Les scientifiques entrent en militance : telle serait la formule pour rendre compte du formidable Libelle que fait paraître ces jours-ci le collectif Scientifiques en Rébellion. Intitulé avec force Sortir des labos pour défendre le vivant, leur essai se donne à lire et à entendre comme un appel à faire voler en éclats la pseudo neutralité scientifique. Le scientifique joue un rôle dans la société par ses recherches : il porte une responsabilité, celui de militer pour offrir ce que la science n'aurait jamais dû cesser d'être : un bien démocratique. Autant de pistes de réflexion et d'action que Collateral a exploré avec le collectif le temps d'un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur les origines de votre collectif, Scientifiques en rébellion qui vient de faire paraître un Libelle stimulant et profondément courageux, Sortir des labos pour défendre le vivant. Dans quelles circonstances exactes avez-vous été conduit à rédiger cet essai qui donne comme un véritable appel à faire voler en éclats “la “neutralité” scientifique” comme vous l’affirmez ? Car vous dites d’emblée que vous êtes lassés par les modes d’actions habituels : est-ce de cette prise de conscience que ce Libelle est né ? Y a-t-il eu à cet égard un acte militant parmi d’autres qui a favorisé le souhait d’écrire ?
Le collectif existe depuis 2020. Concernant le livre il s’agit initialement d’une commande de la collection Seuil auprès de notre collectif même si le contenu était totalement ouvert. L’écriture du livre s’est organisée collectivement et les lignes directrices ont été discutées et élaborées progressivement. S’est ainsi posée la question d’à qui était destiné cet ouvrage. Les différents points se sont discutés au cours de réunions ouvertes, et le groupe de rédaction du libelle est resté ouvert pour celles et ceux qui souhaitaient y contribuer. La rédaction s’est faite de manière très horizontale, chacun.e étant invité.e à participer à la hauteur du temps qu’elle ou il pouvait donner. Nous avons désigné des personnes pour faire l’édition finale de chaque chapitre, pour nous assurer que les textes ne soient pas trop longs puis nous avons mis le texte à la relecture en plusieurs phases, soit au sein du groupe ayant pris en charge la rédaction, soit au sein du collectif dans son ensemble.
Plus largement, comment s’est constitué votre collectif qui, comme vous l’avancez si bien, est formé de Scientifiques en rébellion qui ont cherché à mettre en avant leur responsabilité non pas uniquement scientifique mais, par leur recherche scientifique, leurs responsabilités sociales et politiques ? Vous écrivez de votre collectif : “Notre responsabilité est de cultiver la diversité des voix et des profils au sein du collectif, dans les prises de parole et de décisions ou de la représentation auprès des médias et du public” : comment concrètement s’articule cette diversité de voix ? Est-ce aussi une manière de proposer un véritable espace de dialogue entre scientifiques qui ne soit pas assujetti comme c’est trop souvent le cas à l’université à la logique hiérarchique du monde académique où la précarisation est désormais le fonds de roulement quotidien ?
Le collectif est né d’un texte paru dans le journal Le monde en février 2020 (https://scientifiquesenrebellion.fr/textes/appel/) qui appelait à la rébellion et à rejoindre des mouvements écologistes pour demander aux dirigeants des décisions fortes concernant la prise au sérieux des enjeux climatiques et un changement de logiciel pour respecter les objectifs de la COP21. Par la suite le collectif a été visibilisé médiatiquement sur un certain nombre d’actions de désobéissance civile non violente (DCNV) où des scientifiques ont été mis.es en garde à vue, par exemple pendant la campagne d’actions internationales en Allemagne à l’automne 2022.
