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Photo du rédacteurChristiane Chaulet Achour

(Re)Lire Lolita avec Azar Nafisi et Neige Sinno


Lolita de Stanley Kubrick (c) Universal Pictures

« Aujourd'hui, le terme « lolita », devenu une "appellation" ou un nom propre, est utilisé comme nom commun : comme nymphette, autre mot entré dans le langage courant, il est utilisé pour décrire une fillette perçue comme "aguicheuse"». (Wikipédia)



A l’heure où les paroles dénonciatrices et fortes de Judith Godrèche perturbent en profondeur le cinéma français – « Pourquoi accepter que cet art que nous aimons soit utilisé comme une  couverture pour un trafic illicite de jeunes filles ?" a-t-elle déclaré, entre autre à la Nuit des Césars 2024, ce 23 février–,  il n’est pas inutile de revenir au roman de Nabokov, édité à Paris en 1955, qui a connu un succès foudroyant. Dans son  émission Apostrophes, Bernard Pivot avait interrogé Nabokov, en 1975 en affirmant, « Lolita est perverse ». Et la réponse du romancier fut sans  ambiguïté : « Lolita n'est pas une jeune fille perverse, c'est une pauvre enfant que l'on débauche, dont les sens ne s'éveillent jamais sous les caresses de l'immonde monsieur Humbert ».

Il est utile de rappeler ses dénégations et les propos de son épouse Vera dans son Journal : « J’aurais aimé, pourtant, que quelqu’un remarque la tendresse avec laquelle sont décrits l’impuissance de cette enfant, sa pathétique dépendance vis-à-vis du monstrueux Humbert Humbert, sa lettre, son chien, ou le douloureux courage dont elle fait continuellement preuve et qui atteint son apogée dans ce mariage pauvre mais essentiellement pur et sain.[…] Ils passent tous à côté du fait que "cette affreuse gamine" est en fait quelqu’un de très bien – comment aurait-elle pu autrement se redresser après avoir été aussi affreusement écrasée […] ». Cela n’a pas empêché le choix de la nymphette comme lecture commode de la déviance et de la perversité masculines. On ne peut tout citer de la fortune de cette interprétation. Toutefois, on peut rappeler les paroles affligeantes que chante Céline Dion en 1987 qui n’ont pas arrangé les choses (ni le clip qui les accompagne !) :

 

Lolita (Trop Jeune Pour Aimer)

 

Tu dis qu' je suis trop jeune

Pour vivre avec un homme

Moi je te dis Je m'en fous, je m'en fous

I love you


Si tu ne veux pas prendre

L'amour que je te donne

Je pourrais te rendre fou, rendre fou

Jusqu'au bout


Lolita n'est pas trop jeune pour aimer

N'est pas trop jeune pour se donner

Quand le désir dévore son corps

Jusqu'au bout de ses doigts

Jamais trop jeune pour aimer

Jamais trop jeune pour se donner

Mais tu ignores le feu qui dort

Au fond de moi


Toutes ces nuits que j'ai passées

Seule à te caresser

Il faut que tu me les rendes, me les rendes

Une à une

Toutes ces nuits toute seule dans le noir de ma chambre

À rêver que tu viens me prendre

Me feras-tu encore attendre des jours, des mois

Si tu ne viens pas, ce s'ra un autre

Si ce n'est pas toi, ce s'ra ta faute

Si je regrette toute ma vie

Ma première nuit d'amour

Trop jeune pour aimer

Qu'est-ce que ça veut dire

Lolita répond je m'en fous, je m'en fous

I love you

Je m'en fous

I love you

 

Dans un premier temps, le manuscrit fut refusé par six éditeurs américains qui craignaient des poursuites judiciaires ou morales, ou souhaitaient modifier le livre dans un sens « moral ». Nabokov le fit publier par Olympia Press, à Paris, en 1955, maison d'édition spécialisée dans la publication d'œuvres sulfureuses.

