
« Le théâtre comme une forme de répit »
C’est par Le Quatrième Mur, Prix Goncourt des lycéens en 2013, que je suis rentrée dans l’univers de Sorj Chalandon et je ne l’ai plus quitté. Aussi n’était-il pas question de rater son adaptation cinématographique ces dernières semaines. Ma lecture du roman était déjà ancienne même si son motif principal restait bien net dans mon esprit - jouer l’Antigone d’Anouilh à Beyrouth en guerre avec des acteurs des différentes parties en conflit. Je n’avais pas oublié non plus l’entrée du narrateur dans le camp palestinien de Sabra et Chatila.
J’ai éprouvé le besoin de relire immédiatement le roman en rentrant du cinéma. Ce que je trouvais fort, en dehors de toute autre comparaison, c’était d’avoir choisi l’adaptation de ce roman au moment où le Liban, et Beyrouth particulièrement, était à nouveau le théâtre de la guerre.
Le roman commence par la citation du Prologue de la pièce d’Anouilh en 1942, soulignant le caractère inéluctable de la tragédie qui ne permet aucune issue. Le premier chapitre, « Tripoli, nord du Liban, jeudi 27 octobre 1983 » reprend exactement la première scène du film qui annonce la dernière avec la mort de Georges. Si les actions et les personnages sont sensiblement les mêmes, si les bruits de la guerre agressent le spectateur, celui-ci doit se contenter d’images, de sons, il doit deviner ce que ressent Georges : ce que le romancier sait/peut dire par les mots :
« Je suis tombé comme on meurt, sur le ventre, front écrasé, nuque plaquée au sol par une gifle de feu. Dedans et dehors, les pieds sur le talus, les mains sur le ciment. Mon corps était sidéré. Une lumière poudrée déchirait le béton. Je me suis relevé. La fumée lourde, la poussière grise. Je suffoquais. J’avais du sable en gorge, la lèvre ouverte, mes cheveux fumaient. J’étais aveugle. Des paillettes argent lacéraient mes paupières. L’obus avait frappé, il n’avait pas encore parlé. La foudre après l’éclair, un acier déchiré. Odeur de poudre, d’huile chaude, de métal brûlé. Je me suis jeté dans la fosse au moment du fracas. Mon ventre entier est remonté dans ma gorge. J’ai vomi. Un flot de bile et des morceaux de moi. J’ai hurlé ma peur. Poings fermés, oreilles sanglantes, recouvert par la terre salée et l’ombre grasse ». Difficile, pour l’image, de rendre toutes ces sensations, ces odeurs, cette destruction, même si le jeu de l’acteur suggère beaucoup.
Le chapitre 2 opère un décrochement temporel et s’engage dans toute une partie du roman qui n’a pas été retenue dans le film autour de la personnalité si forte de Samuel Akounis, l’ami juif grec, qui a suivi les jeunes de l’extrême gauche dans leurs manifestations mais sans approuver toutes leurs décisions et qui a fait, en quelque sorte, une partie de l’éducation politique de Georges : « il disait que notre colère était un slogan, notre blessure un hématome et notre sang versé tenait dans un mouchoir de poche. Il redoutait les certitudes, pas les convictions ».
Contrairement à la plupart des lecteurs qu’évoque Sorj Chalandon, je suis une lectrice qui a regretté la disparition de la première partie qui donnait une antériorité au personnage de Georges et incarnai la présence forte de Sam… Dans le film, il est juste fait mention de son projet qu’il ne peut mener à terme à cause de son cancer et qu’il confie à Georges : jouer Antigone à Beyrouth. Lorsque Georges est à Beyrouth, il va transmettre ce qu’il a appris de Sam : la définition du quatrième mur, « ce qui empêche le comédien de baiser avec le public […] une muraille qui protège leur personnage ». A Sophocle dont Sam estime qu’il a réduit Antigone au devoir fraternel et à l’obéissance aux dieux, il a préféré Anouilh qui a su en faire « une héroïne du "non" qui défend sa propre liberté ». Pour Sam, mener à terme ce projet, c’est « dans une zone de guerre. Offrir un rôle à chacun des belligérants. Faire la paix entre cour et jardin ». Georges accepte le projet en toute ignorance et l’acteur transmet bien cet engagement néophyte.
