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Relire Fanon II : Tassadit Imache




Tassadit Imache est romancière, née à Argenteuil en 1958. Son premier roman, Une fille sans histoire (1989) a été très remarqué et un article précédent, en écho avec Kaddour de Rachida Brakni a été mis en ligne pour Collateral, à l’occasion de sa réédition récente aux éditions Hors d’atteinte. Ce premier roman a été suivi de cinq autres et, plus récemment de deux essais, Fini d’écrire ! et Le Voyage empêché. Elle revient, pour Collateral, sur sa lecture du premier essai de Fanon télescopant son questionnement sur son positionnement identitaire. Après la lecture que j’ai proposée de la biographie d’Adam Shatz qui a privilégié la question d’une recherche identitaire qui aurait obsédé Fanon, il est intéressant et salutaire de rappeler combien l’assignation à une race, à un peuple, à un nom est le contraire même de ce que ce penseur a exprimé dès son premier essai.

 

« Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché.

La densité de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes.

Je suis mon propre fondement.

Et c’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma   liberté ».

 

Christiane Chaulet Achour

 

 


 

 

J’ai lu Fanon, tard.

Toute notre vie, ne cherchons-nous pas des figures amicales, familières, tutélaires, ni des maitres ni des dieux, des pères ou des mères spirituels qui nous relieraient mieux les uns aux autres ? Qu’ils nous confirment que nous sommes tous de la même tribu !

Peau Noire Masques blancs. Cette lecture de Fanon n’a pas été facile, trop empathique et elle m’a révélé mon ambivalence profonde sur une question au cœur de ce livre, la « race » comme vrai ou faux enjeu de la condition humaine.

Fanon a réveillé le souvenir de situations douloureuses, conflictuelles, m’a rappelé des luttes anciennes lorsque je m’efforçais de trouver un chemin qui tienne, héritière improbable d’une identité problématique semblait-il. N’installait-elle pas une tension dans les rencontres décisives, infiltrait mon regard sur le monde, fragilisait ou crispait mon attitude face à la vie, influerait sur ma confiance en les autres et en moi-même. Je me suis demandé si l’Histoire collective, commune à mes deux parents, sombre, marquée par la violence – moi qui suis née en France pendant la guerre d’Algérie d’un homme algérien et d’une femme française – avait pesé sur la construction de ma personnalité, orienté peut-être mon devenir. Ne m’accompagne-t-elle pas aujourd’hui encore sur mon parcours. Tout autour de nous se souvenait et de souvient n’est-ce pas ?

Oui, lire Fanon fait que l’on s’interroge. Pour me dégager de ce que je vivais comme une emprise, il m’a fallu examiner la part de l’histoire familiale, personnelle, saisir le visage de chacun, me mettre à la place de l’un et de l’autre, pour comprendre mieux la douleur, la honte, la colère, voir les regrets, et enfin éprouver de la fierté – rendre à cette histoire son origine : une rencontre grâce au plus subversif des sentiments, l’amour. Et à la fin je me suis reconnue l’enfant de ces lutteurs qu’ont été mes parents qui ont « fait face au monde », comme nous y engage Fanon.

 

J’ai été cette adolescente qui aimait passionnément lire, surtout des romans. Les romans m’ont accueillie. Ce sont des écrivains qui m’ont fait ressentir ce qu’est l’être humain dans la variété des visages et le foisonnement des histoires comme autant de chemins possibles, le tragique et la beauté de la condition humaine, l’emprise des lieux et des paysages sur nos vies et l’influence de la société sur les hommes. Jouir des mots et se réjouir de leur pouvoir à redonner du sens à la vie.

J’aimais aussi l‘Histoire. Mais les livres d’histoire rendent rarement compte de la souffrance et du point de vue de l’autre. A l’école, les pages manquantes, à la maison les récits à vif de notre mère, actrice et témoin. Connaitre tous les faits, ce qui a été vécu, éclaire sur l’ordonnancement du monde, donne du sens aux propos et aux comportements, vous libère des silences mortifères et du déni qui rend fou ou violent.

 

En chemin, j’ai souvent trouvé la confrontation – n’avais-je pas repris, peu de temps après sa mort, le prénom algérien choisi par mon père, accepté par ma mère, qui figure en première place dans mon état civil, et que ma mère a rayé au crayon à papier sur mon carnet de santé, optant pour l’usage de mon prénom français, à un moment où une mère peut, loin de ses convictions, faire le choix du devenir de ses enfants, s’inquiétant de la place qu’ils auront dans leur pays, dans la société où ils grandiront et devront vivre.