 


 

Nabokov semblait l’ignorer et quand cela lui fut reproché, il a dit : « Aurais-je accepté joyeusement de le laisser publier Lolita si j'avais connu en mai 1955 la nature exacte de la souple épine dorsale de sa production. Voilà une question douloureuse à laquelle j'ai longuement réfléchi. Hélas, j'aurais probablement accepté, moins joyeusement sans doute ». On dit que Lolita s'est vendu à plus de 15 millions d'exemplaires dans le monde… Il fit l’objet d’une première adaptation cinématographique en 1962 par Stanley Kubrick avec une affiche qui immortalise la nymphette : « Stanley Kubrick a largement contribué à l’érotisation du personnage de la petite fille et à la popularisation de cette figure. Dans un style hollywoodien, on y gomme la pédophilie pour y dépeindre une fille sexuellement mature et maîtresse de ses désirs » (Lhuissier Mahé).


 

Tout cela est connu comme bien d’autres prolongements : le documentaire d’Olivia Mokiejewski, « Lolita, méprise sur un fantasme », disponible sur Arte.tv jusqu’au 19 mars, remet les pendules à l’heure. Cette transformation d’une victime, une petite fille de 12 ans, par un pédophile beaucoup plus âgé, demande à être re-visité au moment où #MeToo dans le cinéma français dévoile ses pédophiles et adultes lubriques. En effet le roman est lu encore souvent avec beaucoup d’ambiguïté. Le documentaire montre comment il légitime la pédophilie : Lolita n’est ni une histoire d’amour [certains critiques littéraires n’ont-ils pas écrit que c’était la plus grande histoire d’amour du XXe s…], ni une histoire où un adulte tombe dans les rets d’une séductrice en chaussettes courtes mais une sombre histoire de pédophilie à qui l’art de Nabokov a permis de faire le tour du monde. Cette image racoleuse s’est exportée au Japon, aussi bien dans les mangas et dans ce qui bat son plein « le lolita complex ».

 



 

Dans la suite des contributions déjà mises en ligne sous le titre : « Qui a peur de #MeToo ? », il m’a semblé intéressant de revenir sur deux lectures qui ne suivent pas ce courant interprétatif dévié : l’une un peu oubliée de 2003 et l’autre très connue, vingt ans après en 2023. En 2003, Azar Nafisi édite aux Etats-Unis, Reading Lolita in Tehran, traduit en français dès 2004, Lire Lolita à Téhéran. En 2023, Neige Sinno édite Triste Tigre, récit sur lequel plane avec insistance et justesse l’ombre de Lolita.




Azar Nafisi, professeure de littérature anglo-américaine, après des études aux Etats-Unis, était revenue à Téhéran en 1979 et enseignait à l’université. Mais en 1995, elle démissionne ne pouvant obéir aux contraintes imposées aux femmes. Elle décide d’organiser, clandestinement chez elle, un séminaire de lectures d’œuvres littéraires avec sept étudiantes choisies. Parmi ces œuvres, Lolita de Nabokov. Elle a déjà publié un ouvrage sur cet écrivain qu’elle admire beaucoup. En s’appuyant sur ses notes prises régulièrement, elle écrit ce livre, une fois installée aux Etats-Unis et il paraît en 2003.

 

Pour mener leurs lectures, sa recommandation de base est la suivante : « ne réduisez jamais, en aucune circonstance, une œuvre de fiction à une copie de la réalité : ce que nous recherchons dans ces livres n’est pas tant la réalité que l’apparition soudaine de la vérité ». Et pourtant, d’une certaine façon, Lolita faisait écho « à nos vies dans la république islamique d’Iran ». Azar Nafisi ne se contente pas de rendre compte d’un séminaire de littérature, elle accompagne son récit de développements précis sur sa vie d’alors, sur le profil de chaque étudiante et sur ce qui se passe à l’extérieur de l’appartement. Elle commente deux photos prises la veille de son départ vers les Etats-Unis où elles sont toutes rassemblées. Elle doit mettre en contexte leur expérience : « pour reprendre les mots d’Humbert Humbert, le poète et criminel héros de Lolita, j’ai besoin que toi, lecteur, tu nous imagines, car autrement nous n’existerons pas. Contre la tyrannie du temps et de la politique, imagine-nous comme nous-mêmes, nos n’osions pas le faire […] Si je parle de Nabokov aujourd’hui, c’est pour que l’on se souvienne que nous avons lu Nabokov à Téhéran, envers et contre tout ». Et il faut le faire en racontant ce qu’était Téhéran alors, «  de la couleur différente que Lolita donnait à Téhéran, et de la lumière que Téhéran apportait au livre de Nabokov et qui en faisait cette Lolita-là, notre Lolita ».

