et aux journalistes, et qu’il veillait à ce que ses intentions et son travail littéraires ne soient pas caricaturés. On le dépeint sourcilleux, querelleur, sanguin, infatué, vindicatif, ulcéré à la moindre réserve ; obnubilé par son image, son audience, sa renommée et sa gloire. Il en aurait été mesquin, méchant, ingrat, brutal et indélicat avec les autres ; et à des amis il aurait savonné la planche, en les dénigrant et en les trahissant, de crainte que ceux-ci lui fassent de l’ombre… Ce tempérament et ces comportements lui ont valu de solides inimitiés... Vous ne l’ignorez pas : l’homme, je ne l’ai pas croisé ; je ne fréquente que l’écrivain et ses livres. Aussi n’ai-je pas à concevoir un quelconque panégyrique en sa faveur ni à me répandre en philippiques. Je me contente de m’interroger : ce portrait peu reluisant que l’on brosse de lui, Chessex n’en est-il pas responsable (qu’il fût ou non caractériel) en raison de son rapport existentiel à la littérature, lequel rapport l’a amené à enfreindre deux règles de la civilité romande : ne pas polémiquer ni hausser le ton ; ne pas sortir du rang. Ayant l’ambition de construire une œuvre et jugeant en avoir la ressource, Chessex n’avait pas d’autre choix que d’agir en « hurluberlu » et en « grossier personnage » sur une scène littéraire et à l’intérieur d’une communauté qui se défient des singularités. Mais peut-être que j’absous hâtivement Chessex de ses travers…


S. D. : Vous avez tout à fait raison : Chessex se construit contre. C’est l’une de mes hypothèses. Il fait donc systématiquement le contraire de ce qui est « bien vu », « convenable », admissible, pour construire et affirmer sa singularité. Mais cela, selon moi, sur fond d’angoisse : celle de l’échec. Il doit gagner. Il doit réussir. Parce qu’il a énormément d’ambition – et craint plus que tout de perdre au jeu. Or l’écriture est tout pour lui, il a tout misé sur elle. Comme si rien d’autre n’avait vraiment de sens. Comme si tout le reste n’était que dérision et non-sens, parce que voué à la mort.

Mais reconnaissons qu’il a aussi tout fait, du début à la fin, pour être le seul : le seul Suisse romand publié chez Grasset (allant jusqu’à combattre les tentatives de co-édition de Bertil Galland à Paris pour d’autres auteurs que lui) ; le seul Prix Goncourt (devenu le conseiller suisse du jury, il ne présentera jamais aucun compatriote !), etc. Il n’a cessé de se construire comme « l’élu », l’Écrivain, après Ramuz et Gustave Roud : pour rester l’exception. De ce point de vue, il a vraiment fait l’ogre ! Bien entendu, je n’ai rien contre la volonté de réussir, ce n’est souvent qu’hypocrisie ou fausse modestie de prétendre n’en avoir cure, et les humains, comme la jalousie qui les mène, étant ce qu’ils sont, je ne juge aucunement la part de stratégie et de « travail pour soi » que suppose toute « carrière » dans les lettres, ou dans un art quel qu’il soit, quand la carrière est ce qui prime pour un auteur. Mais il y a des limites... éthiques. Et Chessex, que qualifie en tout l’excès (dans un contexte qui le refoule à tout prix), est sans doute aussi victime aujourd’hui d’avoir dépassé les limites de l’acceptable : on se venge de son égocentrisme absolu et de sa démesure en cherchant à l’effacer, à le déclarer hors-jeu. Et parce qu’il a vécu, en tant qu’homme – ou mâle – de sa génération, dans un monde (socialement parlant) et des rapports de pouvoir qui sont fondamentalement mis en question aujourd’hui (du moins sur un plan idéologique ou normatif). Ce n’est pas pour cela que ce que dont son œuvre témoigne ne nous intéresse pas. Au contraire, peut-être ! La littérature nous doit la vérité sur tout ce que nous sommes, ou avons été, sur l’humain et ses abîmes, ou ses erreurs, sur sa folie ou sa dérision, autant que sur ses aspirations les plus hautes.


