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Photo du rédacteurChristiane Chaulet Achour

Rachida Brakni, Tassadit Imache... « des histoires humaines recalées »


Archive personnelle de Tassadit Imache

« Tu n’es pas Slimane, Abdoulaye et encore moins Antonio. Chacun de vous a son histoire, une enfance, des aspirations, des rêves, des amours, des déceptions… Mais s’en est-on jamais préoccupé ? Votre seul dénominateur commun est le silence qui résulte de la douleur ou de la honte ».

Rachida Brakni, 2024


La conjonction Algérie/père sous la plume d’une fille est assez fréquente dans la littérature française pour ne pas nous étonner quand on découvre Kaddour de Rachida Brakni. Dans son récit, se joue un lamento musclé au moment de la disparition du père qui rappelle des récits antérieurs et, en particulier, l’un d’eux de 1989 qui vient d’être réédité, Une fille sans histoire de Tassadit Imache. Ces œuvres nous invitent à réfléchir à leur place et à leur pérennité dans la littérature française.





 


Kaddour est le nom qui apparaît comme titre sur la couverture du premier récit publié par Rachida Brakni. Premier récit mais nom d’autrice célèbre dans d’autres secteurs de la culture où l’on trouve plus habituellement ces noms venus du Maghreb. Kaddour est fortement connoté « arabe » en France. Cela n’est pas sans rappeler ce que disait Leïla Sebbar, il y a bien des années à propos de son premier ouvrage de fiction, Fatima ou les Algériennes au square (1981), d’éprouver beaucoup de satisfaction à inscrire ce prénom arabe dans la littérature française.

A Minh Tran Huy, dans Madame Figaro début mars 2024, Rachida Brakni a déclaré : « Je suis une transclasse, ma vie est très différente de celle de mes parents ». L’usage de ce qualifiant est différent du qualifiant dont Annie Ernaux a fait sa marque de fabrique, « transfuge » ; Annie Ernaux dont elle cite La Place comme récit qui l’a marquée. Admettons. Il nous semble surtout que ce récit vient enrichir les parcours de vie écrits par des enfants d’émigrés en France, émigrés venant essentiellement d’Algérie. Difficile alors de faire l’économie de l’Histoire entre les deux pays.

La quatrième de couverture donne le sujet de ce texte : texte autobiographique dont l’écriture a été suscitée après le décès du père en août 2020. Il se décline en cinq journées, de l’annonce du décès au départ du corps pour l’Algérie, du 15 au 19 août 2020. Chaque récit de journée se fait de plus en plus court en une construction intéressante que nous allons découvrir, en nous attardant sur le décryptage de la première journée avec ses liaisons et ses décrochages.

 

Elle raconte combien l’annonce du décès provoque une déflagration dans le corps et l’esprit de la narratrice et l’impossibilité qu’elle vit de ralentir la marche funèbre : « Eric m’enlace dans ses bras puissants. Il forme un garrot pour juguler la crevasse mais il ne fait qu’évider un peu plus mes entrailles et mettre à jour ma chair à vif ».

 

Toute entière au souvenir du père, la narratrice tente de le retenir car la solitude du décès isole totalement du monde : « Je me lance à ta poursuite mais tu te dérobes. La mort aux trousses, tu ne cesses de te déployer et de modifier ton apparence. Ralentis la cadence. Laisse-moi au moins le temps de fixer ton image avant qu’elle ne m’échappe à jamais. Je cavale, je te talonne comme dans les westerns dont nous nous abreuvions lorsque j’étais enfant, nous réjouissant quand les Indiens remportaient une victoire ; sans savoir, nous savions qui étaient les vrais sauvages.

Dans cette chevauchée débridée, je ne fais que t’effleurer, c’est furtif mais je n’abandonne pas pour autant ».

 

Elle prend conscience, elle qui a si souvent jouer la mort et le deuil sur scène, qu’entre le jeu et la réalité de la vie, le fossé est immense. Saura-telle faire ce qu’il faut faire en la circonstance : « va-t-on nous laisser faire le voyage en Algérie alors que les frontières entre les deux pays sont toujours fermées pour des raisons sanitaires ? » Cette inquiétude et l’irruption du pays natal dans la narration marquent le déclenchement des souvenirs qui redonnent vie, progressivement et au fil des pages, à la vie familiale et au pivot central que le père a représenté. Le premier souvenir sur lequel elle revient avec force détails est le départ l’été pour le pays, en Peugeot 505, de France en Algérie. La description est précise et savoureuse : celles et ceux qui ont vécu ces voyages ne peuvent qu’être complices. Elle s’interroge : que signifiait ces voyages et l’excitation qui les accompagnait ? :

 

« N’était-ce pas une façon de prendre un nouveau départ ?

Effacer à coups d’éponge et de seau d’eau toutes traces de l’année écoulée pour se persuader que cette fois-ci sera la bonne ? Un aller simple, un ticket aussi précieux que les trois numéros magiques d’un tiercé gagnant ; ce retour au pays tant désiré n’est pas une chimère, il est accessible, à portée de main et tant pis si au fond de soi on sait que ce n’est plus possible car dorénavant il y a les enfants. »

 

Au pays, les parents sont visités, honorés, ils sont « l’incarnation de la réussite. […] Pourquoi révéler la face sombre de votre condition d’immigrés ? » Avec doigté, La narratrice évoque le rêve impossible du retour au pays. On pourrait, d’ailleurs, s’interroger sur l’absence de « cahier d’un retour au pays natal » dans la littérature algéro-française ? Si le père rêve de retour, cela explique son refus puis sa mauvaise volonté de l’achat d’une maison en France ; cela explique aussi tous les cadeaux emportés et le silence sur la vie réelle du travailleur immigré en France. Le passage qui l’exprime est très sensible :

 

« Tu n’évoquais que rarement ton quotidien. Tu ne parlais jamais de ta condition de travailleur. Ta seule embardée concernait le froid glaçant, anesthésiant des hivers rudes. Cette évocation résume à elle seule ta vie en France.

