Tranchant, abrasif et singulier : tels sont les trois termes qui peuvent rendre la force toujours aussi vive de Simon Johannin dans son dernier roman, Ici commence un amour qui vient de paraître aux éditions Allia. Voilà ainsi quelque temps que Simon Johannin n’avait plus écrit de roman, s’étant livre à l’écriture de forts recueils poétiques comme le splendide La Dernière saison du monde. Ici l’univers romanesque, comme un continuum de l’activité poétique, propose de suivre Théo, jeune romancier qui sillonne les rues de Marseille et livre une satire aussi réjouissante que féroce du milieu littéraire. Un roman qui ouvre à autant de questionnements génériques multiples que Collateral ne pouvait manquer d’aller poser à son auteur le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre nouveau et fort roman, Ici commence un amour qui paraît ces jours-ci aux éditions Allia auxquelles vous êtes fidèle depuis votre premier roman. Comment est né votre souhait d’écrire l’histoire de Théo, un jeune écrivain qui, « petit blanc de la campagne », découvre le monde littéraire, avec les écrivains en festival, « le plus gros ramassis de beaufs qu’il ne m’a jamais été donné de fréquenter » ? La place d’Ici commence un amour est singulière à plus d’un titre dans votre déjà riche production car, après plusieurs recueils poétiques tels que La Dernière saison du monde, ce nouveau texte marque un retour pour vous au roman, à une forme narrative : en quoi le roman s’est-il de nouveau imposé à vous comme forme ?
Comme pour le reste de mes livres, il y a eu une sorte de surgissement, d'imposition dans le réel. Je n'ai réfléchi à rien de particulier et un jour, un événement m'a fait produire une page. J'ai ensuite continué à écrire, c'est aussi simple que ça. Pour le décor, en toile de fond du petit monde littéraire, il y avait la volonté de porter un discours en creux contre la glorification des symboles et des images, ceux vers quoi l'on voudrait nous faire tendre, ce vers quoi j'ai tendu. Je parle du milieu littéraire parce que j'exerce la fonction d'écrivain, et que donc c'est celui que j'ai pu le mieux observé tout en y participant. Mais on pourrait délocaliser le décor pour chaque environnement où le capital symbolique et les images prennent le pas sur la vérité. J'avais donc cette nécessité de dire j'y ai cru, j'y suis arrivé, je vous parle depuis cet espace et regardez, tout cela est vide, il faut continuer à chercher, chercher ailleurs.
S'il est possible de se connecter au monde en écrivant, les espaces auxquels on accède et qui découlent de la reconnaissance de cette écriture sont souvent une impasse, presque une négation du chemin spirituel parcouru dans le geste d'écrire.
Le retour au roman, à une forme plus classique de narration s’inscrit dans une temporalité plus longue. J'ai besoin de ressentir et d'observer pour écrire des choses intéressantes et neuves, où je suis certain de ne pas être dans la répétition d'un récit, d'une palpitation que j'aurais déjà porté par le passé. Pour cela, il faut prendre le temps de changer, de laisser l'univers agir sur vous, de grandir, et donc de vivre un peu. Je grandis avec mes personnages, qui sont, de livre en livre, des formes d'alter ego via lesquels je m'autorise à vivre ou à penser ce que je ne peux pas faire advenir autrement. Pour tenter de faire du beau avec ce que l'on voudrait ne pas avoir vécu aussi. Je traite les informations, les enseignements que je reçois pour les faire vivre à travers de nouvelles figures, de nouveaux archétypes, inscrits dans notre époque. En espérant que l'expérience de la lecture fasse ressentir l'énergie, la musique, que je tente de produire en écrivant.
Pour cela, le roman reste en littérature la forme la plus vaste, la plus populaire aussi.
Pour en venir sans attendre au cœur de Ici commence un amour, votre roman se présente, de manière inédite dans votre œuvre, comme une critique virulente et acide du milieu littéraire lui-même. Si, notamment dans Nino dans la nuit, vous aviez déjà pu formuler une critique de la société contemporaine, celle-ci se concentre avec privilège ici depuis votre personnage d’écrivain et narrateur, Théo, sur la vie littéraire et sur la vie éditoriale. Par un jeu de roman dans le roman, cette critique du milieu littéraire atteint son paroxysme dans le formidable récit central, « Le Misérable » qui épingle notamment les comportements des écrivains en festival.
Ma question ici sera double : est-ce que vous pourriez qualifier Ici commence un amour de satire ou de sociologie ironique du milieu littéraire ? S’agissait-il pour vous de déconstruire une mythologie, celle de l’écrivain, en suivant votre projet que ceci peut-être indique : « il me vient l’envie bizarre de casser les vitres » ?