 

Dans ce salon de la « transgression », «  nous allions, pour emprunter les mots de Nabokov, expérimenter la façon dont les cailloux de la vie ordinaire se transforment en pierres précieuses par la magie de la fiction ». Ce séminaire, écrit-elle, « était la couleur de mes rêves », c’est-à-dire sa façon de répondre de façon active à une réalité hostile. Les événements dans la vie de chaque étudiante ne sont pas des développements inutiles : ils sont nécessaires à la compréhension de leurs lectures et à leur conviction du « pouvoir critique et presque magique » de  la littérature. C’est « la possibilité de l’infinie liberté quand tout choix vous est enlevé ». Le séminaire permet d’échapper à la censure. La complexité du texte de Nabokov obligeait à une vigilance et à comprendre les pièges et les trappes que la réalité nous tend :

 

« Et quel que fût le degré de répression, quelles que fussent notre impuissance, notre peur, comme Lolita nous tentions de nous évader, de créer nos propres petites poches de liberté. Et comme Lolita, nous profitions de chaque occasion pour afficher notre insubordination, en laissant dépasser quelques cheveux de nos foulards, en glissant une note de couleur dans l’uniformité générale, en laissant pousser nos ongles, en tombant amoureuses, en écoutant des musiques interdites »

 

Une fois posé tout le socle de leur lecture, Azar Nafisi peut entrer plus résolument dans les points essentiels de leur interprétation. Ce qu’elles trouvent d’abord dans le roman de Nabokov, c’est la négation de l’identité de Dolorès Haze, dite « Lo », « Lola », « Dolly » ou « Lolita » par Humbert Humbert qui l’a élaborée à partir de son rêve. Ces jeunes femmes, elles aussi, si différentes l’une de l’autre, sont emprisonnées dans une définition unique par « un sombre ayatollah » : « nous avions été élaborées dans les rêves d’un autre ». Cet autre voulait que toutes les femmes correspondent à son illusion. La contrainte est le maître mot de ces vies, de celles de ces jeunes Iraniennes et de celle de Lolita. Elle l’écrit plus loin : « Humbert a privé Lolita de sa vie ».

 

La force des fictions de Nabokov, c’est de faire percevoir sous le monde réel décrit, un autre monde inventé par la fiction. Ainsi se profilaient l’ayatollah Khomeyni et autres tyrans : «  ils avaient essayé de façonner les autres selon leurs rêves et leurs désirs, mais à travers ce portrait d’Humbert, Nabokov a dénoncé tous les solipsistes qui s’emparent de la vie des autres ». Azar Nafisi ne veut pas enfermer l’interprétation dans le reflet direct des interdits du nouveau régime iranien mais élargir la compréhension à tout système totalitaire:

 

« Je vous ai demandé de nous imaginer. De nous imaginer en train de lire Lolita à Téhéran : un roman dans lequel un homme, pour séduire et posséder une fille de douze ans, provoque indirectement la mort de sa maman, Charlotte, et tient l’enfant captive pendant deux ans. […] Je voudrais insister une fois de plus sur le fait que nous n’étions pas Lolita, l’ayatollah n’était pas Humbert, et cette république n’était pas ce que Humbert appelle sa "principauté au bord de la mer". Lolita n’était pas une critique de la République islamique mais allait à rebours de tout projet totalitaire ».

 

Cette dernière affirmation est le maître mot de leur interprétation. Et c’est la prouesse de l’écrivain de semer des indices qui conditionnent le lecteur à suivre « la logique » de cette emprise sur l’autre. Nabokov nous fait lire conjointement la normalité apparente d’Humbert et ses intentions profondes : « A tous ceux qui reprochent à Lolita de n’être qu’une petite coquette qui mérite bien ce qui lui arrive, il faut rappeler comme elle sanglote la nuit dans les bras de son violeur et geôlier, parce que, comme nous le rappelle Humbert sur un ton dramatique où pointe une certaine délectation, "elle n’avait, voyez-vous, absolument nulle part où aller" ».