Ce mode d’action n’est pas non plus le seul de notre collectif qui s’engage avec d’autres formes plus légales, par exemple en soutenant des collectifs qui partagent nos valeurs, que ce soit dans des actions de DCNV, dans le témoignage lors de procès ou la rédaction de plaidoyers. Nous nous sommes aussi invités à l’AG de BNP Paribas en mai 2023 pour dénoncer le financement par la banque de nouveau projets d’extraction d’énergies fossiles. Dans ces exemples, nous agissons vers la société civile mais notre action porte aussi auprès de nos collègues : nous notons des retours en général bienveillants de nos collègues quant à nos actions. De plus la redirection écologique de la recherche que nous prônons dans nos valeurs est également mise en œuvre au delà de scientifiques en rébellion dans des collectifs amis comme les ateliers d’écologie politique ou labos1point5. Nous avons ainsi un positionnement très particulier : nous sommes à la fois des scientifiques avec un engagement militant, et portons ainsi une parole militante parmi nos collègues concernant la science, son utilité sociale et essayons de montrer que cela n’est pas incompatible. Dans le même temps, nous sommes des militant⸳es avec une formation scientifique, ce qui nous donne une place très particulière au sein des mouvements sociaux. Certain⸳es d’entre nous sont capables d’outiller l’argumentation de certaines luttes, notamment des luttes locales, et nous mettons au services de ces luttes notre crédibilité de chercheuses et de chercheurs.
Pour en venir au coeur de votre énergique et stimulant propos, Sortir des labos pour défendre le vivant part d’un constat sans appel : la recherche scientifique ne peut demeurer neutre face à sa description d’un monde qui va inexorablement vers sa perte : il faut sortir ce que vous désignez comme cette “exigence de “non-engagement” (qui) a placé les scientifiques dans une situation de dissonance cognitive extrême face à la gravité de la situation.” Pour l’ensemble des scientifiques en rébellion, le scientifique doit ainsi littéralement sortir de son laboratoire car, dites-vous, “Comment prendre au sérieux une personne qui annonce que notre maison brûle mais reste calmement à son bureau comme si de rien n’était ?”
Ma question ici sera double : en quoi selon vous l’engagement des scientifiques se donne-t-il comme une nécessité citoyenne ? En quoi, enfin, cet engagement scientifique se donne-t-il aussi et surtout comme une nécessité scientifique même : la suite logique du travail scientifique entrepris ?
Les deux questions peuvent probablement être réunies car nous considérons qu’il y a un danger à trop vouloir séparer le scientifique du citoyen : nous estimons que les scientifiques n’appartiennent pas à une caste en dehors de la société, qui mènerait des recherches dans sa tour d’ivoire. C’est tout l’inverse, la production de connaissance est, à un moment ou un autre en prise avec le monde extérieur, qu’on l’appelle environnement ou société. C’est pourquoi il y a une responsabilité des scientifiques dans les recherches que nous menons. Compte tenu de cela, nous ne pouvons pas nous contenter de produire des résultats qui seraient livrés aux industriels, aux politiques ou à la société civile en nous déchargeant du devenir de ces résultats. Pour autant, la situation inverse de rétention de la connaissance scientifique n’est pas non plus souhaitable et pourrait conduire à une oligarchie de scientifiques, ce qui est développé dans la belle uchronie « La véritable histoire du dernier roi socialiste » de Roy Lewis. Il convient donc de naviguer entre ces deux rives et d’appeler à des débats démocratiques sur les orientations techno-scientifiques, comme cela est par exemple souhaité par le collectif Horizon Terre qui plaide pour que 10% du budget de l’enseignement supérieur soit décidé directement par les citoyen.nes.
Outre la multiplication toujours plus encourageante de prises de position et autres mobilisations des scientifiques, vous ne manquez pas de souligner sans attendre que la science possède une “face sombre” dont peu de scientifiques parlent tant “nombre de recherches ont joué un rôle particulièrement néfaste dans la dégradation du vivant sur Terre”, qu’il s’agisse des bombes nucléaires, des pesticides ou encore de l’IA. En quoi ainsi se soulever, se rebeller et militer comme vous le proposez de le faire consiste-t-il à proposer finalement d’offrir la science comme un bien démocratique au service de toutes et de tous ? En quoi avez-vous le sentiment que ne pas s’engager peut reconduire une logique oligarchique des usages de la science ?
Il ne faut pas s’aveugler sur le fait que la crise climatique et environnementale résulte principalement de logiques d’inaction des pouvoirs publics, renforcées par des intérêts économiques puissants qui avancent souvent masqués. On connaît bien aussi le rôle dévoyé de scientifiques qui ont propagé le doute pour servir l’industrie du tabac ou les énergies fossiles. A l’opposé, nous souhaitons apporter nos compétences pour dévoiler ces liens d’intérêt qui se jouent dans l’enseignement supérieur et la recherche, où des industries fossiles continuent leur travail d’entrisme, par exemple dans les grandes écoles, tout en ne respectant pas leurs obligations via à vis du climat.