Oui, il y a une forme de satire évidente, avec cette idée que ce qui dans les formes de pouvoir ne résiste pas à l'humour n'a pas à être mis en avant, n'a pas la légitimité d'exister, ne tiendra que par la peur ou le mépris, et n'est donc le fruit d'aucune puissance véritable. Mais ça n'est pas non plus une dénonciation ou un jugement moral. Je me contente de décrire les espaces et les personnages, d'exprimer la grâce et les catastrophes qui composent ces espaces comme il en est partout ailleurs, tout cela est aussi un jeu. C'est simplement le tout dont je fais partie et duquel je me dois de déconstruire un peu les projections, les fantasmes. C'était aussi très drôle à écrire.
Mais je pense qu'en vérité il y a derrière un ressort beaucoup plus intime, de besoin de réfléchir la nécessité d'écrire, la fonction, la place, en l'occurrence celle de Théo et à travers lui la mienne. Et pour cela je ne connais qu'un moyen, il faut tout passer à la torche et voir ensuite ce qu'il reste, ce qui renaît des cendres, ce qui tient dans les flammes. C'est aussi que la mythologie de l'écrivain est si petite, alors que la littérature ouvre sur des champs imaginaires et spirituels infinis. L'écrivain est au meilleur de lui-même lorsqu'il se sait traversé par quelque chose de plus grand que lui, et qu'il se tait pour laisser parler cette chose à travers son écriture.
Ma question suivante porte sur les conditions de réception de votre récit, ou plutôt leur anticipation dont votre récit joue, par effet de « mise en abyme ». En effet, après avoir fait lire « Le Misérable », Théo s’entend dire : « t’en mets plein la gueule à tout le monde, on dirait un suicide social. Et politiquement, tu es sur un drôle de fil. » : est-ce qu’en écrivant Ici commence un amour vous partagiez ces mêmes craintes ? Est-ce que vous appréhendez de cette même manière la réception de votre roman ?
L'idée, avec « Le Misérable », le roman de Théo, était plus de déjouer cette pensée réactionnaire qui est qu'on ne peut plus rien dire. Bien sûr qu'on peut s'exprimer et écrire, il s'agit simplement d'inventer des nouvelles manières de faire et si possible, pour ma part, en trouvant un moyen inattendu de prendre en charge les interrogations de l'époque à laquelle on participe. Au fond, on ne sait pas si Théo va publier son livre, mais moi je le fais, en exposant ses doutes et le climat dans lequel il écrit ce texte, qui est une sorte de pamphlet et qui soulève en fait une question : que faire lorsque quand on créé, l'on est soi-même dépassé parce que l'on a produit ?
Quant aux craintes, oui et non. Je suis évidemment sensible à la névrose collective qui tend à vouloir rendre morale tout idée de création, et comme je ne me nourris ni de l'inimité à mon égard, ni du conflit, j'ai pu appréhender certains regards. Comme je ne me prends pas non plus très au sérieux, c'est passé assez vite car, au fond, ça n'est qu'un livre. Si on ne l'aime pas, il suffit de le fermer. Quant à la réception concrète du roman, quoi vous dire, j'ai la sensation d'avoir bien travaillé, en conscience et avec l'énergie du cœur de la première à la dernière page. De donner à lire quelque chose qui, au-delà du décor de cette première partie du roman, tente de s'approcher de certaines des grandes questions qui nous occupent l'esprit. Voilà, il n'y a plus qu'à espérer que ça marche.
Ce qui frappe également à la lecture d’Ici commence un amour, c’est peut-être l’empreinte autobiographique de votre récit, le personnage de Théo semblant comme un double affiché de vous-même. Parleriez-vous d’une autobiographie quelque peu oblique pour qualifier votre démarche ici ? Plus largement, il apparaît qu’Ici commence un amour ne se donne pas simplement comme un roman à clefs, mais bien plutôt comme un jeu sur le roman à clefs : s’agissait-il pour vous de brouiller en quelque sorte les références non pour que les personnages apparaissent comme des individualités mais bien plutôt comme des caractères, des types humains ? Quel potentiel fictionnel cela vous offrait-il ?
