Depuis la crise des subprimes en 2008 et la faillite de la municipalité en 2013, la ville de Detroit est devenue le symbole mondial de l’effondrement du capitalisme fordiste et de la catastrophe à venir. Ce sont notamment les photographies de Romain Meffre et Yves Marchand (The Ruins of Detroit, 2010) qui ont imposé les images de la ville en ruines, le temps arrêté, les quartiers fantomatiques. Dans La Ville d’après, qui paraît cet automne dans la collection Terra Incognita des éditions Flammarion, Raphaëlle Guidée prend appui sur ces images mondialement célèbres pour montrer comment elles ont pu servir à soutenir les récits néolibéraux et justifier les politiques les plus violentes d’austérité. La chercheuse en littérature part alors à la recherche des autres « récits qui racontent la perte de ce monde », dans « une des villes les plus racontée au monde ».
Les images de Detroit ont en effet produit un véritable imaginaire de la catastrophe et du désastre, un territoire de ruines qui laisse ouvert un vaste champ des possibles pour quantité de récits déjà-là et à venir. « Ces photographies de Detroit enregistrent les traces d’un désastre qui semble aussi violent, soudain et ample qu’un accident nucléaire. Dans la ville désertée, on n’aperçoit que de rares ombres ». Et si le temps des catastrophes dans lequel nous vivons, nous dit Raphaëlle Guidée, reprenant la philosophe Isabelle Stengers, a besoin d’histoires, tous ces récits ne se valent pas. D’une part parce que bien souvent les récits qui s’imposent à Detroit comme ailleurs servent à justifier ou conforter la situation présente aussi critique et injuste soit-elle. Ainsi dans la ville en ruines, « après le capitalisme, c’est encore le capitalisme qui fait et défait Detroit ». D’autre part, parce que à Detroit comme ailleurs, la catastrophe n’a que très peu à voir avec un effondrement brutal souvent fantasmé. Au contraire, c’est une « succession de dégradations souvent peu spectaculaires disséminées dans le temps et dans l’espace », vécues par les habitants les unes après les autres : fermeture des services publics, coupures brutales de l’accès à l’eau pour des milliers de foyers, absence de services de santé dans un environnement pollué, endettement massifs…
Raphaëlle Guidée rassemble donc ici quinze années passées à « arpenter le terrain narratif » de Detroit, partant des grands récits massifs de l’effondrement pour, interrogeant les habitants, rencontrant les acteurs locaux des associations et groupes militants, s’appuyant sur la littérature de Detroit, raconter les réactions collectives de ceux qui continuent de vivre à Detroit. Il nous faut comprendre, dit-elle, « comment vivent les centaines de milliers de personnes qui continuent à habiter les paysages dévastés », mais surtout ce qu’ils pouvaient encore dire de cette vie précaire et dégradée, ce qu’il nous est possible d’entendre et de comprendre de ces récits autres de la ville en ruines. Des récits précaires certes, mais ils correspondent à ces mondes précarisés « qui se décomposent et se recomposent sans cesse » dans lesquels désormais nous aussi nous vivons, des récits faibles donc mais des récits plus justes.
Il était nécessaire pour enquêter sur les récits de Detroit de revenir dans un premier temps sur la puissance des récits massifs et hiératiques de l’effondrement qui se sont comme imposés à la ville et à ses habitants. La première partie de l’enquête est consacrée à l’analyse des différentes dimensions des « lieux communs les plus tenaces ». En effet, dans les journaux, à la télévision comme au cinéma, Detroit concentre une somme de récits qui fait d’elle un archétype de la catastrophe à venir, mais aussi de la puissance du capitalisme à faire et défaire la ville. Detroit alors est le symbole, toujours esthétisé, de l’effondrement de l’utopie fordiste et ses ruines évoquent un monde post-apocalyptique peuplé de zombies plus ou moins agressifs selon les blockbusters hollywoodiens. Dans ces récits publicitaires et surmédiatiques, Detroit se relève toujours pour qu’un monde nouveau renaisse de cette page blanche. Les promoteurs immobiliers, les artistes, les classes moyennes blanches sont attirés par cette opportunité de reconstruire un monde nouveau qui est sensiblement le même que l’ancien, les usines en moins.
La force de la démonstration de Raphaëlle Guidée est non seulement de mettre en avant les ambiguïtés et les contradictions de ces récits mais encore de révéler les non-dits coloniaux sur lesquels ils reposent. Car si ces récits de Detroit se sont largement imposés dans la culture commune et politique aux États-Unis comme ailleurs c’est qu’ils évoquent d'abord avec nostalgie un monde et des espoirs perdus : « nous avions été modernes, après tout » semblent répondre les mânes des contremaîtres au fantôme de Bruno Latour. Mais c’est aussi que cette histoire répond au fantasme d’un nouveau départ, c’est à dire d’une nouvelle colonisation, et de la réouverture d’une nouvelle Frontière. C’est enfin que, comme lors de la conquête du Midwest américain au XIXe siècle, elle efface d’un trait et passe outre l’existence de centaines de milliers d’habitants, pauvres, précarisés, majoritairement noirs, qui continuent à vivre vraiment dans la ville.