Avec ce prénom d’ailleurs, renforçant mon patronyme pour compenser la disparition d’un père aimé, j’ai surligné l’invisible, ce qui n’était pas perceptible dans mes traits, ma couleur de peau, à peine la frisure du cheveu que je m’escrime à rappeler à la coiffeuse comme étant un cheveu africain, rétif… mais elle reste coite avec le même sourire gêné, dubitatif. Il est vrai que nous nous compliquons la vie en installant l’autre dans une posture qu’il ne recherche pas ou qui lui indiffère.

Parfois aussi je me suis dérobée à la confrontation. Pourquoi Inspecter régulièrement les marques de cette histoire-là… pour constater que ce sont des plaies qui ne cicatrisent pas ?

Pourquoi sans cesse interroger ma filiation et le peu de visibilité d’un métissage, handicap ou atoût selon les circonstances et selon un emplacement sur une carte établie par d’autres ?

Car si c’est bien dans notre intériorité que tout cela se joue, se soupèse et se décide, nous vivons dehors, avec les autres. Et chaque fois qu’il se passe quelque chose sur la scène nationale ou internationale, alors que nous sommes occupés à travailler et à éduquer nos enfants, on vient nous questionner sur nos attachements originels, l’ADN de nos goûts culturels, de nos besoins, et sur notre religion – en avons-nous une ou pas ? – pour nous attribuer une position sur une ligne de front à partir de fiches signalétiques.

 

Je n’ai jamais été tentée par l’indifférenciation, l’assimilation,  l’effacement des traces. Cela me vient sans doute de l’instinct de conservation propre à l’espèce humaine. Je ne veux pas disparaître des suites de mon amnésie ou de mon inertie ! Et cependant je rejoins la démarche artistique et politique du photographe Bruno Boudjellal  (bien vu dans sa pratique à un moment l’absence de cadrages ) de ne pas « se laisser  dicter ou expliquer d’où on est, ni qui on est ».

 

On aimerait qu’il y ait un « Nous », interracial, extra territorial, que la pensée et l’exemple de Fanon agglomèreraient naturellement. Je me suis demandé en quoi et pourquoi serais-je de ses héritiers naturels ou légitimes. « Subis ou choisis ? » me questionnerait Fanon avec son œil plein d’acuité. Son humanisme ancré dans son expérience de médecin et son vécu personnel, inscrivait comme condition à la compréhension de l’Autre, de chercher la vérité sur soi. 

« Mais à quoi nous sert de devenir « meilleurs » à l’intérieur ? » lui objecterais-je. Nous vivons sous la mondialisation où les rapports de forces nous dépassent, où tout semble se faire sans nous et dans l’immédiateté, où l’on contrefait les événements, manipule les sensibilités au gré d’intérêts économiques, et où la violence s’est réorganisée, brouillant les repères, tablant sur notre ignorance et décrédibilisant nos valeurs.

 

Peau noire masque blancs, je l’ai dit, cette lecture fait mal, mais elle charrie aussi les éléments d’un apaisement possible. Je fais « mien » l’impératif de Fanon, de surtout ne jamais devenir ce qu’il appelle « le « type négatif agressif obsédé par le Passé ». Et je le suis avec ferveur dans le déroulé de sa pensée jusqu’à son cri : il faut défendre « l’élan de la vie contre tout ce qui le paralyserait ».

 

Non, je ne veux pas être conduite à la longe jusqu’à la table d’un débat que je juge inepte, qui m’est insupportable. Le noir, l’arabe, le juif, le musulman, la femme, l’homosexuel, traités et définis, acceptés finalement comme catégories avec des propos qui graduent notre empathie, hiérarchisent nos révoltes, relativisent nos indignations. Avons-nous besoin de cataloguer les individus selon leur façon de prier ou d’aimer sexuellement, pour distinguer les nôtres parmi… les nôtres !

Dans ces figures de l’étranger, c’est « nous » les humains qui sommes toujours ciblés. A nouveau se propagent des idéologies identitaires qui sont des délires totalitaires enracinés dans le rejet, une haine viscérale de l’Autre, ayant pour seul projet l’effacement, l’annihilation.

 

Plus discrète, inquiétante l’évolution du vocabulaire comme autant de glissements sémantiques visant en renommant les problèmes humains à dissoudre leur réalité et à justifier les inégalités de traitement, à retirer à certains leur visage. Et nous nous retrouvons de moins en moins nombreux à vouloir maintenir en vie ces mots qui « nous » contiennent, comme ceux de «dignité humaine ».

