L’écriture n’a jamais été une thérapie. C’est quelque chose d’artificiel et de vrai à la fois. Je suis tout le temps dans les deux. Je plains et des fois j’envie. Je suis jalouse des gens qui ont un parcours tout balisé. Qui sont nés à la rue Parmentier avec une famille. Moi, ce n’est pas le cas. C’était Ghaza, Tunis, Alger, Bruxelles, New York. Et cette Palestine qui ne se départit pas. De toutes les façons, quand bien même le monde entier veut oublier la Palestine, elle rattrape tout le temps […] Est-ce une chance ou une malchance d’être Palestinienne ? Je fais avec. La Palestine, c’est le thym. C’est l’huile. C’est beau. C’est moche. C’est violent par moments, mais c’est comme cela. Ghaza surgit à chaque fois, revient en boomerang à chaque fois ».
Propos tenus à la librairie l’Arbre à dires à Alger, le 16 janvier 2024
Suzanne El Kenz publie son troisième récit à cette rentrée de septembre 2023.
Un roman étonnant qui déroute et retient tout à la fois : c’est la première impression qui s’impose au fur et à mesure de l’avancée de la lecture. Une fois encore, après ses deux premiers récits autobiographiques que nous évoquerons plus loin, Suzanne El Kenz revient sur son exil de la terre de Palestine, elle qui est née à Ghazza en 1958, dix ans après la Nakba. En suivant ses parents, elle a eu son propre parcours ; elle a vécu en Egypte, en Arabie saoudite, en Algérie où elle a suivi ses études primaires, secondaires et supérieures. Elle s’y est mariée avec le sociologue Ali El Kenz. Mais les années noires les ont obligés à quitter le pays pour aller d’abord en Tunisie puis en France, à Nantes, depuis 1996 où elle a été professeur d’arabe. Son premier récit, La Maison du Néguev - Une histoire palestinienne, reçoit, en février 2010, le Grand Prix Yambo-Ouologuem.
Ce premier roman – car les deux précédents sont plutôt des récits témoignages –, nous confronte à deux histoires en alternance : celle d’une femme clouée sur son lit d’hôpital, atteinte d’une leucémie qui, plus d’une fois, la laisse au bord de l’abîme et celle d’un homme inattendu et inadapté à sa société, Durand Lamour. En réalité, on ne connaîtra l’entièreté du nom de Lamour qu’en fin de récit quand les pompiers viendront l’emmener pour l’enfermer dans le service psychiatrique de l’hôpital.
On pourrait résumer ce roman relativement simplement : une femme, très malade, passe par tous les stades d’une maladie grave et revit, avec rage et désespoir, ce chemin de soins sans répit qui lui enlève son autonomie et une vision de son avenir. Elle ne supporte ni son mari, ni ses enfants mais elle a la visite d’un homme bizarre qui s’est pris d’amour pour elle après l’avoir rencontrée à une foire des langues où elle avait déployé sa compétence en langue arabe mais aussi dans d’autres langues. Partagée entre le désir des visites de Lamour et l’exaspération que provoque sa présence, elle finit par lui interdire sa chambre. Lui-même sera interné par intervention de sa mère qui veut le protéger de lui-même. Il disparaît et la femme, sortie de l’hôpital et en rémission, se rend dans son studio, allume toutes les bougies possibles et déclenche, semble-t-il, un feu purificateur.
Mais évidemment, la lecture ne permet pas cette lecture explicative et rationnelle. Suzanne El Kenz privilégie les détours pour dire plus que ce simple résumé.
Deux récits en alternance
Le récit de la femme est énoncé par un « je » qui parfois se nomme « Madame Le Benn » ou « Mathilde Le Benn » et parvient aussi à dévoiler l’identité d’origine, Hind Ghalayeni. Elle se désigne aussi comme une « carcasse », l’arlequin, « une gisante. Une mourante chauve, bleuie, boutonneuse et souffreteuse ». Elle peut s’adresser à elle-même à la 2ème personne. Elle peut affirmer, face à Lamour : « Mon corps est un étranger et nul ne peut l’apprivoiser ».