Autobiographie oblique, c'est intéressant. Mais ça n'est pas juste, parce que je ne suis pas Théo, même si je lui prête parfois mon regard et lui fait traverser certains des épisodes de ma vie. Je dirais plutôt que Théo, c'est une version de moi dans un autre espace-temps, puisque la littérature est un autre monde. C'est une facette tellement exacerbée d'un être qu'il en est un autre. Mais ça n'est pas moi tel que je me vis et tel qu'on me perçoit pour autant. C'est autre chose, comme un masque que j'anime. Théo, c'est un personnage, avec un état d'esprit, une disposition psychique qui lui est propre, peu importe ce qui chez lui viendrait de moi.
Il y a en effet cet idée de caractère, d'archétype propre à chaque personnage, avec une fonction, plus ou moins lisible qui en découle, quelque chose qui tiendrait du mythe ou de l'épopée, mais avec des cannette de red-bull, des paquets de Camel et beaucoup de livresi.
Je n'aime pas ce qui impose un univers figé, un regard fini sur les êtres et les choses. J'ai la sensation que mes personnages me précèdent, et qu'ils existeront au-delà du livre, j'attrape donc une couleur, un battement de pouls au moment où je suis capable de le faire, c'est quelque chose d'assez magique. Quand c'est fini, personnages, écrivain, chacun retourne à son monde et à son existence propre.
Ce qui frappe dans Ici commence un amour, c’est combien, si le récit se donne bel et bien comme une peinture souvent réjouissante car formidablement juste et sans pitié du milieu littéraire, qui entretient « l’illusion de littérature », votre roman oppose constamment au monde littéraire sclérosé un jeune Théo précisément épris du contraire. A rebours ainsi des mesquineries des uns et des autres, Théo semble bien plutôt un personnage tenté par la recherche de la vie vivante, pourrait-on dire. Il semblerait pris dans un contre-roman d’apprentissage, un roman de la défaisance où il en vient à se poser une singulière question : « Es-tu seulement prêt à sauter dans le grand feu de l’existence ? Vois-tu cette femme hagarde qui cavale les pieds nus sur le ciment en tenant ses sandales éreintées à la main ? » Est-ce que Gloria, ce personnage disparu, véritable Eurydice de Théo qu’il perd dès le début, n’est pas l’allégorie même de ce grand feu de l’existence ? N’est-elle pas elle-même le nom même de cette quête – Gloria, à rebours de la gloriole ?
Sans vouloir trop en dire, il est clair que Gloria à la maturité de décerner le vrai du faux, et qu'en cela elle exerce, par son absence aussi, une forme de fascination sur Théo. Théo lui, jouit des récompenses de ce monde, mais quelque chose en lui n'a pas trouvé la réponse qu'il cherche. Un roman de la défaisance, ou de la déconstruction. Déconstruction d'un monde, d'une fonction, de l'imaginaire patriarcal qui le fonde et de l'homme qui grandit et qui comprend que les structures de ce pouvoir existent autant en lui qu'à l'extérieur de lui, que le regard d'une honnêteté sans faille qu'il porte sur le monde, il faudra avoir le courage de le porter sur lui-même sans mensonge, pour atteindre ce qu'il cherche et qui se révèlera à travers d'autres parts de son être, plus invisibles, plus fortes et parfois plus sombres.
Un des points les plus remarquables d’Ici commence un amour consiste dans la manière dont le récit s’affirme comme la recherche d’un art poétique, l’affirmation, envers et contre tout, d’une interrogation sur ce qu’est l’écriture. A plusieurs reprises, Théo en vient ainsi à dire : « Ecrire, quelle acte d’angoisse » ou encore « Y a-t-il quelque part une forme à inventer, une lumière d’espérance sans que cela ne sonne comme un relent d’église ? » Tenez-vous ainsi ce roman pour une manière d’art poétique, d’interrogation permanente sur l’écriture elle-même comme acte non-social ?
Je n'ai pas de conception de l'écriture, de l'art sans poésie. Ça n'existe pas, c'est pour moi un état de fait. Peu importe ce que l'on créé, s’il y a à travers la création, une conversation avec le monde, un jaillissement de pensée, il y a de la poésie.
Quant à l'interrogation, comme écrire est un acte de foi, qu'il faut une foi énorme pour savoir ce que l'on écrit depuis le néant qui précède l'écriture, elle ne porte pas tant sur une dimension non-sociale de l'acte, que j'entends comme la solitude concrète que demande l'écriture, mais plutôt sur sa justesse et son fondement.
Si j'écris seul, tout ce que j'écris est soit le résultat du lien entre moi et ce qui est autre, soit le lien lui-même, le procédé par lequel la différenciation entre mon être est le reste n'est plus tout à fait une évidence.