J.-M. D. : À l’exception du théâtre, Chessex a pratiqué la plupart des genres littéraires. Par le passé, il est arrivé qu’on encense davantage le poète que le romancier. Je ne serais pas énormément ébahi si, demain, on mettait en quarantaine l’auteur de L’Ogre pour tresser des lauriers à celui (moins « problématique ») des Élégies de Yorick. J’avoue que ces distinctions et ces subtilités – a fortiori quand elles sont surdéterminées par des considérations idéologiques « tactiques » et/ou circonstancielles – me laissent de marbre : « mon » Chessex est tout autant poète dans sa prose narrative que dans ses recueils et méditations lyriques, bien des pages de ses romans décrivent par exemple la nature avec une acuité égale au regard contemplatif qui préside à ses poèmes. Il en est de même pour le rendu des sensations et des impressions les plus tenues qu’un sujet peut éprouver. Cette réussite est celle d’un styliste. Si Chessex en effet parvient à restituer dans la langue sa relation au monde dans ce qu’elle a d’unique, ce n’est pas parce que dans ses textes il opte pour la langue des siens et se détourne de la norme parisienne, mais bien parce qu’il cisèle sa langue au sein de celle dont les siens et lui-même usent au quotidien. C’est au prix de ce « déplacement dans et vers l’étrangeté » que la poésie de Chessex diffuse et infuse dans le roman. Chessex était-il dans la langue, et d’abord dans « son » français, « étranger » à celui-ci, puisqu’il en forgeait et modelait un, spécifique, afin de mettre en forme dans un mentir-vrai, et dans une « parole » qui n’était qu’à lui, à la fois son univers personnel, ses spéculations et son imaginaire ? 


S. D. :  Le très baroque Carabas est le plus représentatif de ses textes, à cet égard : c’est « en écrivant le Portrait des Vaudois, que j’ai compris que ma vraie nature était de tout jeter dans la pâte en défiant la mesure et le goût, pourvu que j’y circule à l’aise » y confesse l’auteur – et cela vaut plus encore pour Carabas !

Oui, il y avait une formidable voracité chez Chessex, et comme le désir – surtout à partir de la fin des années 1980 (où il échappe à la mort et à un quasi suicide en renonçant définitivement à l’alcool) – de s’essayer à tout, à tous les genres, comme à toutes les expériences, de plier son style à tous les modes d’écriture (style souvent virtuose, et là je crois que la pratique de la musique, celle, précoce, du jazz, de l’improvisation, au piano ou à la guitare, lui a beaucoup apporté, de même peut-être que celle de la peinture, pulsionnelle et donc libératrice, en regard des mots)… même s’il restait le même partout, sans jamais quitter son obsession de soi (son éditeur Manuel Carcassonne l’appelait « le collectionneur de lui-même » !).

Je consacre un chapitre central de mon livre à ce que j’appelle son « esthétique de l’imitation », qui le mène de Gustave Roud (dans Portrait d’une ombre, élégie en prose comme greffée sur Requiem de Roud) à Rousseau (Monsieur se greffe sur les Confessions) ou Benjamin Constant (auquel s’identifie le héros de L’Imitation), et de Flaubert (auquel Chessex a consacré un bel essai qu’il qualifie lui-même de « mimétique », et à qui il s’est totalement identifié, au début de sa carrière, imitant l’allure et jusqu’au moustaches de l’écrivain) à Breton et aux surréalistes (avec Morgane Madrigal, roman qui se greffe sur la référence à Nadja d’André Breton, et dont le protagoniste aspire à son tour à « se détacher de [l’emprise sur lui de Breton] en se séparant de Morgane »). Ou encore à Roger Vailland, devenu un personnage sulfureux de L’Éternel sentit une odeur agréable dont le héros-narrateur, subjugué, se demande : « Aurais-je choisi ce maître pour vivre par procuration ? »… Tout en passant, et c’est plus surprenant (vu de France, en tout cas – mais beaucoup moins dans le cadre de la Suisse romande du XXe siècle), par l’imitation de la Bible, l’Ancien Testament surtout, très présente dans les titres et les figures de ses romans (Jonas, Judas le transparent, La Trinité, etc.), et qui inspire aussi le grand poème Cantique (n’oublions jamais que Chessex est protestant, et le reste en dépit de tout). Mais revenant aussi sans cesse à la lecture du très catholique Ignace de Loyola, ou de L’Imitation de Jésus-Christ (Jacques Chessex s’amuse constamment à jouer de la similitude de ses propres initiales avec celles de Jésus-Christ, appelant par ailleurs un de ses avatars romanesques Jonas Carex, ou le héros de L’Ogre, Jean Calmet !). Cherchant à tâtons sa propre voie, entre quête spirituelle et détournement ludique et parodique, au croisement de deux visions du monde, la protestante et la catholique, qu’il ressentait comme complémentaires.