 

Dolores a un passé douloureux (comme son nom l’indique) : elle a accumulé des deuils et des manques (père, frère, mère). Elle est donc une proie vulnérable. Et la narratrice précise : « chaque fois que je pense à Lolita, c’est  l’idée du papillon épinglé encore vivant sur le mur qui me vient à l’esprit. […] Humbert a cloué Lolita comme on a épinglé l’insecte ; il veut que la vie et le souffle de cette jeune humaine se figent, qu’elle renonce à sa propre existence pour s’inclure dans la nature morte qu’il lui offre en échange ; elle ne peut accéder à la vie qu’à travers ses barreaux de prison ». D’où cette impression tenace d’une intimité acceptée entre le bourreau et sa victime.

 

L’art de Nabokov est de ne pas proposer un monde en noir et blanc, facilitant l’identification ou le rejet. Il embarque le lecteur dans une appréciation mitigée de Humbert et dans une appréciation négative de celles qui sont pourtant des victimes. Ainsi il compromet en quelque sorte le lecteur ou la lectrice dans une complicité avec le monstre qu’est Humbert. Il installe Lolita dans une impasse en l’ayant coupée de tout pour profiter de son désarroi : "rien n’est plus touchant, nous dit-il, que l’impuissance absolue de Lolita". Il la contrôle, lui interdit tout, surveille ce qu’elle fait, qui elle fréquente, la déménage de lieu en lieu mais cela n’est pas dit et condensé dans une seule page mais égrené ici et là, à l’insu d’une lecture fascinée par le bourreau.

 

Et finalement, le roman pose une question fondamentale à la littérature : pourquoi prenons-nous plaisir à lire des horreurs ? Sa réponse est, en grande partie, leur vécu iranien : « Nous étions toutes victimes de la nature arbitraire d’un régime totalitaire qui s’introduisait constamment jusque dans les moindres recoins de nos vies privées, et nous imposait sa fiction sans pitié ».

                               

Passons maintenant  à la seconde lecture, toute actuelle, celle de Neige Sinno.

 



 

 

Dès l’exergue, Lolita est là ! Et pas de  n’importe quelle façon… par la voix de Humbert Humbert : « C’était un sentiment très particulier : une gêne hideuse, oppressante, comme si j’étais attablé avec le petit fantôme de quelqu’un que je venais de tuer ».

 

Le récit commence fort : par les mots qui obligent le lecteur à visualiser l’acte « mettre son sexe en érection dans la bouche de cet enfant »… La narratrice annonce qu’elle va tenter de comprendre le bourreau. Elle dresse alors un portrait tout en positivité : un garçon éduqué à l’ancienne « avec justice et discipline », une éducation à la dure. Mais au bout de sept pages, elle arrête : faire son portrait sans tenir compte de son caractère de prédateur est impossible. Elle passe donc au second portrait : cette fois, toutes les parties de son beau-père sont décrites, du visage à la peau de son sexe. C’était un amateur de BD Far-West, un fan de Johnny Haliday (elle nous offre quelques lignes assassines…), quelqu’un qui ne fermait jamais les portes, même aux toilettes, sans doute pour surveiller son mode ; quelqu’un se concevant comme au service de la justice et des autres. Enfant, elle l’a perçu comme « une créature mythologique » : « Plus tard, avec le recul, je me suis dit que c’était peut-être simplement un pauvre type qui avait le don de la manipulation et qui a profité de la vulnérabilité d’encore plus faible que lui ». Il était à la fois un titan et un minable. Il la punissait de ne pas l’aimer et ce qu’il lui faisait, c’était pour lui prouver son amour.


 

Après ces deux portraits, l’un masqué, l’autre dévoilé, l’autrice enchaîne sur sa lecture de Lolita sur plus de dix pages. La première fois qu’elle a lu le  roman, à 20 ans, c’était pour un cours de littérature américaine : elle a été très déroutée car elle a trouvé beaucoup de « points communs avec (sa) sordide histoire personnelle ». Elle le reçoit comme un texte provocateur : pourquoi ? L’histoire est racontée par « le coupable, le pédophile » : ainsi le lecteur est, d’une certaine façon, rendu complice. C’est ce point du point de vue narratif qui en rend la « lecture si fascinante et troublante ».On navigue à son égard entre des sentiments contraires : on est dans sa peau mais on n’entre pas en empathie. Neige Sinno souligne que c’est un choix rare en littérature de prendre le point de vue du bourreau pour les viols d’enfants qui est un tabou. Pour d’autres crimes, au contraire, on préfère mettre s’attarder complaisamment sur le bourreau, toujours plus intéressant qu’une victime.