Pour la première fois dans votre travail, ce nouveau récit, peut-être parce qu’il se donne comme un art poétique, dévoile un réseau de références en s’inscrivant explicitement dans une famille d’auteurs, puisque vous convoquez aussi bien James Baldwin ou Pierre Autin-Grenier. Mais surtout souligne l’importance de l’écriture de certaines autrices qui paraît vous toucher bien davantage que d’autres. Vous dites ainsi : « Pourquoi les femmes dans l’écriture, celles me touchant le plus, ont connu un destin outragé par la destruction et le désir des hommes, le système répressif de pères à la rigidité névrotique, l’âme déployée en drapeau d’une nation à la jouissance morbide ? » En quoi cette écriture vous touche-t-elle ainsi davantage ?
Je pense que c'est lié à l'enfance, comme beaucoup de chose. J'ai grandi au contact de personnes en marge de ce que l'on nomme la société, la nation. Parmi elle, des femmes, des lesbiennes ouvrières, qui racontaient le travail à l'usine dès quatorze ans, des militantes, des prostituées. J'ai reçu des enseignements et de l'amour de la part de ces personnes. C'était un univers impressionnant, je pense que cela a imprimé quelque chose en moi, la réception d'une puissance particulière. Je ne sais pas si cela a été conceptualisé par quelqu'un quelque part, mais oui, je trouve que la littérature faite par les travailleuses du sexe depuis cette position qu'elles occupent dans le monde contient une force que je ne trouve pas ailleurs, qui balaye tout intellectualisme, toute écriture qui n'aurait à revendiquer qu'une forme, qui ne découlerait pas d'une expérience aussi particulière.
Ecrire, c'est comme croire. Croire avant de faire l’expérience d'un sacré dont la croyance doit découler, ça n'a pas de sens. C'est un peu pareil pour l'écriture. Écrire, avant d'avoir fait les expériences dont l'écriture doit découler, n'a pas de sens. Chez toutes ces personnes que je cite, l'expérience de la vie qui mène à écrire, et l'écriture qui en découle, tout cela est d'une puissance incroyable et d'une très grande beauté.
C'est aussi peut-être une affaire de résonance. Comme l'exil peut résonner aussi, sans qu'on le comprenne toujours. Quelque chose, un choc, qui dépasse et renverse le socle des conceptions bourgeoises qui sont arides et assèchent tout ce qu'elles touchent. J'entends la bourgeoisie comme une disposition morale à laquelle il faut échapper dans l'écriture. C'est-à-dire être vivant et capable de penser contre soi, d'écrire la main dans l'inconscient et non tendue vers les médailles, ça n'est pas tellement une affaire de classe sociale.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur la dimension politique d’Ici commence un amour. Diriez-vous qu’il s’agit d’un roman qui, comme le dit votre narrateur, quelle pourrait bien être une « sortie lumineuse de cette époque fébrile » ? En quoi vous paraissait-il ainsi logique d’évoquer l’assassinat de Nahel survenu en juin dernier ?
Il y a en tout cette idée, en creux, qui s'est dessinée au fur et à mesure, de mettre à nu des mécanismes et des structures qui sont obsolètes, que l'on ferait tout simplement mieux de laisser sur le bord de la route, pour se concentrer à construire quelque chose de plus heureux à la place. De porter un regard lucide aussi, sur le rapport de l'homme au désir, de viser un peu plus loin que les gentils et les méchants, puisqu'il s'agit surtout de possibilité d'être ou d'impossibilité d'être. La sortie lumineuse serait peut-être celle-là, supprimer certaines de ces possibilités et en inventer de nouvelles, sans lien avec le pouvoir ou l'exploitation, d'autres modes relationnels.
Pour la mort de Nahel, son meurtre par un policier et la vidéo de cet acte qui est un acte sacrilège, qui est ce qu'il y a de pire au monde, c'est-à-dire un adulte qui par sa volonté utilise une arme létale pour tuer un enfant, il y avait une impossibilité de détour. J'étais là, j'ai vu, comme tout le monde a vu, et j'ai dû écrire dessus, avec un voile de pudeur, sans nommer, pour attester de la réalité de l'horreur et des jours qui ont suivi.
C'est simplement aussi, parfois, le rôle de l'artiste d'allumer une veilleuse, de laisser quelque part le récit, la trace d'un événement, d'un crime, d'une injustice, d'un drame, dont on a maintenant, collectivement, le devoir de garder vivant le souvenir.
Simon Johannin, Ici commence un amour, Allia, mars 2024, 246 pages, 17 euros