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Photo du rédacteurNassera Tamer

Shane Haddad : l’errance écorchée (Aimez Gil)


Shane Haddad (c) POL


Trois ans après Toni tout court, Shane Haddad revient avec Aimez Gil (P.O.L), un second roman haletant et ample qui continue l’exploration de ce que c’est qu’occuper un corps féminin. On y suit, à hauteur de synapses, les pensées et humeurs de Gil, 25 ans, enfermée dans un ennui crasse et ses craintes à l’orée d’une existence qui file déjà. Pour y faire face, elle s’accroche à la nuit, à ses promesses alcoolisées, à la route qui donne l’illusion de partir mais surtout à l’étrange amour qui la lie aux deux M, Mathieu et Mathias.

Gil a cinq ans de plus que Toni et un prénom plus court encore, on y entend la condensation de Jules et de Jim. On pense au roman de Henri-Pierre Roché ou au film de Truffaut : Aimez Gil est la longue divagation d’un « horrible triangle » amoureux traversée ici et là par des flots de tendresse. Gil et Mathieu, amis inséparables depuis toujours, tombent sur Mathias lors d’une soirée arrosée aussi drôle qu’effrayante. Le trio se jauge, s’aimante et décide de prendre la route au volant d’une Clio en fin de vie pour, le temps d’un été, fuir Paris, ses sans-abris, ses pigeons sales, sa pesanteur étriquée. Le roman qui s’ouvre sur l’enterrement de Mathias, déploie et cisèle l’histoire de cette rencontre et de l’attraction irrésistible qui unit ces trois âmes en peine. 

La narration mêle dans un même souffle la voix de Gil à celles de Mathieu, de Mathias et des personnages qu’ils croisent au fil de leur errance sur les routes de France. On s’accroche aux perceptions et ruminations de Gil au cœur desquelles font irruption ses monologues – elle est plutôt bavarde - et les dialogues. La voix intérieure, intime, close sur elle-même de Gil s’épaissit constamment de la parole dite, la sienne, celle des autres et de la rumeur du monde alentour : les cigales, le vent dans les buissons, les vagues qui déferlent, la circulation, les hordes de touristes. 

La musicalité d’Aimez Gil naît également d’une construction tendue, de phrases et de sous-chapitres courts qui se répètent, rebondissent, avancent par associations d’idées, capillarité, digressions et qu’émaillent des images sensibles et inattendues, fulgurantes et lumineuses. Ce faisant, le roman déroule un long poème scandé qui épouse les états de conscience plus ou moins altérés de Gil. 

L’altération provient de l’alcool, bière et vinasse, dont Gil s’imbibe comme si sa vie en dépendait. L’alcool euphorise, anesthésie, pallie le manque d’amour : « ce que je bois se transforme en larmes. C’est mon carburant à moi », il l’est aussi pour ceux qui l’entoure. On boit d’autant plus qu’on se sent désespéré et que la canicule fait rage. Le récit et la langue circonvoluent, se troublent comme sous l’effet d’une ébriété joyeuse, maussade ou comateuse. 

L’altération des perceptions provient aussi du mouvement auquel sont soumis les corps tout au long du roman. Il s’agit de bouger pour secouer l’apathie et l’angoisse avant qu’elles ne vous rattrapent. Alors tout est bon : danser dans les boîtes de nuit parisiennes ou les rades de province, marcher sur les sentiers ou parmi les dunes, nager dans le froid des vagues et ce, jusqu’à épuisement des forces. Le mouvement rassure, répare, modifie le cadre d’où le réel nous parvient. La Clio sur le point de lâcher offre ce refuge mouvant duquel on voit le monde comme d’un peu plus loin, qui diffracte temps et espace.

La conscience de Gil se fait également préscience et ce, alors même qu’on la convainc qu’elle ne sait rien et qu’elle ne comprend rien. Pour dessiner ce personnage ultra-poreux, l’écriture traque et capte tout : les émotions diffuses ou acérées, leur vacillement constant, les silences, les intonations, les regards, les moindres gestes, les variations d’ambiance et de lumière. Avec Gil, on devine le drame en train de se nouer comme dans un rêve qui happe et duquel on ne peut échapper. La jeune femme est aussi naïve et butée. Elle refuse l’évidence quand elle est trop dure à avaler et recule devant ce qui lui fait peur, ce qui ne peut se dire. C’est alors le corps qui prend le relai quand la pensée se tait. Les corps exsudent - sueur, vomi, larmes, se frôlent, s’agrippent, se battent, les doigts s’agitent, tremblent, font des taches de gras, les chevelures dans lesquelles se trouve « la mémoire des fantasmes » s’emmêlent et les cœurs cognent, on entend leurs battements. 

Car c’est bien de cœur qu’il s’agit dans Aimez Gil, d’un apprentissage douloureux du désir, de l’amour et de l’amitié - « L’amitié ça se partage et j’en savais rien ». Toute jeune adulte, Gil se découvre, interroge - « vous trouvez que c’est simple de faire l’amour » - et perçoit de l’amour les facettes multiples : l’amour qui est doux et gentil, l’amour avec ou sans sexe, l’amour entre deux hommes, le manque et le trop-plein d’amour, l’amour de soi malgré le viol subi, l’amour qui rend malade, qui blesse et qui n’est pas de l’amour. 

D’autres questions hantent le texte sur la liberté comme fuite, droit, luxe, égoïsme avec la phrase lancinante « elle aimerait partir mais ne sait pas ce que partir veux dire », l’image entêtante de cette biche prise dans les phares de la voiture, les personnages féminins en contrepoint Manel et Marguerite ; sur la famille ; sur ce que peut ou pas la parole, soulager, guérir, échouer ; sur la mort et la croyance en une âme éternelle ; sur ce qu’est la beauté, les pierres polies par le temps, les pins parasols du Lot, Mathias qui allume ses cigarettes avec une certaine inclinaison de la tête… 

Aimez Gil déplie une langue sèche et vibrante qui prend le pouls du monde en train de s’écrouler, espère et croit en une vie « loin des bâtiments et du travail, loin des hommes et des bières », une vie « soyeuse » comme la mer et qui aurait la saveur d’une glace avalée sur le parking brûlant d’une station-service. 





Shane Haddad, Aimez Gil, P.O.L, août 2024, 368 pages, 21 euros

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