Chaque fois qu’elle évoque les tempêtes de souffrances qu’il lui faut traverser, l’écriture accumule les métaphores à la fois pour les transcender et les rendre plus prégnantes.
Lamour s’énonce à la 3ème personne mais son personnage a une forte complicité avec la voix de la narration qui se fait médiatrice de ce qu’il pense, voudrait ou de ce qui lui arrive :
« Lamour ne faisait rien de ses journées. […] Il avait fait le vide dans sa vie. Licencié pour faute lourde, il se trouvait désormais au chômage. La flemme et l’indifférence l’avaient poussé à ne rien faire. Quant aux amis, ou supposés l’être, sa langue acérée et blessante avait fait le nécessaire pour les éloigner. Il ne semblait rien regretter. Il paraissait de glace, comme de glace ».
Les deux protagonistes ont en partage l’amour des langues et ce qui en est la quintessence, l’amour de la poésie. Mais ce qu’ils ont encore plus en commun, c’est le motif de la glace, symbole de l’inertie de l’homme et de la capacité de la femme à traverser les pires épreuves. Dès le début, la femme a affirmé que dans sa souffrance elle avait choisi les glaciers, la neige, les glaces éternelles, à la fois contre les dunes du désert qui devaient être plus en accord avec ses origines et pour expier, pour elle-même et pour ses ancêtres : « on apprend seulement que tu as une maladie tragique et que ta seule chance est de t’évanouir définitivement dans le froid le plus ingrat ». Le sable, les dunes auraient été plus clémentes mais elle ne veut pas de cette clémence trompeuse. Elle a choisi les glaces, les glaciers, le Nord du Nord en quelque sorte contre son Sud et ses dunes. Arcboutée contre la rudesse de la glace, elle pense pouvoir affronter la mort ou la souffrance.
Finalement l’un et l’autre ont une identité en trompe l’œil qui déroute leurs proches et tous ceux qui les côtoient.
Les retombées collatérales de l’exil et du cancer
Elles concernent essentiellement sa famille, les soignants et son visiteur obstiné : je ne m’attarderai guère sur Lamour, personnage qui ne m’a guère convaincue : peut-être n’est-il que le représentant du pays d’accueil, partagé entre la fascination pour l’Orient et le rejet de l’étranger du Sud ?
Lors des visites des siens, si sa fille est quelque peu ménagée, ce n’est ni le cas de son fils, ni encore moins de son mari qui, véritablement, en prend plein la gueule en ayant toujours un comportement inadéquat. Chaque visite ou retour au domicile familial est plus déceptif que le précédent : « Trois fantômes se présentèrent à son chevet, ils étaient gauches, maladroits et lourds de culpabilité ». La charge est lourde pour cet environnement familial, dérouté par la façon de vivre sa maladie par la femme. La scène la plus mordante est présentée comme un récit secondaire dans le récit : celle où une femme (la même ?) veut se suicider mais veut aussi, et néanmoins, s’acheter un manteau à 550 € : son mari lui démontre que c’est absurde puisqu’elle va mourir. Cette histoire est un bijou de méchanceté, d’humour noir et de dérision.
Quant aux membres du personnel soignant et leurs passages réguliers dans la chambre, leur évocation est en complète contradiction avec la dédicace. On pourrait en multiplier les exemples : « Ne restez pas ainsi dans le noir et le silence. Allumez la télé, regardez une petite série, comme les autres malades. Vous savez, il ne suffit pas d’être une intellectuelle ou une écrivaine pour guérir, et les langues que vous maîtrisez n’y feront rien ».
La Palestine au fil des mots
On peut suivre sa présence dès le début du récit :
« Ah mon pays, ce petit pays à densité dramatique, vous dirais-je le nom ? Ou bien faudra-t-il que je le taise ? Ce pays de Terre sainte autant sainte que ceinte. Ce pays où serait né Sidna Aïssa, dit Jésus, Moussa, dit Moïse ainsi que tant d’autres, tous prophètes ou presque, avec des histoires d’arche de Noé, et ce monsieur Jonas entré et sorti du ventre d’une baleine.