Des événements marquants de la guerre à Beyrouth sont rappelés : ils seront distribués dans le film à l’un ou l’autre personnage quand Georges voit les belligérants pour les convaincre. Au moment où son cancer l’a empêché de poursuivre, Sam avait déjà pris les contacts, avait déjà eu des accords mais sans aboutir à un accord final :
« Les musulmans, d’abord. Une troupe de jeunes sunnites à Hamra. Puis un groupe de chiites du théâtre Ta’zieh, qui n’avaient que la mort du prophète Hussein pour répertoire. Sam a aussi découvert une compagnie palestinienne, à Chatila, qui jouait un poème de Mahmoud Darwich à l’infini. Avec la patience et le temps, il a débusqué deux associations de spectacles druzes dans la montagne. Puis des acteurs chrétiens, à Achrafieh et Deir el-Qamar ».
Georges ne peut refuser la mission que lui confie Sam. Il doit aussi avoir l’accord de sa femme, Aurore qui, elle, disparait complètement du film ainsi que sa petite fille. En réalité, Georges qui ne connaît pas vraiment la situation minimise les difficultés. Aurore souligne l’utopie du projet : « C’était impensable, impossible, grotesque. Aller dans un pays de mort avec un nez de clown, rassembler dix peuples sans savoir qui est qui. Retrancher un soldat dans chaque camp pour jouer à la paix. Faire monter cette armée sur scène. La diriger comme on mène un ballet. Demander à Créon, acteur chrétien, de condamner à mort Antigone, actrice palestinienne. Proposer à un chiite d’être le page d’un maronite. Tout cela n’avait aucun sens. Je lui ai dit qu’elle avait raison ». Mais Georges adhère au projet de Sam de tenter ainsi d’obtenir « une heure de paix ». En réalité Georges accepte avant même d’avoir lu la pièce et, dans la foulée, il lit aussi les autres Antigones, de Sophocle et de Brecht.
En dehors du chapitre initial, c’est au chapitre 10, à la p. 119, que commence l’adaptation du film. Marwan l’attend, magnifiquement interprété par Simon Abkarian. Interviewé dans Le Figaro, il dit bien connaître cette situation : « Oui, malheureusement, je sais ce que c’est. La guerre civile , c’est le fait de sentir tout à coup une arme braquée sur votre tempe alors que vous allez acheter du pain, parce que votre ancien camarade de classe, à qui vous avez un jour cassé la gueule, s’est engagé dans une milice. Et qu’il fait ce qui lui chante maintenant qu’il possède une arme, et que sa milice n’est pas encore totalement encadrée… La mort peut vous surprendre à tout instant. Et mon personnage doit éviter au héros de s’y frotter trop directement. » Il n’a aucune illusion sur le projet mais il est dans l’accueil de l’autre, par fidélité à Sam.
La rencontre avec Imane, au camp de Chatila, est également très intéressante comme adaptation ainsi que la visite à Joseph-Boutros, chef des phalangistes et frère de Charbel, pressenti pour le rôle de Créon. Et comment effacer le guerrier qui tire dans la nuit en récitant Victor Hugo, « Demain dès l’aube »… Le roman commente : « Il a tiré sur l’or du soir qui tombe, le bouquet de houx vert et les bruyères en fleur ». Les autres scènes sont fidèles au roman, en tenant compte des nécessités du cinéma. La répétition peut se faire enfin le 24 février 1982, dans le théâtre en ruines que la caméra parcourt et que le roman décrit :
« Je suis rentré dans le bâtiment par l‘ouest de la ligne. Tout était saccagé et superbe. Pas de porte. Un trou dans la façade, enfoncée par un tir de roquette. L’enseigne pendait au-dessus du sol, retenue par des fils électriques. Trois murs seulement. Le quatrième avait été soufflé. Une explosion avait arraché le toit. C’était une arène de plein ciel, un théâtre ouvert aux lions. Les balles pouvaient se frayer un chemin jusqu’au cœur des acteurs. Quatre rangées de fauteuil avaient été épargnées par le feu. Ils étaient de velours et de poussière grise. Les autres sièges étaient écrasés sous les poutres. L’écran avait été lacéré mais le décor était là, comme promis par Sam, debout dans un angle mort de la pièce ».
