
Jusqu'à présent, les lectures de Robert Musil, plus ou moins savantes avaient le nazisme derrière elles. Maintenant que nous avons un premier pied dans le fascisme, le post-fascisme ou le techno-fascisme, appelez-le comme vous voudrez, il est peut-être temps de songer à une reprogrammation de notre rapport à l'œuvre.
Commençons donc par ce qui nous est le plus proche, la fin. L'homme sans qualités est un roman inachevé. Une première partie a été publiée en 1930, la deuxième, toujours du vivant de son auteur en 1932. Musil décédera dix ans plus tard, en pleine Seconde Guerre Mondiale, donc. Plusieurs traductions se sont alors disputées la meilleure mise en forme des divers chapitres déjà entièrement rédigés, ou incomplets, des ébauches et des notes préparatoires. Quel que soit l'agencement de l'ensemble retenu, l'agitation mondaine des personnages dans le premier volume cède de plus en plus la place à des conversations entre Ulrich, le personnage principal, et Agathe, sa sœur avec qui il entretient une relation fusionnelle depuis la mort de leur père. Les « jumeaux volontaires » nous embarquent dans une distanciation croissante avec le cours du monde, tiennent des palabres interminables en huis-clos dans le jardin, ou, dans certaines versions s'isolent en bord de mer où ils se perdent plus que jamais dans leur étrange gémellité incestueuse.
Dans le chapitre posthume, « Promenade dans la foule » ( II, 47 ), le couple se mêle le plus possible au flux urbain : « il leur plaisait de faire ce que faisait la foule et de participer à une vie qui les déchargeait pour un instant de la responsabilité de la leur ». Cet abandon dans la masse va donner lieu à de nouvelles réflexions à partir de leurs observations désintéressées, et les engager dans des conversations qui « sinuaient dans les directions les plus diverses ». Au lieu de nous servir une critique de la médiocrité ou du banal, c'est au contraire une reconnaissance du rôle fondamental de ce qui est moyen et de l'homme moyen qui s'impose alors aux personnages : « quoi de plus absurde que de reprocher à une moyenne d'être une moyenne ».
C'est à ce moment que la conversation fort sérieuse glisse sur le calcul des probabilités, et son éventuelle application à la vie sociale. Les réflexions d'Ulrich ne peuvent que faire vibrer nos antennes contemporaines : « Le problème fondamental de l'essence du probable semble de plus en plus vouloir se substituer au problème de l'essence de la vérité ». On pourrait presque placer ces mots dans la bouche d'un de nos toutologues de l'IA. Car au-delà des grandes considérations sur notre place en-deçà ou au-delà des possibilités de la machine, il arrive que l'on reconnaisse que celles-ci relèvent avant tout d'un traitement mathématique de données. Tout est fondé sur des calculs de probabilités. Les modèles de langage et assimilés parient sur la traduction la plus probable, sur l'adjectif suivant le plus probable, sur l'image la plus probable. Ils nous donnent les réponses les plus probables, fussent-elles légèrement à côté, voire incohérentes selon la perspective humaine. Ce que résume de son côté Ulrich : « Peu à peu, « l'homme probable » et « la vie probable » prenaient la place de « l'homme vrai », « de la vie vraie » qui n'avait été qu'imagination et duperie ».
Bien sûr, le personnage de Musil évoque surtout le dégrisement provoqué par la formulation récente de la loi des grands nombres et la généralisation de méthodes statistiques. La quête de ce qui constituerait la vie vraie est concurrencée par l'implacable fatalité des chiffres : le monde « ne serait pas très différent si tout était livré, dès le commencement au hasard ». En ce qui nous concerne, nous nous trouvons à un autre moment d'une même évolution, celui où tous nos outils de prédiction s'immiscent dans la vie quotidienne. Notre monde devient une immense accumulation de probabilités. Le traitement des données est en mesure de façonner de la réalité, de juxtaposer ce qui existe fréquemment et ce qui pourrait grandement exister. Il accentue ainsi le difficile départage entre le « factice et le factuel » comme l'écrit Grégory Chatonsky – entre « ce qui n'a pas eu lieu et le déjà-vu ».
Il n'est pas anodin que nous entendions souvent dire que les résultats en sont quasi diaboliques, tout comme Ulrich aborde la collecte de données « comme un poème d'amour inventé par Satan ».