Voilà que vous avez tout compris.
Et ces Autres, pétris de souffrance et de haine, privilégiés de Dieu qu’il en fit son peuple élu.
Vous comprenez tout maintenant.
N’est-ce pas fabuleux ?
Et si vous ne l’avez pas compris, c’est de ma Palestine qu’il s’agit ».
Les allusions à la Palestine sont fréquentes : ainsi madame Le Benn définit ses compatriotes comme ceux qui « mangent du thym à l’huile d’olive ». Le corps malade, souffrant de la femme se confond avec le corps de son pays, sinon comment comprendre la formulation de cette phrase : « il n’y a qu’incertitude à mes frontières et la nécessité des limites et hors de ma portée ». Lamour lui offre un poème où elle se sent démasquée. Elle ferme les yeux :
« Que suis-je pour lui ? Un res nullius qu’il a le droit de s’approprier ? Oui, comme cela fut jadis, oh il n’y a pas si longtemps de cela, ma terre, celle des brouteurs de thym, tout mon pays que d’autres s’approprièrent sans que quiconque lève le petit doigt, Mon pays, le maillon faible de la chaîne ».
La greffe réalisée et réussie Mathilde-Hind survit, elle peut rentrer chez elle où ce n’est pas une ambiance très favorable. Si la greffe est une métaphore de l’exil, est-ce à dire que, cette fois, l’exil a « enraciné » ? Elle attend : « Quand on vient du pays des prophètes, on passe sa vie dans l’expectative ». Inutile de s’adresser à Dieu car sa « clémence » est « réversible »… « Partout où le vent m’emporte, je sais être hôtesse de passage, accueillante ou accueillie ».
Alors le pays natal se manifeste de façon bizarre et inattendu : on comprend qu’après les chimio, elle a le crâne nu. Et voilà qu’en passant sa main dessus, elle sent de drôles de rugosités : au lieu de cheveux, sa tête se couvre de « tiges » d’herbes : « puis elle commença à sentir une odeur. Qu’elle connaissait. Une odeur de son enfance, qui envahit son corps, sa chambre ». Elle a le courage de se regarder dans la glace : sa tête est couverte de brins de thym ! « Bizarrement, elle sourit, et pour ajouter à l’étrangeté de ce tableau, elle se dit qu’il manquait quelques gouttes d’huile d’olive pour une bonne macération ». Elle comprend qu’elle renoue « avec sa terre natale dérobée. C’était la métamorphose ».
Elle revit alors ses vains efforts pour faire de Hind Ghalayeni une Mathilde Le Benn. Elle s’accepte enfin. Elle vit un nouvel épisode à l’hôpital puis elle revient chez elle, « le thym sur le crâne » mais personne ne semble y faire attention : « Oui, maintenant, elle est bien Hind Ghalayeni ou elle est en train de le devenir sans que personne ne le sache ». Lors des rechutes, le désert perturbe les glaciers. Elle est revenue dans sa terre en l’imprimant dans son corps : « Et l’autre, les autres, qu’ils continuent à abattre les collines de thym. Parce que ce petit arbuste se prend pour un arbre géant. Il trompe et leur apparaît comme un Goliath. Pourtant ce dernier a été battu. Le jour viendra où les rôles devront s’inverser. Et ce ne sera que justice ».
Dans le studio de Lamour qui a disparu, elle plonge dans la baignoire, sa Mer Morte, et se réapproprie sa terre par le feu purificateur.
Je disais en commençant cette présentation combien ce roman est déroutant et insolite mais sa lecture au plus près donne sa pleine mesure : celle d’une réappropriation, au moment de l’épreuve terrible de la leucémie et de la greffe, qu’une exilée opère avec son pays perdu. C’est essentiellement le parcours de la femme aux multiples identités et qui arrive au terme d’une vie d’exils qui m’a retenue.