Quant à l’exception du théâtre… Chessex lui-même avouait sa difficulté à collaborer avec d’autres : ce qui l’aurait disait-il – et il le regrettait – empêché d’écrire pour le théâtre. Je pense aussi que ce qui lui faisait défaut est cette capacité à sortir de soi qui lui aurait permis de se démultiplier non pas seulement en avatars ou en doubles plus ou moins monstrueux de lui-même, mais en personnages, en figures imaginaires autres (y compris féminines !) mises en dialectique : ce qui suppose de pouvoir se quitter pour se transporter en autrui ou se mettre à sa place.

En revanche, les deux adaptations de La Confession du pasteur Burg au théâtre (en 1995 à Genève, avec le grand comédien Roland Amstutz, qui jouait déjà dans L’Ogre adapté du roman de Chessex et porté à l’écran par Simon Edelstein en 1986 – puis en 2006, avec l’excellent Frédéric Landenberg dans le rôle de Burg, spectacle créé à Genève qui tournera ensuite pendant trois ans en Suisse, sera accueilli à Avignon en été 2010, et à Paris en 2011) se tailleront un vrai succès, qui a réjoui Jacques Chessex… devenu auteur de théâtre malgré lui ! Et en 2009, vous l’avez dit, c’est juste avant une représentation de Burg qu’il s’écroule en public… de la manière la plus théâtrale qui soit.






Sylviane Dupuis, Jacques Chessex. L’Écriture ogre, Lausanne, EPFL Press, Coll. « Le Savoir Suisse », novembre 2024, 190 pages, 14,90 euros




Notes :

(1) J. Starobinski, La Relation critique, Paris, Gallimard, 1970, p. 13. Il s’agit pour le critique de partir, selon lui, non de la théorie, mais des mots du texte, considéré autant que possible dans sa totalité, puis d’enquêter page à page, relevant et reliant signes, récurrences, symétries, échos internes et tensions, voire contradictions. Ensuite seulement, de dessiner des réseaux de signification et de construire, au présent, une interprétation, en recourant alors aux instruments théoriques et analytiques qui s’imposent – plutôt que de partir des théories ou grilles d’analyse. Approche critique d’écrivain, avant tout ? Ce n’est pas impossible. Et qui en appelle fondamentalement, au même titre, selon Starobinski, que l’enseignement de la littérature, à « l’exercice d’une liberté toujours inaugurale » (ibid., p. 32).

(2) Ibid., p. 15.

(3) S. Dupuis, « Dresser l’écrit contre le vide, ou Chessex en abîme », dans Gérard Froidevaux et Marius Michaud (dir.), Jacques Chessex. Il y a moins de mort lorsqu’il y a plus d’art, Lausanne/Berne, Bibliothèque des Arts/Archives littéraires suisses, 2003, p. 81-91. Accessible en ligne : URL : https://archive-ouverte.unige.ch/unige:14401.

(4) Dupuis, « Imiter pour être. De Gustave Roud à Jacques Chessex, la construction d’une filiation », dans Philippe Kaenel et Daniel Maggetti (dir.), Gustave Roud, la plume et le regard, Gollion, Infolio, 2015, p. 273-287.

(5) Jean-Michel Devésa, Jacques Chessex ou comment s’inventer au miroir de Dieu, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, Coll. « Imaginaires et écritures », 2015.


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