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Photo du rédacteurSimona Crippa & Johan Faerber

Rentrée féminine, rentrée féministe




459.

Tel est, massif comme cinglant, le nombre de romans publiés en France cette année pour la rentrée littéraire qui s’étend désormais de la mi-août jusqu’à début octobre. 459 romans qui, à nul autre pareil, témoignent à la fois d’une production éditoriale aussi constante qu’impressionnante mais également de l’importance qu’occupe indéniablement en France la « rentrée littéraire » en soi.

De fait, le désormais syntagme « rentrée littéraire » revêt un double intérêt qui n’aura échappé à personne.

Un intérêt commercial comme on le sait tant il s’agit d’un moment clef dans l’attention médiatique puisqu’il existe une geste scriptée de la rentrée, qui se construit à la manière d’un schéma actantiel. Ainsi, la parution d’un roman s'y voit-elle toujours considérée dans un métarécit médiatique, celui qui conduit ou non un roman de son innocente publication jusqu’à l’obtention d’un prix littéraire. A la différence de la rentrée d’hiver, la saison des prix constitue la dynamique narrative de cette période post-estivale si singulière, le prix Goncourt s'offrant comme le couronnement moral de cette saison de distinctions. Cependant, une telle dynamique narrative ne va hélas pas sans violence tant, contre les autrices et les auteurs, elle impose une mise en concurrence effroyable dans un milieu déjà marqué par une féroce précarité économique et sociale. On oublie ainsi souvent de mentionner combien un intime pacte de cruauté lie la rentrée littéraire au commerce.

A cet intérêt commercial vient s’adjoindre, comme en un complément indispensable, une puissance sociale. On parle souvent de rentrée sociale mais, désormais, c’est invariablement dans la rentrée littéraire que s’effectue la véritable rentrée sociale. Et cette année peut-être plus qu’aucune autre, celle-ci est à lire tel un cristal social. Parce que la littérature, dont on peut déplorer à bon droit le palissement de l’aura, demeure néanmoins toujours un enjeu social marqué. C’est même peut-être ce qui dessine la rentrée littéraire en France comme une véritable exception culturelle en soi au sein d’une époque dont la doxa prétend qu’elle délaisse de plus en plus massivement la lecture.

Car on doit peut-être se saisir, au-delà de la légitime critique d’accueil, de la rentrée littéraire comme d’un cristal de temps de notre contemporain : à tout prendre, elle s’offre comme une accélération de tendance. Elle fulgure avec rapidité, et souvent brutalité, des enjeux de société que, littéralement, elle donne à lire – c’est-à-dire à voir. S’y dessinent donc des lignes critiques dans ce qu’il faudrait nommer une littérature immédiate qui, elle-même, concentre des enjeux de l’hypercontemporain : équation délicate où chaque ligne critique doit être lue comme une hypothèse, et non comme une certitude avec tambours et trompettes.

Cette année, Collateral chosit de consacrer sa première semaine à une rentrée littéraire qui se fait résolument et féminine et féministe. Car que la rentrée soit féminine, voilà qui ne vient que confirmer un état des lieux évident de la production littéraire française en majeure partie dominée par les autrices. Mais la particularité même de cette année plus encore qu’aucune autre, tient à la manière dont les autrices articulent leur présence à une implication féministe. Dans le sillage des précédentes rentrées dont celle de l’an passé avec Neige Sinno pour Triste Tigre et la précédente avec Emma Marsantes pour Une mère éphémère, être autrice devient ici l’objet d’un nouvel enjeu : un puissant métarécit littéraire où précisément s’affirmer autrice revient à poser ouvertement, inlassablement la question de la prise de parole. Enjeu social donc et, encore plus, politique.

Faire émerger son propre discours : tel est le récit du récit, son inéluctable maïeutique sinon conquête qui, en cette rentrée, et depuis Une chambre à soi, s’affronte plus que jamais à un pendant logique : comment défaire le récit général, donc patriarcal, qui empêche cette prise de récit de s’effectuer pour une autrice ? Comment s'ouvrir, à reprendre les termes de Julia Deck dans son splendide Ann d’Angleterre à ce qui, toutes majuscules dehors, peut relever de la Vérité ? Comment déconstruire l’imaginaire de la jeune fille déployé par Louise Chennevière dans Pour Britney, l’un des textes les plus importants de cette rentrée ? Comment mettre à distance les propos que l’on tient sur les femmes et sur les violences qu’elles subissent, comment défaire les lectures patriarcales et mensongères se demande Lucile Novat ? Comment démonter le fétiche culturel qu’est devenue la galanterie pour qu’« une nouvelle civilité voie le jour » s'enquiert Jennifer Tamas ? Car en tant que fabrique de l’impunité, le patriarcat est une délinquance qui opère depuis une implicite hégémonie culturelle que cette rentrée littéraire entend prendre d’assaut.

Cette interrogation sur la fabrique de l’impunité patriarcale ne va pas sans poser une question générique traversant tous les textes qui composeront cette semaine d’ouverture de Collateral : à quel genre appartiennent-ils ? On a souvent parlé dans une logique masculiniste de « monstre » en littérature afin de qualifier ces textes qui sortiraient de ce que académiciens et universitaires nomment encore plus facilement le « canon ». C’est évidemment un contresens qui invite à prendre le point de vue de l’agresseur, ou en tout cas le « male gaze » dont la visée est explicitement stigmatisante et dont la littérature contemporaine propose désormais de se libérer. Il faut œuvrer à une lecture d’abord féministe puis dégenrée, qui pose la littérature comme un continuum de formes : récit, discours, roman, autobiographie, documentaire, fiction, histoire, non-fiction. Tout est traversé à chaque instant par une interrogation incessante sur les frontières textuelles qui, ce n’est pas un hasard, ne riment pas pour rien avec assignations sexuelles.





Car, de Chennevière à Novat en passant par Deck, Lafore, Assor, Majdalani et Devi qui formeront notre premier dossier de rentrée, le travail générique ne doit se lire et se comprendre que comme le témoin matériel et formel d’une plus large rupture épistémique à laquelle invitent les autrices, dans un effort conjoint de dessillement : il faut dessiller son regard. Sortir à la fois de la logique du conte et du mythe véhiculant la logique patriarcale, celle qui veut que les femmes sortent toutes « de l’usine exactement calibrée[s] pour le désir des messieurs du monde entier », comme l’écrit Chennevière. Cette logique qui fait dire à Emmanuelle Lambert dans le passionnant Aucun respect : « On n’aime pas que les femmes cassent l’équilibre social et familial. On préfère qu’elles tiennent bon. Droites dans la tempête, embrassant le destin de toutes celles avant elles. On les veut malheureuses pour pouvoir les plaindre et les consoler. » Sauf qu’elles sont inconsolables. Parce que partout on ne cesse de les silencier et les tuer. Œuvrons ici, avec cette rentrée féminine et féministe, à les entendre, à les regarder, à s’émanciper.

 

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