 

Nabokov nous entraîne dans une double perception contraire : la première est de présenter la petite fille comme une aguicheuse, tous ses gestes lorsqu’il vit dans la même maison sont pour lui des provocations. Il construit ainsi la fable du consentement de Lolita. Puis le ton change quand il est passé à l’acte et c’est là qu’est introduite la phrase mise en exergue. Pour rendre tolérable le crime, il faut inventer l’histoire d’amour car l’amour excuse tout, n’est-ce pas ? : « Je tiens à ce que le monde sache combien j’aimais ma Lolita ». Si aujourd’hui il est en prison, c’est une erreur parce qu’il est une victime d’un trop plein d’amour qui l’a obligé à tuer celui qui lui a pris Lolita (notons bien qu’il n’est pas en prison comme pédophile actif mais comme assassin d’un homme) :

 

« Il est le jouet de puissances qu’il ne maîtrise pas. Son obsession pour les nymphettes vient de son inconscient, d’un moment de grâce vécu dans son enfance qui se rappelle à lui de façon incontrôlable. Il est victime d’une société hypocrite qui fait mine de ne pas tolérer les amours entre enfants et adultes sauf quand il s’agit de grands hommes à qui tout est permis (Dante qui tomba amoureux de Béatrice à ses neuf ans, Pétrarque et sa muse Laure de douze ans, etc.) ».

 

La seconde perception est de renverser l’initiative du viol : c’est Lolita qui l’a séduit : « le livre est écrit de telle façon que le lecteur soit le témoin du double jeu permanent de la conscience perverse qui transforme les éléments du réel pour les adapter à la justification de son fantasme. Pourtant, beaucoup de gens prennent l’absurde à la lettre ».

 

Car, lorsqu’on lit attentivement le roman, on peut se rendre compte que Lolita ne prend presque jamais la parole : c’est une absente. Lorsqu’elle la prend, on peut entendre ou deviner son non-consentement, ses timides tentatives de « non ». Ainsi, par tous ces choix d’écriture, Nabokov montre un crime et son atrocité en donnant l’impression d’en faire l’apologie. Neige Sinno rappelle les interprétations qu’elle récuse fermement et veut bien concéder que Nabokov a été dépassé par la réception de son roman.

Et malgré ou grâce à cette complexité de construction fictionnelle, on aime  le livre. Car il nous fait entrer dans la « spirale infernale » de quelqu’un « subjugué et humilié par ses propres pulsions ». Bien entendu, elle enchaîne sur le parallèle : « mon beau-père est un pervers lui aussi mais pas un pervers narcissique et lettré comme Humbert Humbert ».

 

Elle peut alors faire son propre portrait, en petite fille, se demandant si elle était une nymphette. La réponse est négative ; par contre, comme Lolita, elle était vulnérable, elle était piégée. Elle cite alors un passage essentiel de Nabokov : « A l’hôtel, nous prîmes des chambres séparées, mais, au milieu de la nuit, elle vient me rejoindre dans la mienne en sanglotant, et nous nous réconciliâmes fort gentiment. Elle n’avait, voyez-vous, absolument nulle part où aller ».

 

Elle s’attarde alors sur les deux catégories de prédateurs et le sien est dans la seconde, « troubles liés au narcissisme » ; ceux-là résolvent leurs troubles en s’attaquant à plus faible qu’eux. Ils ont du plaisir à voir leur victime souffrir, ils sont manipulateurs et affabulateurs car ils ont besoin de s’inventer une histoire qui excuse leur acte.