Des individus et des peuples sont appréhendés comme des nuisances. Voici que le respect des libertés est taxé de « culture de la vulnérabilité ». Nous avons légalisé l’enfermement des migrants et nous organisons la sous-traitance de leurs persécutions. Avoir un comportement « humain » est une « variable d’ajustement ».

 

Dire enfin quelque chose de mon scepticisme. A quel universalisme nous demande-t-on de croire aujourd’hui ? Un territoire sacralisé, en théorie hors sol et hors sang, en fait préempté par certains, qui fonctionne comme un club réservé où l’on ne vous regarde pas en face, les yeux fixés sur vos papiers d’identité, le tampon à la main et où il s’agit d’obtenir en récompense la sortie rêvée, l’exfiltration promise de la « catégorisation ». Le seuil franchi, l’Universalisme nous enveloppera, film reconstructeur, régénérateur, comme on le fait aux grands blessés pour cicatriser, faire renaître une peau neuve ? Dois-je, yeux fermés et bouche close, me laisser endormir par la berceuse : « Oublie, tais-toi, sois mon reflet ou mon clone et tu seras des nôtres et tu recevras ton passe et ton arpent de légitimité, peut-être un siège à l‘Académie de l’Universel ». Ou dois-je me rétracter de tout mon corps pour défendre ma singularité toujours récalcitrante ? Plus que le racisme, comme Fanon, j’ai la terreur de l’uniformisation et du rien qui éteint l’être humain de l’intérieur.

Et aussi, nous ne pouvons faire, que ceux qui tous les jours se voient « racisés » ne se ressentent pas comme « éternellement blessés », et moi, qui suis-je pour négocier leur douleur ? Pour avoir la paix enfin ?

 

En lisant Fanon aujourd’hui, nous mesurons combien nous sommes impuissants à changer durablement les mentalités et les comportements. Certains dans notre pays ne veulent pas voir les effets ravageurs de la stigmatisation et des inégalités de traitement sur une jeunesse surexposée, assignée continuellement à des représentations négatives, en mal d’expressions. On inculque, à ces individus en construction, un sentiment d’inutilité ou on les renvoie sans cesse à une dangerosité intrinsèque, au lieu de valoriser les potentialités, de soutenir leur désir légitime d’autonomie, de leur reconnaitre en premier lieu leur droit d’aller et venir librement.  Ils rêvent de sortir de l’enclos et de trouver comme les autres leur place dans ce monde. Ces jeunes des quartiers populaires, qui ne sont pas « pris en compte, ou si mal « calculés », sont aussi les adultes de demain. Bien-sûr, quand il y a trop de désespérance, il y a la chaleur humaine de l’entre-soi, le réconfort des frères et des sœurs… Mais gare à des fraternités qui abandonneraient la liberté d’être soi, stagnent, macèrent dans le ressentiment et des révoltes sans perspectives. Fanon ne s’attarderait pas dans la rumination des blessures et des humiliations. C’était un penseur sur le terrain, le corps sensible, l’âme jamais satisfaite du mauvais sort fait à ses frères, les humains. A ces jeunes, Fanon leur crie de « peser de tout leur poids d’homme ». 

 

Je n’ai pas lu en Peau noire masques blancs un bréviaire, ni de quoi fonder un guide de développement personnel pour apprendre à contrecarrer les mauvais présages qu’une couleur de peau, qu’un nom étranger, qu’une singularité inscriraient au-dessus des têtes et sur un chemin de vie. Si nous n’en avons pas fini avec « l’imposition culturelle  irréfléchie » et  la « déviation existentielle », que Fanon observait, j’ai ressenti la confiance qu’il met dans les capacités des hommes à pouvoir se libérer par l’intelligence et l’action pour changer la réalité, surtout ne plus subir… « Prends conscience des possibilités que tu t’es interdites, de la passivité  dont tu as fait montre dans des situations où justement il fallait  telle une écharde, s’agripper au coeur du monde, forcer s’il le fallait le rythme du coeur du monde » nous exhorte t-il.

 

  « Parler une langue, écrit-il aussi, c’est assumer un monde, une culture ». Fanon, lecteur, reconnait aux écrivains toute leur responsabilité dans leur travail. Les œuvres parlent, touchent les individus. C’est parce que la littérature est libre et puissante que les écrivains ne sont pas des irresponsables. Toni Morrison insiste là-dessus, dans son essai Playing in the Dark où elle analyse les représentations des noirs dans les œuvres de plusieurs écrivains américains : « Les écrivains savent toujours à un certain niveau ce qu’ils font ».