Je crois avoir toujours su que lire, c’était apprivoiser une voix, la faire en partie sienne pour véritablement partager avec l’écrivaine. Au bout de mes lectures, je crois y être en partie parvenue. On trouve dans ce texte une grande force de dérision avec des décrochages parfois dérangeants dans les niveaux de langue. Ils sont surprenants mais, finalement, ils obligent à partager, en partie, le destin morcelé et chaotique d’une Palestinienne exclue de sa terre. Au terme de ma lecture, deux titres de deux célèbres devanciers tournaient dans ma tête : celui de Nazim Hikmet, « C’est un dur métier que l’exil » et celui de Mahmoud Darwish, « La Palestine comme métaphore ».
L’illustration de couverture surprend autant que la lecture du roman, l’une préparant à l’autre. Cette photographie est de Sonia Merabet : une femme est totalement recouverte d’une sorte de drap qui l’habille avec soin. Seuls mains et avant-bras sont visibles. Choisie par l’éditrice, cette photographie a évoqué pour Suzanne El Kenz le linceul où sont enfermés tant de Palestiniens. Sonia Merabet est née en Algérie, elle est styliste et photographe. Son travail a été exposé de nombreuses fois en Algérie et à l’étranger, notamment à Tunis, Paris, Londres, Madrid, Barcelone et New York.
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En 2013, conjointement, les éditons de l’Aube en France et les éditions Frantz Fanon en Algérie publiaient le second récit de Suzanne El Kenz, sous deux titres différents : Ma mère, l’escargot et moi et Aux pieds de ma mère. La mention « roman » me semble inadéquate dans la mesure où le récit est un témoignage sous forme d’autofiction qui fait se juxtaposer un présent douloureux – la mort de sa mère en Algérie où elle a vécu en exil – et les souvenirs de la narratrice. Il est beaucoup plus proche de celui que nous venons de présenter par le mode d’énonciation choisie et la mémoire revisitée.
La narratrice revient à Alger qu’elle a dû quitter avec son mari et ses enfants à cause des années noires. Elle y revient pour l’enterrement de sa mère. Sur sa tombe, elle se mesure avec un escargot – on retrouve cette disposition de Suzanne El Kenz pour l’insolite et le baroque, décuplés dans le roman que nous venons de présenter avec le thym remplaçant les cheveux. Toutefois ici, le choix d’un escargot est peut-être moins insolite puisqu’il transporte sa maison sur son dos, comme la mère de la narratrice a transporté la Palestine partout où elle allait, au hasard de son exil ; de même que sa fille, dune certaine façon.
Car dans ce récit-témoignage, le pays perdu est très présent, d’autant que la narratrice y est retournée – non pas à Ghaza qui lui est interdit comme tous les ghazaouis – mais dans d’autres lieux grâce à ses papiers français. Elle y va pour son troisième voyage, accompagnée de ses deux enfants : « la Palestine, encore et toujours la Palestine. Celle de tant de guerres, d’intifadas et de processus de paix tant chantés par les médias.». Elle montre comment la société installée indûment vit dans l’instant présent, dans la peur que l’ennemi se réveille (le Palestinien, bien entendu !) : « il surveille leurs pas, trace leurs semelles, vérifie leurs empreintes, des fois que tout ce beau monde, qui pourtant paraît serein, renverse brutalement la vapeur et leur fasse boire le sel de la mer Morte ! » Elle observe avec acuité le cousin qui vit en Israël et les reçoit ; il surveille leurs comportements comme le lait sur le feu, dans le respect de la négociation permanente qu’est sa vie d’Arabe en Israël.
A cause de ce nouvel exil, le départ d’Alger, les relations du couple semblent s’être beaucoup détériorées : son mari ne semble pas partager ses états d’âme et impose sa solidarité avec la Palestine en s’entourant complètement la tête d’un keffieh pour dormir… mais elle ne s’arrête pas sur cette image d’un homme endormi ; elle déverse sa colère et sa rage, en prenant le prétexte de ce foulard, pour dire tout et son contraire ; sa fidélité au symbole et sa colère de ne pas pouvoir mener une vie « normale » ! Elle consacre aussi plusieurs pages à sa grand-mère et sa folie qui s’est déclenchée en pays d’exil : « c’était comme si par ses manifestations de folie, elle rendait notre réalité moins brutale et irréelle. Elle la travestissait en une situation comique. Au diable ces Israéliens qui ont occupé notre pays, qui ont chassé nos parents de leurs maisons et se les sont appropriées ! Au diable cette guerre qui nous a déplacés ainsi que des millions de nos semblables ». A partir d’anecdotes racontées tantôt en noir tantôt en rire, elle nous fait vivre « cet exil perpétuellement recommencé ».
