Maude est intelligente et corrosive ; peu aimable, parfois hautaine, les injonctions à bienveillance l’ennuient. Elle a la quarantaine et travaille dans la musique ; c’est une parolière réputée et exigeante. WM, le label avec lequel elle collabore insiste pour qu’elle travaille avec Loïc Quemener, chanteur sorti de prison depuis trois ans, après avoir versé dans la délinquance astucieuse – il était tombé pour escroquerie à la TVA et à la taxe carbone.
Le label lui demande d’apporter une touche plus « genuine » - par des textes plus écrits - à la musique de Loïc, de l’aider à conserver un côté rock, de le réhausser, de l’« amplifier ». Maud scrolle un peu, elle s’informe puis elle refuse, affligée par ses textes creux et par les vidéos de Loïc, chez Hanouna et sur les réseaux sociaux, où il prêche la pensée positive.
Un rendez-vous est tout de même fixé, au Barbès café. Il y a de la parodie : Loïc ne parle que de lui. Qu’importe. Son corps, sa présence physique sont saillants, impressionnants, quoique « prométhéens » ; « ses muscles [nous dit Maud] tendaient son cuir bleu-gris au point qu’on aurait dit cet homme fait tout entier d’un genre de métal souple ou d’une peau soyeuse, mercurielle, comme celle d’une créature marine ». Loïc est d’un magnétisme démentiel. Elle n’est toutefois pas attirée par son seul physique : elle le sent, Loïc sait ulcérer la vie, ça lui plaît.
George et Robert Querelle de Brest ont inspiré le personnage de Loïc, mais l’entrée en matière a quelque chose du Miracle de la rose. Ce soir-là une fleur tombe sur la joue de Maude, là Loïc comment « le premier geste » : il tend son bras pour ôter la fleur, avec « une délicatesse insane ». Entre ces deux-là, le tissu est inflammable ; ça se sent, dès le commencement, tout peut commencer, il aura suffi d’un « geste pesé et candide et un sourire de pute ».
Tout ? On s’attend à des ruades immédiates, à un embrasement rapide, à des rendez-vous réguliers dont la cadence s’abîmerait peu à peu, pour laisser place à un furtif souvenir de la chair, en somme à une passion simple… Il n’en sera rien. Dès les deux premières pages, on comprend que l’écriture ne sera pas plate, non plus que la passion simple entre Maude en couple avec Frank – lui qui n’a pas tout à fait rompu avec son ex - et Loïc, amateur de coke abonné aux « petite[s] meuf[s] qu’on profane ».
Pour le sexe, pour la peau, il faudra attendre. Les tergiversations sont d’ordre politique, puisqu’elles sont entièrement liées à la puissance des normes de genre. Loïc ne trouve pas Maud « jolie », pas assez féminine : « elle était trop dimensionnée pour ne pas l’amener, l’obliger, à perdre ses moyens ou sa trique. A vrai dire, Loïc ne la voyait pas vraiment se faire prendre ». II avoue aussi se sentir petit à côté d’elle ; surtout, il comprend assez vite qu’il ne la dominerait pas : « il pourrait bien me tirer les cheveux, me sodomiser ou me tenir les mains, je pourrais jouer le jeu et même en jouir, mais en aucun cas je serais dominée. C’était ça le drame, pour lui. »
Voilà, Loïc a une vision très rétrécie de ce qu’il peut attendre d’une relation avec une femme. Revenons au Barbès Café : Loïc passe son bras musclé pour ôter la fleur des cheveux de Maud, ce bras est tatoué d’un dahlia de cendres et de flammes, un dahlia « incendié splendide ». Au-dessus du dahlia, on peut dire « Unfold yourself - relève-toi », et « c’est bien du coup ce qu’il avait l’air de dire, à celles qui finissaient, d’une manière ou d’une autre, alanguies dans son pieu : relève-toi, belle. Il affublait les femmes de mots doux kitch qu’elles avalaient comme des dragées ou bien son sperme, parfois, bravement et avec émotion quand elles ne se le prenaient pas dans la gueule – il aimait ça : c’est bien ce que tu fais mon bébé, t’es une grosse pute hein ? -, alors ces dragées se révélaient noires, amères, d’une amertume de fer, torride, comme l’est la coke quand elle est bonne ». C’est, en substance, ce que Loïc espère de ses relations avec les femmes : une parade réitérée, une performance presque carnavalesque des normes de genre dans leur acception la moins déconstruite, un évitement ; pas de rencontre, pas de pénétration, pas de densité.