Il y a certes de quoi voir le Mal en l'IA. On se souvient que la première partie du roman nous plonge dans l'effervescence au sein de l'Action Parallèle, le comité destiné à préparer la célébration du 70ème anniversaire du règne de François-Joseph Ier. On imagine très bien que transposée à notre époque, l'agitation des personnages aurait lieu sur fond de discussions sur l'usage d'une IA, entre le Bien et le Mal. Le grand écrivain et financier Arnheim aurait certainement quelque chose à dire, ce qui ne l'empêcherait pas comme dans le roman de mener en sous-main ses spéculations sur le charbon et sur le pétrole. Il serait peu question de l'extractivisme et du changement climatique ( on espère qu’Ulrich serait le plus lucide sur ce point, puisque c'est la qualité que lui ont reconnus les lecteurs contemporains ). Nous rencontrerions certainement des détracteurs de l'IA, ceux que nous voyons en ce moment critiquer la médiocrité des productions artificielles pour mieux affirmer leur propre aspiration au génie, et partant leur volonté de ne rien partager avec les individus « moyens ».
Nous croiserions des avocats indéfectibles des investissements massifs de l'Europe-puissance dans l'IA, calqués sur le gigantisme viril des efforts militaires (en tout déni du coup de la Chine entrée en concurrence sur le marché avec son Deepseek, non par les armes de la puissance mais avec des microprocesseurs d'ancienne génération). Bref, les discours sur l'intelligence artificielle oscilleraient eux aussi, et comme ils le font actuellement, autour d'une inéluctable moyenne de propos moyens.
On pourrait se dire, que tout est déjà un peu écrit, et comme Jean-Pierre Cometti le remarquait au sujet de l'Action Parallèle, c'est une belle comédie mais une comédie dont le rideau peut à tout moment se lever. On ajouterait que des pans du rideau se soulèvent parfois un brin, laissant déjà apparaître entre deux propos un bras droit bien tendu.
C'est que dans le temps de l'écriture du roman, après la parution du second tome, le fascisme s'est installé en Allemagne et a d'abord conduit Musil à quitter Berlin pour Vienne.
En juin 1935, le romancier se rend à Paris pour participer au premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture organisé à la Mutualité. L'événement va durer six jours, et Musil s'exprime le premier soir, à la fin d'une journée qui avait été ouverte par André Gide. L'auteur de L’homme sans qualités - qui n'a pas été traduit en français, insiste sur l'indépendance de la culture. Les pouvoirs politiques sont particulièrement en recherche d'un prestige par accumulation de grands esprits. Seulement, la culture ne peut se résumer à une compétition entre nations puisque la distribution des exceptions est simplement... statistique : « … le génie est autant distribué dans le monde que toute autre rareté ».
L'opposition au fascisme est donc abordée de manière indirecte, et Musil s'est d'emblée revendiqué apolitique. Cette attitude distante a souvent été trop vite perçue comme signe d'une intuition antitotalitaire isolée et courageuse, d'autant plus qu'elle s'accompagne d'une mise en garde contre les « collectivismes », qu'ils soient fascistes ou bolchéviques. Pour autant, l'ambiance du Congrès n'est pas à une adhésion généralisée à la ligne de Moscou. Les engagements des participants sont hétéroclites. Et ce serait faire abstraction de ce qui s'est joué avec les surréalistes qui en profitent pour dénoncer la signature en mai d'un traité franco-soviétique. Paul Eluard qui intervient à la fin de la sixième journée, rappele que la France est « toute stupide d'avoir couvé le monstre hitlérien » et il accuse le gouvernement de raviver un patriotisme préoccupant, celui dont on ne voulait plus.
Ce qui nous amène au tout début du roman, le moment où l'on nous présente cet homme sans qualités. On apprend dans les premières pages qu'Ulrich était à deux doigts de se faire renvoyer de son collège pour avoir écrit dans une dissertation sur l’amour du pays, que le patriote ne devrait pas juger son pays meilleur que les autres. Un doute est introduit sur l'origine réelle du renvoi, par un ajout du jeune adolescent pour qui Dieu « crée le monde en pensant qu'il pourrait tout aussi bien être différent ».
Une telle œuvre mérite de toujours mener sa lecture, en jetant les dés d’une manière légèrement différente.