Car la vie quotidienne des Detroiters continue de se dégrader à mesure que les paysages de ruines attirent les investisseurs qui se rêvent en pères fondateurs et les studios de cinéma. À l’obscénité du « ruin porn » répond l’obscénité des politiques d’ajustements structurels. Comme le montre Raphaëlle Guidée : « Les images de Detroit sont devenues des arguments puissants dans le chantage au désastre qui justifie la suspension des mécanismes démocratiques, la diminution des salaires et des pensions, la réduction des services publics. La représentation de la ville comme un territoire post-apocalyptique masque la vie des pauvres et contribue encore à leur appauvrissement ». Dans les ruines fantomatiques, des vivants appauvris continuent de tisser des histoires et des relations pour tenter tant bien que mal de surseoir à la dégradation des conditions d’existence.
Ce sont les récits de ces existences précaires qui forment la deuxième partie de cette enquête narrative. Dans cette seconde partie chaque chapitre commence par une rencontre puisque prendre en considération les histoires de Detroit ce serait d’abord et avant tout, à suivre Raphaëlle Guidée, écouter ceux qui les portent. « Ce qui émerge des ruines et des friches de Detroit, ce sont de nouvelles manières de vivre mais aussi de raconter les vies ». Depuis la multiplication des jardins collectifs et les multiples usages des terrains abandonnés et pollués, jusqu’aux façons de s’approprier l’histoire de la perte et de l’injustice subie par ces milliers d’habitants pauvres, en passant par la construction d’autres façons de cartographier et habiter la ville, Raphaëlle Guidée propose une multiplicité de récits potentiels, parfois contradictoires, complexes et décousus, qui n’épuisent jamais la ville. Pour dire ce que vivent les habitants qui continuent de vivre à Detroit, il semble que nous ne puissions qu’énumérer les situations, nous dit Raphaëlle Guidée. L’énumération est le seul outil narratif propre à rendre compte de l’indétermination des formes de vie et des initiatives qui tentent jour après jour de continuer à faire la ville.
À moins que la ville ne puisse se dire qu’en creux pour les habitants : Detroit serait alors la ville de la perte et de l’injustice vécues jusque dans les corps des populations principalement africaines-américaines qui peuplent encore les quartiers délabrés. « La ville devient un espace à lire, où traquer les signes d’absences invisibles », comme ces maisons effondrées, « monticules de terre et de débris » que la chercheuse Azzurra Cox assimile, nous explique Raphaëlle Guidée, aux « tumuli funéraires des Premières nations qui occupaient la région avant la conquête ». Une façon de dire que pour beaucoup Detroit a été et est une ville violente, non seulement depuis la crise de 2008 mais encore depuis la colonisation. La violence sur les populations précarisées fait partie intégrante de la ville, depuis sa construction, aujourd’hui encore exposant les plus précaires aux dangers sanitaires d’une ville polluée. Pour tous ceux qui continuent à vivre à Detroit, nous dit Raphaëlle Guidée, c’est toujours et encore le fordisme, et ses conséquences environnementales, qui domine l’histoire naturelle de la ville.
La Ville d’après de Raphaëlle Guidée s’inscrit donc dans un courant fécond de recherche dont le succès mondial des recherches d'Anna Tsing sur les possibilités de vie dans les ruines du capitalisme a contribué à renforcer les hypothèses et déployer de nouveaux champs d’études. S’appuyant notamment sur le travail de l’historien de l'environnement William Cronon (1), Raphaëlle Guidée trace pas à pas les contours d'une autre métropole de la nature faite de récits : un univers violent, injuste mais vivant. À lire Raphaëlle Guidée, on ressent avec beaucoup d’émotion la fragilité et la difficulté de chacun des acteurs à poursuivre la mise en récit d’une ville si difficile à habiter. Et si les réseaux associatifs tentent de continuer de militer, c’est la solitude et l’isolement de chaque expérience qui frappent avant tout.
Pourtant c’est bien la fragilité des récits précaires que rassemble Raphaëlle Guidée qui font aussi la force de cet ouvrage qui, comme elle le confesse, pourrait lui-même sembler déjà inactuel. En effet nombreux sont ces initiatives locales, ces journaux, revues, blogs ou associations qui ont fermé, se sont interrompus et n’existent plus depuis le moment de l’enquête. Mais ces récits ont existé ; ils ont grandi dans des fictions qui produisent d’autres histoires de lutte contre le néolibéralisme ; ils s’imposent enfin à la chercheuse pour ne pas disparaître. Des récits précaires donc pour des temps précaires dans lesquels « les habitants ont continué à fabriquer des mondes vivables ». Ce que nous disent ces récits interrompus, c’est que, si la forme de la ville change plus vite, on le sait, toujours d’autres « récits existent, ils sont nombreux […] moins visibles et plus difficiles d’accès », mais ils permettent peut-être, de manière plus juste, de « s’orienter dans la progression des catastrophes présentes et à venir ».
Raphaëlle Guidée, La Ville d'après : Detroit, une enquête narrative, Flammarion, "Terra Incognita", octobre 2024, 352 pages, 23 euros
Note :
(1) Voir William Cronon, Nature's Metropolis : Chicago and the Great West, W.W. Norton, 1991