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Simon Chevrier : Un autoportrait en esquisses, par détours et ressemblances (Photo sur demande)

Photo du rédacteur: Clélie MillnerClélie Millner

Simon Chevrier (c) Dorian Prost/Stock


Le premier roman de Simon Chevrier, Photo sur demande, est un récit touchant, d’une rare justesse. Autoportrait en esquisses, par détours et ressemblances – avec le modèle d’une photo des années 1980, avec le père malade ou avec les amants de passage – il fait apparaître les contours d’un instantané dans la cuve du révélateur, contours encore incertains qui assument une pudique fragilité comme un ethos possible. 



« Mes yeux sont verts. Parfois le vert se mêle au gris, et le gris au bleu, et le bleu au vert. Mon nez est long et droit. Mes lèvres pourpres, souvent gercées par le froid […] ». Le fragment incipit de Photo sur demande, annonçant les couleurs, sonne déjà comme un autoportrait à la Edouard Levé. À ce passage fera écho un autre, cette fois calqué sur le profil d’un site de rencontre, d’où sera tirée l’expression choisie pour le titre. Ces notations sur soi, sur ceux qu’il aime, sur l’espace qui l’entoure, le narrateur les multipliera dans le roman, comme autant de saisies sur le vif, de photos sans demandes.

Car dans le cœur de la vingtaine, c’est bien à un état des lieux paradoxal que s’adonne le narrateur, un état des lieux en mouvement, animé d’une quête à tâtons. Étudiant en anglais, suivant quelques cours de préparation au concours du CAPES, échouant à y croire, il raconte les premières fois, les brèves généalogies de ce qui ordonne son présent : la première relation monnayée, la première confrontation avec la maladie du père, les premiers rendez-vous amoureux auxquels il aimerait croire, la première rencontre avec la photo de Peter Hujar que les éditions Stock mettent en bandeau du roman. 

Le récit par fragments tisse ces éléments du quotidien qui alternent et se répondent par un système d’échos et d’associations subtil : les rencontres libres et choisies, celles que le narrateur accepte pour de l’argent, la dégradation de la santé du père et le deuil, la recherche d’un emploi et les multiples humiliations de la précarité, les aléas du confinement et de ses suites. Il avance lentement dans une quête mélancolique toute en retenue, qui rend les épreuves plus poignantes encore mais qui entretient une forme d’espoir : celui de la prochaine rencontre, peut-être, ou de la force du possible. La référence à Céline Dion par exemple, au moment de l’agonie du père, ne sera pas l’occasion d’un exutoire, comme dans un autre très beau premier récit sur le deuil du père paru en 2019, Avant que j’oublie d’Anne Pauly – issue elle aussi, comme Simon Chevrier, d’un Master de Création. Elle donnera plutôt lieu à une évocation factuelle et  mélancolique de la mère qui chante pour qu’on l’aime encore.

Au cœur de ces aléas du quotidien, la quête d’une photo et de son modèle prend de plus en plus de place dans le récit. Daniel Schook, Sucking Toe de Peter Hujar, un instantané des années 1980, cristallise l’insouciance d’une époque tout en évoquant en demi-teinte, quarante ans plus tard, la tragédie du sida, alors encore à venir, dont mourra le photographe et une grande partie de son entourage.

Le narrateur tente d’en savoir davantage sur Daniel Schook, l’homme qui prend la pose, l’orteil à la bouche, le regard en défi ; et les méandres de sa recherche s’ajoutent aux maillons du récit. Échec des résultats Google, messages multiples aux survivants qui ont côtoyé le photographe ou qui ont pu connaître Daniel Schook à l’Hôtel Chelsea, à New-York. La quête qui semble buter sur des obstacles à répétitions s’ouvre cependant peu à peu. Sur la photo, l’homme aurait l’âge du père, le visage de l’amoureux et la présence fantomatique de l’hécatombe du sida, il concentre la peur de la perte et l’espoir de la rencontre. Et il joue à l’enfant, fait un pied de nez. Cela en dit long sur le ton du livre funambule de Simon Chevrier : il ne sombre jamais dans la dérision, pas plus qu’il ne se teinte de quelque forme d’humour, mais, par son attention au réel, sa pudeur, il déroute le pathétique et transmet malgré tout une forme de légèreté, une foi paradoxale en ce qui est à venir.

Car Photo sur demande est un livre ouvert, une salle d’attente – le substantif et ses dérivés sont omniprésents – qui dit de manière ténue la souffrance du deuil, la peur de la maladie, mais aussi l’attente comme désir. Les quelques références littéraires montrent cette aspiration à la suspension, à une parole mesurée, en équilibre : à la violence et la révolte d’Hervé Guibert, le narrateur écrit préférer les récits plus ténus, ou retenus, qui restent « au bord du gouffre » comme le dit le titre de David Wojnarowicz ou qui racontent des « passions simples » comme le fait Annie Ernaux, dont il cite un beau passage sur l’attente de l’homme comme unique préoccupation.

Cette mesure, voire cette modestie, qui fait le charme du livre, en est aussi l’une de ses limites. La simplicité de l’écriture est le medium d’une profonde justesse, et certains fragments sont d’une concision évocatrice. D’autres cependant se caractérisent par une écriture descriptive et laconique, qui relève du carnet de bord ou de l’esthétique de la liste. Ces passages n’entravent pas la lecture, ils se dotent même d’une certaine efficacité, d’un effet de prosaïsme et de blancheur, mais ils n’ont pas non plus de l’aspect ciselé, percutant de l’écriture ernaldienne, par exemple, qui apparaît au centre du livre comme une référence possible. Peut-être est-ce le prix à payer pour la réussite de cette litanie discrète, de cette mise en attente du lecteur, qui accepte le retrait du narrateur comme une promesse.

Photo sur demande retourne son titre comme un gant. Il ne désigne plus la requête ciblée d’un portrait qui arriverait en guise de réponse, pour combler le manque, mais le manque lui-même : la photo se substitue à la demande, elle en devient son émissaire, sa force de répétition, sa blessure sans réponse qui autorise pourtant les hypothèses et certaines retrouvailles. Et qui décidément place ce premier roman – avec sa douleur contenue, sa simplicité, sa crudité parfois – du côté de la notion désuète de délicatesse.




Simon Chevrier, Photo sur demande, Stock, janvier 2025, 179 pages, 19 euros


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