Pour la première question on peut donner un exemple assez précis en regardant du côté du financement des industries des énergies fossiles : dans la lignée de mapping fossilities aux pays-bas (https://www.mappingfossilties.org/index.html) nous avons commencé à documenter les relations entre laboratoires publics et entreprises fossiles, au travers notamment des financements publics de l’agence nationale de la recherche ou de l’Europe. Cette tâche relève à la fois d’un travail classique de production de connaissance et également d’information du public sur des relations de pouvoir au sein de la recherche, sur l’usage qui est fait de financements publics et sur comment cela peut ou non nuire à la démocratie. En d’autres termes, un travail au service du bien commun.
Le positionnement de la science vis-à-vis de la question politique est toujours complexe, d’autant plus qu’on voit apparaître de nombreuses positions caricaturales. Accepter que la science a servi à exploiter le vivant ne signifie pas qu’elle est à rejeter, comme certaines communautés le rêvent, notamment celles qui idéalisent un « âge d’or pré-scientifique » où la vie aurait été plus simple… Ces visions simplistes du monde sont dangereuses, car le recours à la science ont permis d’améliorer les conditions de vie, en particulier pour les plus précaires. Pour autant, nous tenons à nous démarquer d’un scientisme ou d’un technosolutionnisme béat, qui prônerait que les solutions aux crises écologiques que nous vivons reposent majoritairement –sinon uniquement– sur la science. Nous tenons à conserver une ligne plus nuancée, qui consiste à se poser les questions sur les finalités et l’appropriation de la science par les citoyen.nes.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur l’un des aspects militants les plus profondément neufs de votre démarche. Contrairement à nombre de syndicats ou d’associations, vous ne craignez nullement les procès, les plaintes contre les actes de désobéissance civile que vous mettez en place. En effet, pour vous, le procès et, plus largement, la judiciarisation font désormais partie du militantisme. Vous dites ainsi : “L’un des enjeux est en effet d’utiliser le passage devant les cours de justice comme caisse de résonance aux faits scientifiques et aux revendications écologistes, dans le but de changer la loi. La judiciarisation fait partie intégrante de la démarche militante.” Pourriez-vous nous dire ce que permet la judiciarisation ? S’agit-il de faire accéder la lutte à une médiatisation qui pourrait lui être utile ? En quoi la judiciarisation est-elle encore l’objet de réticences de trop de militants selon vous ?
Nous ne prétendons pas que notre mode d’action serait le seul valable. Certains collectifs luttent différemment, et les tactiques employées sont généralement complémentaires et toutes indispensables. Nous considérons qu’au vu de l’intérêt porté aux questions environnementales, notre rôle est de montrer en quoi les principes de conservation de l’environnement ne sont de fait pas respectés. Pour cela, il faut attirer l’attention des médias, et cela se fait généralement en utilisant des actions spectaculaires, qui auront un retentissement dans l’espace médiatique et nous permettrons ensuite, notamment lors des procès, de faire valoir nos arguments, y compris devant la justice et ainsi faire reconnaître l’importance de la cause que nous défendons… Il faut cependant être clair⸳es : nous nous exposons dans cette tactique à toute la force de la répression d’État : répression policière d’une part, mais aussi répression judiciaire. La condamnation dont deux militantes de Just Stop Oil ont fait l’objet (2 ans ferme) nous le rappelle, au même titre que le rapport de Michel Forst, rapporteur spécial sur les défenseurs de l’environnement de l’ONU.
Et parfois, nous obtenons des victoires : des scientifiques et militant.es ont ainsi été relaxés début Octobre pour l’action d’occupation du museum d’histoire naturelle en avril 2022, au nom de l’état de nécessité. Dans ces conditions, la DCNV remplit tous ces objectifs de faire avancer le droit et la justice.
Scientifiques en rébellion, Sortir des labos pour défendre le vivant, Le Seuil, "Libelle", novembre 2024, 72 pages, 4,90 euros