A la fin de la répétition, Sorj Chalandon rappelle la réception de la pièce d’Anouilh à Paris en 1944. Georges rentre en France, ne comptant revenir qu’en octobre pour la seule représentation de la pièce. Mais il ne peut plus vivre sa vie en France. Il retourne à Beyrouth et les acteurs se réunissent le 4 juin 1982. Puis, c’est le bombardement de l’hôpital Gaza où il est sévèrement blessé et grâce aux soins de Marwan et Nakad, il ne devient pas aveugle. Lorsqu’il revient de la montagne à Beyrouth, en septembre, c’est le massacre des deux camps de réfugiés palestiniens, Sabra et Chatila. Le film a su rendre avec pudeur et sobriété l’horreur de cette opération meurtrière : la caméra guide les pas de Georges et nos yeux pour voir. Avec lui, nous retrouvons Imane violée et massacrée. Il trouve la clef de la maison de Palestine de 1948 et a la terre de Palestine donnée par Sam : « j’étais Antigone penshé sur Polynice. J’ai répandu la terre sacrée sur son martyre », dit le texte.
Le second retour de Georges à Paris est encore plus éprouvant que le premier. Il devient fou comme si la guerre le réclamait et il repart au Liban, accomplissant ce que la guerre lui commande.
Interrogé par Laurence Houot pour France Culture, le 15 janvier 2025, sur sa réaction en voyant le film, le romancier lui répond : « J'ai pleuré. J'ai pleuré parce que je suis retourné à Beyrouth. J'ai pleuré parce que je suis retourné à Sabra et Chatila. J'ai pleuré parce que mon souhait depuis le début, depuis que j'ai eu l'envie d'écrire ce livre, c'était de voir cette jeune femme que j'avais vue morte, violée, se relever. Et là, dans le film, je l'ai vue vivante. Parce que même si vous écrivez ça dans un roman, même si vous écrivez qu'elle s'appelle Imane, qu'elle va jouer Antigone, vous continuez d'avoir l'image de la jeune femme martyrisée sur son lit, dans son sang. Je n'arrive pas à m'ôter cette image de la tête. Et tout d'un coup, sur l'écran, elle est vivante. Elle chante, elle danse, elle récite les poèmes de Mahmoud Darwich ».
Il dit aussi avoir beaucoup apprécié Laurent Lafitte dans le rôle de Georges : « David Oelhoffen, le réalisateur, a fait de Georges, joué par Laurent, quelqu'un qui est beaucoup moins excessif, beaucoup moins outrageusement militant que j'ai pu l'être, moi. Et ça, ça me va très bien. » Il n’a participé en rien à l’adaptation car il n’est pas cinéaste et ce n’est pas son métier ; de même qu’il ne participe à aucune adaptation d’un de ses romans en BD.
Il affirme enfin que le film réalise en 2024, en étant tourné avec des acteurs de tous les camps, ce qui n’a pu se réaliser en 1982, est une réponse à l’échec d’alors ; il accomplit ce qui n’a pu l’être.

Pour lui ce film est formidable, « parce que je ressens tout, je ressens les odeurs, je ressens la peur, je ressens le désarroi, le désespoir. Je ressens la peur de ne pas m'en sortir. Et pour réussir ça, il faut être un très bon réalisateur. [Silence, les larmes lui montent aux yeux]. Je suis désolé, j'ai des yeux de lapin. Généralement, on mange du pop-corn au cinéma. Là, j'interdis à quiconque de manger du pop-corn pendant les séances du Quatrième mur. »
Mon avis est inscrit dans ce que je viens de rappeler : voir le film car c’est un « bon » film qui nous sort d’une idéalisation de la guerre et de cette guerre-là ; qui ne peut pas ne pas faire écho à l’actualité. Mais, grâce au film… revenir au roman dans son entièreté, ouvrant d’autres perspectives et interrogations.