 

Pour moi, l’écriture est la réalisation d’un désir au sortir de l’enfance et un engagement. Ecrire me fait penser. C’est ma langue d’écrivaine qui dit le mieux mon identité. Les écrivains rendent visibles et sensibles autrement la vie, le monde, la société, parlent des hommes aux hommes. Ils s’engagent avec une langue mise à l’épreuve dans ce travail, il y a une tension avec la réalité. Dans la littérature, l’espèce humaine se donne à connaitre, peut être reconnue dans toutes ses figures – quels que soient les noms et les lieux de vie des personnages – et même dans la science- fiction, ce sont nos empreintes !

 

L’origine de mon nom a joué un rôle dans la réception de mes livres. Au premier roman, on m’a assigné une place autre que celle à laquelle je m’attendais, le livre étiqueté et rangé avec leur auteure en littérature étrangère. L’argument ultime, avancé à l’époque, pour expliquer que mes livres ne soient pas ici, « avec les autres », a été que j’étais d’« une sensibilité particulière ». Mais le roman, lui, peut-il être universel ? S’il vous plait ? Ou dois-je craindre, avec cette « sensibilité particulière » ? que mon travail d’écrivaine ne trouve pas toute sa visibilité, et n’aurais-je pas, livre après livre, une catégorie de lecteurs attitrée ?  Je ne crois pas que Fanon estimerait que « la sensibilité particulière » est un progrès sur la couleur de peau, une avancée sur le chemin de la reconnaissance. Alors attendre ce jour où viendra la reconnaissance de la « sensibilité » tout court ?

 

Vraiment il y a longtemps que ne m’importe plus que mes livres soient rangés dans tel ou tel rayon. Je défie quiconque de trouver sous quel toit est située cette « chambre à soi », défendue par Virginia Woolf, où je me tiens pour écrire. C’est en rencontrant les lecteurs, ceux qui ont lu vos livres, que l’on vérifie que c’est bien dans l’intimité de la lecture que ça se passe. Les lecteurs s’identifient ou pas à vos personnages. Tout se passe dans leur esprit et leur cœur et nous n’y entrerons pas de force ! 

La marge me va. Je n’y suis pas seule. Nous sommes quelques-uns, auteurs assignés à cette sorte de « francophonie intérieure », enclave, îlot où nous nous efforçons de continuer à travailler nos mots, à construire un univers, plus ou moins tranquilles. Je ne veux pas abdiquer ma singularité, ma langue, ma liberté de création en cherchant des stratégies pour entrer coûte que coûte dans le club, en veillant au choix des noms de mes personnages où aux endroits où ils trainent, en contrôlant leurs propos et leurs mouvements.  Et je répondrai un jour par écrit à une sentence que j’ai entendu prononcer sur mon travail qui jugeait mon univers comme pessimiste et charriant des motifs de discorde, lui reprochant de ne pas apporter réconfort et réconciliation, et à l’auteure que je suis de ne pas proposer d’issue.

 

D’où vient que certains puissent s’ébattre avec jouissance, bienheureux irresponsables au nom de l’Art, tandis qu’il est attendu d’autres qu’ils servent à quelque chose ?

Toi Derricote, la poétesse américaine, à propos des écrivains afro américains, dans son beau livre Noire la couleur de ma peau blanche pose la question : « Pourquoi attend-t-on des écrivains issus de cette histoire-là, qu’ils résolvent les problèmes exposés dans leur œuvre ? ».

Toi Derricotte, dont la lecture avec celle de Fanon m’a révélée une part enfouie de moi-même, écrit « le langage m’a sauvée ».  Toi, le langage m’a sauvée, moi aussi.

 

La couleur de la peau pour n’être plus un critère de d’exclusion peut-elle devenir un critère obsolète ?

Demain nous serons plus nombreux, issus du mélange de peaux, de cultures, de religions, rien que des égaux en différences… et alors les identitaires seront de plus en plus isolés - Non ?  

Tous les descendants de migrants, les hybrides, les nomades sédentarisés restent les enfants de la réalité…

Comme en écho à la lecture de Fanon, j’ai su précisément ce que c’était d’être « noire » quand j’ai assisté, dans un aéroport, à l’interpellation d’une jeune femme nigérianne, cernée par des fonctionnaires de la Police des Frontières qui venaient de l’attraper et se repaissaient de son visage. Comme la peau humaine, sous l’effet de la terreur et du désespoir absolu perd de sa couleur, prend la couleur de celle que l’on va jeter dehors.



Tassadit Imache

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