C’est précédemment, en 2009, que Suzanne El Kenz faisait son entrée en littérature avec un récit témoignage particulièrement attachant, La Maison du Néguev (Alger, APIC, éditons de l’aube en 2011).
Une phrase rend bien compte de son positionnement de Palestinienne exilée : « Curieusement, au fond de mon cœur, la Palestine a toujours été à la fois espoir et terreur. Et j’ai toujours rêvé d’un pays où tout serait simple, ordinaire ».
Je partage volontiers pour ce premier récit la lecture enthousiasmée relevée sur le site Babelio : « Un livre superbement écrit. Avec le cœur. Avec les tripes. Avec les larmes au fond des yeux. Un livre qui se lit avec facilité. Qui vous fera aimer encore plus la Palestine. Qui vous fera mieux comprendre la douleur des Palestiniens, première et deuxième générations de l'exil. Un livre douloureux, mais beau ! A lire abssssssssssssssolument ».
Cette fois le sous-titre, « une histoire palestinienne », annonce clairement la couleur. Et le premier chapitre est le récit du retour avec sa mère dans la maison de celle-ci, la maison du Néguev : elle est désormais occupée par une famille de juifs orthodoxes : le récit de la rencontre devenue affrontement est à lire, remarquable par sa force qui s’attache aux gestes et aux objets du quotidien. Il fait écho, presqu’en fin de récit, à la visite de la même maison. La narratrice y revient ave son fils de seize ans. Elle y était venue avec sa mère alors qu’elle avait quatorze ans. La maison est fermée, dégradée et sert de petite synagogue pour le quartier : « j’ai fait le tour de la maison qui est devenue pour moi un mur. J’ai caressé ce mur d’un geste désespéré ». Quelle transmission peut-elle offrir à son fils ? Que fera-t-il de ces lieux et de ce qu’ils sont devenus ? Peut-on s’enraciner en changeant de lieu sans être sûr de trouver un port d’attache. A travers ce voyage qui raconte un présent vécu de « touriste » et un passé révolu, Suzanne El Kenz nous faut toucher du doigt une des conséquences de la Nakba et les contraintes que vivent les Palestiniens restés en Israël.
Hind Ghalayeni, à la fin de De glace et de feu, écrit: «J'avoue que j'ai vécu, se consolait-elle, et n'eut été l'écriture, je serai partie. Partie avec eux, les absents, les sous-terre, ou celles et ceux qui avaient choisi de partir en fumée (...) Cependant, je me suis vite rendu compte que l'écriture était aussi l'exil, que disais-je, elle est l'exil même. Sauf que là, c'est devenu un trou noir, tous ces exils qui s'emboîtent les uns dans les autres, comme des poupées russes. J'écrirai encore pour perpétuer le merveilleux entêtement de la vie.
Encore que j'entretiens une relation ambiguë à l'écriture. Il m'arrive souvent de penser qu'écrire est un acte vaniteux. Alors je le fuis ou j y vais en catimini, comme ça, l'air de rien, entre deux activités que je décide essentielles ou normales. Je vais à l'écriture comme on entre dans la salle de bain alors que le salon est plein d'invités. Je fuis vers la salle de bain, je m’y réfugie et m’y enferme; je me mets face au miroir et je chante...»