Ses atermoiements entraînent un long prélude, il est une chance : il s’y épanouit des pages d’une grande sensualité où la tension sexuelle est permanente, elle ne se relâche jamais, de même que l’écriture, splendide, qui ne cesse de s’interroger sur le désir, sa survenance, sur le désir assimilé au « réel » qui nous rattrape, sur l’« au-dehors » de soi où il mène.
Loïc sera le cataclysme de Maud, et ce cataclysme, elle le désire d’autant plus qu’à 40 ans, son existence est marquée par des expériences âpres : une série d’examen médicaux, de canules enfoncées, de sondes invasives, de mains qui palpent et inspectent, de médecins qui prescrivent des hormones aux corps jugés vieillissants de femmes pas encore mères.
Puis, Maude tombe enceinte, par mégarde. Elle l’apprend en faisant une fausse couche après avoir roulé à « cent kilomètres heure sur la surface dure, accidentée, d’un circuit condamné » : une « inadvortance ». Via cet épisode, l’écrivaine restitue à la féminité sa part sordide et glauque, ses ombres de la couleur du « sang des conte » ainsi que « sa douleur sale et biblique, sa douleur noire due au génie de tout ce dont on accouche, de tout ce qu’on tue, de tout ce qui en nous veut vivre ou mourir et qu’on accompagne ou achève ». Cette expérience-là, rarement ouïe, prend le temps de se dire, à mesure que les caillots de sang se diluent en des mots si pesés qu’ils font mouche :
« Des caillots entiers perlaient d’une flore intime odieuse, d’un pourpre étonnamment sombre : on aurait dit des morceaux de cœur déglutis ou crachés […] Elle a voulu s’approcher, elle a voulu voir ce qu’elle avait expulsé. Elle a ensuite ramassé, une fois la douleur passée, les morceaux évacués, fait couler la baignoire et obstrué la bonde et y a plongé les caillots. Ils se sont délités en dessinant des stries d’un rose lancinant, des traits incurvés de sang palissant et se dilatant, on aurait dit une pyrotechnie lente de fleurs évasés. Une promesse écharpée. Maude les regardait avec calme. Il est alors resté un morceau un peu plus sculpté que les autres, celui qui a tout confirmé : on distinguait une tête informe et des membres miniatures – des membres ? Maude ne pensait pas les voir si distinctement. Elle s’en trouva bouleversée. »
« Démâtée », mais libérée – elle insiste sur ce point, elle affirme être née ce jour - elle peut aller vers son cataclysme. Revoilà Loïc. Elle doit encore patienter. Elle patientera sans céder sur l’ironie ou le lyrisme ; elle annonce : « nous serons des vaincus, nous serons des veilleurs. La nuit irradiera de la paix des batailles éteintes où palpite, bruisse, la débauche nue de ceux qui s’aiment. »
Il ne faut pas se méprendre, malgré le corps bodybuildé de Loïc et son allure d’athlète antique, le livre ne raconte pas l’histoire « toxique » d’une intello qui s’amourache d’un playboy-rockeur mi-influenceur pour en subir l’emprise – il n’a aucune emprise sur elle. Ce n’est pas non plus l’histoire d’une intello un peu mégère qui soumet un mâle alpha. Il y a une rencontre, un déplacement, ils prennent soin l’un de l’autre. Ce déplacement rebat le genre, défait le genre.
Défait, il l’est, en de nombreux points. Pas seulement, parce que le fantasme premier de Loïc est Lisa Lyon, une combattante, une haltérophile, star du culturisme. Premier point : l’objet du désir ici est le corps masculin, il nous est servi dans d’éloquentes descriptions, dans un female gaze outrancier. Les moments où Maud scrute le corps de Loïc sont d’une grande puissance d’évocation. La douceur de l’œil de Maud qui toise et balaise ce corps, porté par la beauté de descriptions sensuelles est à même de ramener les plus fluides, les plus déconstruit.es, les plus abstinent.es au désir des hommes, au désir hétérosexuel.
Autre point défait : Loïc n’est pas seulement musclé, il est sculpté ; son corps n’est pas idéal, il est idéel – c’est un corps-joyau, un massif masculin qu’il n’est parvenu à avoir qu’avec le zèle et l’épuisement de la féminité : « Loïc finissait à force par transformer sa chair en gangue ou en parure qu’il échancrait encore, ce matin-là, pour en achever le tombé, Loïc faisait de sa musculature une pièce veinée de couture sèche, hors collection, une robe odieuse. Grandiose. […] Il y avait bien là, dans cette façon d’être musclé, gainé, corseté, une façon de coquetterie sanglante. Oui, on pouvait voir dans ce souci maniaque du contrôle de l’allure un comble de préciosité. »
Un thème épineux n’est pas laissé de côté, celui du mépris des femmes pour d’autres femmes, de l’agacement démesuré que l’attitude, la façon d’être, d’autres femmes peut provoquer. Cette question, presque un impensé du féminisme, n’est pas ici occultée par une sororité de façade, qui agirait comme une devise aussi prescriptive qu’inopérante - une hypocrisie. Maude ne s’en embarrasse pas, elle pulvérise son genre et ses avatars. Les séances de stalking sur les réseaux donnent lieu à des trésors d’acrimonie, notamment à l’encontre des amantes de Loïc : « Maud comprenait en considérant les poses calibrées de ces petites narcisses, toutes nourries à la graine de chia ou à la spiruline, qu’on puisse avoir envie de les retourner, de générer du désordre, de les voir gémir ou de déformer leurs traits, oui, affoler, rien qu’une heure, ces petits poneys de cirque ».