 

Des allusions à Lolita vont apparaître dans le reste du récit. Relevons aussi deux fictions-témoignages auxquelles Neige Sinno se réfère, L’œil le plus bleu de Toni Morrison et Tiger, Tiger de Margaux Fragoso qui, lors de sa sortie en 2012, a été présenté comme une expérience réelle de ce qu’a subi Dolores Haze dite Lolita. Si ces textes ont choqué, c’est parce qu’ils ne donnaient ni dans l’ellipse, ni dans l’évitement, ni dans la métaphore. Humbert Humbert et donc son narrateur défendent, eux, un récit évitant le sexe explicite : 

 

« A vrai dire, nous dit le pervers lettré, tout cela est hors de propos ; je ne m’intéresse pas le moins du monde à ce que l’on appelle communément " le sexe". N’importe qui peut imaginer ces éléments d’animalité. Je suis mû par une ambition plus noble : fixer une fois pour toutes la périlleuse magie des nymphettes ». Et voilà les nymphettes consolées ! Elles participent à une noble cause…

 

En dernière analyse, Neige Sinno précise qu’on ne peut accepter le récit de Nabokov que si c’est vraiment une fiction : « c’est seulement avec la condition que Nabokov n’ait pas été lui-même un pédophile que le livre garde sa valeur. Vous êtes bien d’accord pou affirmer que si Nabokov racontait son histoire personnelle transformée en roman par l’utilisation de pseudonymes, du style et quelques fioritures, ce serait un peu problématique ? Est-ce que le livre serait littérairement toujours valable s’il s’agissait de l’expérience de l’auteur et d’une petite fille qu’il aurait vraiment connue et abusée ?

Faire de la beauté avec l’horreur, est-ce que ce n’est pas tout simplement faire de l’horreur ? »

 

Au terme de ces deux lectures, on voit combien elles se complètent, l’une appuyant son interprétation sur une expérience collective de suppression d’identités individuelles vécue par les femmes d’une république totalitaire, l’autre nous transmettant une expérience individuelle, vécue et dévoilée. La seconde ne semble pas remettre en cause la totalité d’une société mais dénoncer des déviances. Pourtant, pour comprendre la fascination qu’a exercée et exerce encore Lolita de Nabokov, il nous faut prendre la mesure de la permissivité sans limite qu’on a accordée, dans toutes les sociétés, au masculin dans la gestion de la sexualité.

 

Aussi, est-il utile de retourner vers l’ouvrage de Charlotte Lacoste, Séductions du bourreau, pour élargir cette approche du bourreau au-delà des guerres et de leur lot horrible et d’une banalité monstrueuse de tortures, de viols, d’atteinte profonde à la personnalité humaine. Elle montre comment le bourreau a usurpé « la posture du témoin » et c’est bien ce que Nabokov donne comme stature à son Humbert Humbert.

 

« Les bourreaux, écrit-elle, ne se sont jamais fait prier pour narrer leurs exploits, et ils n’ont jamais manqué de public ». Humbert prend la parole pour raconter ce qu’il veut de ce qu’il veut faire passer comme « une belle histoire d’amour ». Nabokov use et abuse de la focalisation interne en faisant tout partager avec le lecteur par le bourreau lui-même. Les séquences d’irruption du monstre déstabilisent un moment le lecteur mais s’équilibrent avec celles de la normalité. Il a des excuses puisqu’il a un passé de victime : on étouffe la plainte possible de la vraie victime pour faire entendre la complainte du bourreau qui s’invente toutes sortes de circonstances atténuantes.

 

Nabokov offre au lecteur la possibilité de comprendre comment un homme ordinaire devient le prédateur d’une  fillette de douze ans. Même si son récit est émaillé de mensonges et de mauvaise foi, on le suit dans tous ses tours et ses détours. Il est, en plus un bourreau-modèle qui a de la culture, il se dépense pour se faire aimer, ce que Charlotte Lacoste nomme « le bourreau gentilhomme ». Et il faut qu’il apparaisse comme un homme ordinaire, avec une devanture sociale honorable, pour que sa transgression soit d’autant plus fascinante. Lolita, dit-on, s’est vendu à 15 millions d’exemplaires dans le monde et a été traduit dans de nombreuses langues : il n’est donc pas inutile de l’analyser.

 

 

Azar NAFISI, Lire Lolita à Téhéran, Plon, 10-18, 2004, 469 p.

Neige SINNO, Triste Tigre, P.O.L. 2023, 283 p.

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