La Maison du Néguev prend rang dans ce qu’on pourrait nommer les récits du retour. On peut (re) lire d’Elias Sanbar, Le Bien des absents, en 2001 et de Mourid Barghouti, J’ai vu Ramallah, en 2004. Le premier récit, Le Bien des absents, se présente en neuf séquences inégales, sans la chronologie habituelle puisque le narrateur n’est que de passage, ce « retour » est un faux retour. Il commence par le rappel de la chute de Haïfa et l’exode. Le narrateur répète le geste de son père en faisant découvrir à sa fille « le virage où le vent tourne ». On est dans une histoire palestinienne et non dans un conte de fées : il n’y aura pas de fin heureuse. Le récit fait alterner le passé lointain, un passé plus proche et le présent du retour. Comme l’écrit Bouba Tabti-Mohammedi dans sa très belle étude : « La mémoire, c’est ce qui s’inscrit dès l’ouverture du Bien des absents et sera à l’œuvre tout au long du texte : re-construisant les derniers instants passés par son père et sa sœur qui résistent aussi longtemps qu’ils peuvent, espérant comme elle " s’effacer avec les lieux" mais sont acculés au départ vers l’inconnu, le narrateur montre comment le travail de la mémoire – dont on sait quel rôle fondamental il aura à jouer – commence au moment même du départ : dans cette prescience d’une très longue absence, la sœur effectue " une dernière visite de cette demeure qui lui échappe pour rejoindre un territoire étranger et s’installer dans sa mémoire" ».
La mémoire est essentielle mais aussi, elles vont de pair, la transmission :dans chaque récit le retour se fait avec le fils, la fille…
C’est bien le cas du beau film documentaire de Lina Soualem, Bye, Bye, Tibériade qui sera distribué en salles au mois de mars. La jeune cinéaste a déjà fait ce travail de mémoire avec son père, Zinedine Soualem, dans Leur Algérie. Cette fois, c’est sa mère, Hiam Abbass, grande actrice palestinienne, partie à l’âge de 18 ans, qu’elle sollicite pour accomplir ce retour de mémoire. Réticente tout d’abord, Hiam dit à Lina : « N’ouvre pa les douleurs du passé », elle accepte ce voyage douloureux. Ensemble, elles reconstituent son parcours et celui des femmes de la famille depuis l’arrière-grand-mère.
Quittant sa famille, expulsée de Tibériade et vivant à Deir Hanna, Hiam Abbass rêvait de devenir actrice et ne pourra revenir que bien des années plus tard. C’est une fois encore le travail de mémoire et la question de la transmission qui sont posés avec doigté, délicatesse et tendresse.
On peut aussi consulter le « dictionnaire » édité en 2010, primé douze années après, d’Elias Sanbar :
« Nous sommes les enfants de cette terre »
Enfin se plonger le livre, Ce que la Palestine apporte au monde, en écho aux quatre expositions à l’Institut du Monde Arabe à Paris, ces derniers mois de 2023, dans la collection « Araborama » (IMA/Le seuil). Cet extrait de l’introduction de Christophe Ayad donne l’ambition du collectif :
« À l’heure où la Palestine semble abandonnée de tous, à commencer par les États arabes, nous avons choisi d’y retourner, comme une évidence. Pour raconter son peuple dispersé par l’histoire et les frontières. Nous avons voulu arpenter son territoire, divisé entre Gaza et la Cisjordanie avec Jérusalem pour centre introuvable, annexé par la colonisation israélienne et grignoté par le Mur de séparation.
Devenue le symbole de la colonisation dans un monde en train de se décoloniser dans la deuxième moitié du XXe siècle, la Palestine ne s’appartient pas. Elle est une cause, une source d’inspiration pour le monde entier. Le keffieh est le drapeau des révoltés. Palestinien n’est plus seulement une nationalité sans pays, c’est une condition et le refus de s’y plier,
c’est une résistance obstinée de chaque instant et de chaque geste.
C’est du monde tel qu’il va mal dont la Palestine nous parle. La Palestine vit déjà à l’heure d’un monde aliéné, surveillé, encagé, ensauvagé, néolibéralisé. Les Palestiniens savent ce que c’est d’être un exilé sur sa propre terre. Apprenons d’eux ! »
L’Exposition elle-même s’est déclinée en quatre volets : Arts plastiques ; Poèmes. Le poème épique de Mahmoud Darwish ; L’image photographique ; Jean Genet : les deux valises.
Terre plurielle qui ne peut se résoudre au monolithisme sous peine de disparaître : « La Palestine est une caisse de résonnance du monde » (Elias Sanbar).