Pour autant, le personnage ne se complaît pas dans un fiel vain ou gratuit, il sert sa réflexion : « J’étais si mordante ou acide, si injuste parfois avec les filles, toutes ces poufs, ces bonnes femmes, disais-je les rabaissant très vite à l’instar des machos, me hérissaient. Pourquoi tant de hargne – voire de haine -, quel était mon problème ? Pourquoi avais-je si souvent honte, littéralement honte, de mon genre ? »
A travers Maude, l’écrivaine, fait coïncider virilité et féminin dans ses réflexions. Lorgnant une femme qui peint avec fougue et talent, elle songe que la masculinité est « un truc de pétasse vaine et tragique, quand la force était du côté de l’énergie rogue ou brute, un genre de clame potentiellement éruptif ». Et d’ajouter : « la masculinité [est] à distinguer de la virilité et que la virilité ne comprenait pas la notion de genre ». Maude peut être regardée sinon comme un archétype, du moins un modèle fort de cette virilité féminine. Il ne s’agit pas tant ici des « exclues du marché de la bonne meuf » chères à Virginie Despentes ; Maude, celles qui lui ressemblent ne sont pas exclues, elles peuvent y prétendre, de façon intempestive et on les ramènera souvent à leur féminité ratée, à leurs aspérités, ce qui chez elles est trop saillant et qui pêche.
Dès lors, que se passe-t-il en amour quand nous échouons à être tout à fait un homme ou tout à fait une femme ? Comment vivre un amour avec ses défaillances-là ? Que faire face à l’autre quand on est une femme approximative, un homme bancal ou fêlé ? Tandis que Maude et Loïc se cherchent et se provoquent, ces questions abondent.
Qu’il agisse de leurs élans ou de leurs hésitations, de leurs saillies ou de leurs ébats ; tout cela est relaté avec justesse et justice. Maude, dans cette idylle, se dit souvent en contradiction avec elle-même, étrangère à elle-même ; elle se demande, parfois, ce qu’elle fait là. Pourtant, nul ne la malmène… ne la force à rien. Elle orchestre ses débordements, elle reste une force vive et virile, elle est le maître à l’œuvre, elle se présente toujours comme forcément libre, compris de faire ce qui peut lui nuire.
Il y a quelque chose de libérateur à observer Maude et son désir entêté, sur lequel elle ne veut céder, Maude et sa marche forcenée vers ce qui est intense, vers ce qui doit être vécu, qu’importe la médiocrité, qu’importe la présence d’un livre Paulo Coelho sur la table basse de Loïc. Quoique lucide et sans concessions, le livre est salutaire quant aux relations hétérosexuelles contemporaines. Ainsi, tout ne serait pas frappé du plomb de la domination ; toute expérience, toute friction, toute alchimie entre les corps et les cœurs ne se mue pas en trauma. La voie est abrupte, les corps sont hostiles, mais ils ne sont pas perclus ; il y a encore à vivre et à inventer.
Cette histoire intime ne néglige pas la planète, ses enjeux cruciaux, ses urgences. La notion d’entropie sous-tend le roman ; il y puise sa dimension métaphorique, elle lui confère une dimension écopoétique. Cette écopoétique, toutefois, n’exalte pas le vert des arbres ou le chant des oiseaux, elle est celles des déchets. Car, les déchets « recèlent de l’énergie, ce qu’on détruit recèle de l’énergie, ce qu’on détruit nous oblige à nous préciser ». Cette énergie nourrit le thème du renouvellement, du déplacement. Elle alimente une vision peu pessimiste de l’accident, du cataclysme, des relations humaines même quand elles sont brusques.
Les Corps hostiles sont une ode, pour qui aime être désaxé, déplacé. Qui du cataclysme est à l’affut.
Stéphanie Polack, Les Corps hostiles, Grasset, janvier 2024, 288 pages, 20,90 €