Et le rire, en bandoulière comme un vêtement chaud dont on se pare, un baume au cœur ».

 

Le récit des souvenirs est interrompu assez brièvement par des apartés sur le voyage en train du Sud à Paris, en plein mois d’août post-covid. Puis c’est l’arrivée à la maison, le flash sur un homme assis dans le jardin et dont on saura, quelques pages plus loin qu’il est l’imam qui va prendre en mains le déroulé de la cérémonie : « Il est assis à l’ombre du figuier. Il se dégage de sa personne une autorité naturelle contrebalancée par la douceur de son regard. De sa main droite, il égrène un chapelet, ses lèvres remuent à peine, comme si à travers sa psalmodie il cherchait à me révéler un secret. Dans la tragédie qui se joue, il est le coryphée ». En ces temps d’islamophobie active, c’est un portrait tout en positivité qui va à l’encontre des clichés.

 

Elle sait qu’elle doit obéir à la volonté de son père d’être enterré en Algérie, volonté qu’elle n’a pas comprise d’abord et qu’elle a dû accepter. Elle rappelle alors que cet homme n’a jamais voulu prendre la nationalité française. C’est, pour elle, « les conséquences tragiques du 17 octobre 1961 » : son père était parmi les manifestants. Prendre la nationalité française ?

 

« Ça changera quoi ? J’aurais toujours ma tête d’Arabe ! »

Pardonne-moi, je dois reconnaître que tu as parfois fait preuve de variations : « Bicot. Bougnoule. Raton. Fellagha. Crouille ».

 

Par la suite, dans les papiers gardés précieusement par la mère, Rachida découvre la carte d’électeur algérien de son père, sa façon à lui de faire toujours partie de la communauté nationale alors que dans le pays où il vit et travaille il n’a pas le droit d’exercer sa citoyenneté.

Vers la fin du récit, elle rappelle une des colères de son père quand elle a été contactée par une réalisatrice pour un film sur une famille de Harkis. Il n’acceptait pas que sa fille prête sa voix à ces « traîtres ». Encore une fois, Rachida Brakni ne craint pas d’aller à contre-courant du discours habituel en France sur les harkis. De la même façon, en début de récit, une remarque, en passant…, donnait une appréciation de l’indépendance inhabituelle dans le récit franco-algérien où il est, de bonne guerre…, de laisser entendre réserves et déceptions sur l’indépendance « ratée » ; c’est la conclusion de la très belle parenthèse consacrée à la tante Zohra qui se raconte en présence de sa nièce, au rythme de sa machine à coudre. La narratrice conclue :

 

« L’indépendance de l’Algérie ne libère pas seulement le pays, elle libère également Zohra du joug de son mari qui se fera assassiner en ce jour historique pour ses accointances avec le pouvoir français. Portée par la clameur su peuple et les youyous de la victoire, elle versera des larmes de joie ».

 

Elle rappelle aussi la pudeur et la retenue du père et la difficulté qu’elle a eue à lui présenter l’homme avec lequel elle vivait, lors d’un séjour à Tipaza – près de Sidi Rached, lieu de l’origine familiale –, où elle tournait un film. On peut apprécier des flashes très suggestifs sur Tipaza – ô miracle, sans citer Camus… merci Rachida Brakni !... Elle rappelle alors sa déception au collège, dans sa recherche d’Histoire, du très court chapitre sur la décolonisation et du conseil de lecture de sa prof. de français à laquelle elle a demandé un titre d’auteur algérien… qui l’a vivement incitée à lire L’Etranger :

 

« Je tique sur le nom qui ne me paraît pas très algérien, mais emportée par mon excitation je cours à la bibliothèque emprunter cet étranger et m’empresse de le lire. J’espère y percer enfin le mystère de mon identité. Quelle ne fut pas ma déception… A mesure que j’avance dans ma lecture, ma colère croît mais je n’abandonne pas pour autant, j’irai jusqu’au bout !

Je me sens trahie par ma professeure. Je cherche en vain des réponses et elle ne trouve rien d’autre que de me coller entre les mains un livre dépeignant une Algérie sans Algériens, mis à part une prostituée reléguée à un second rôle et deux hommes violents à qui on a retiré toute identité, toute humanité en ne les nommant que « l’Arabe », qui sonne comme un crachat. Ce crachat, je le prends pour moi, j’en ressens l’amertume visqueuse et poisseuse ».

 

Elle précise tout de même qu’elle a découvert plus tard Césaire, Fanon et tous les autres, de Kateb Yacine à Assia Djebar.

 

Le suivi du déroulé de cette première journée permet de bien prendre la mesure de la diversité de la narration qui, néanmoins, ne perd jamais de vue son sujet : le père et sa vie de travailleur immigré qui a donné toute sa force de travail à la France et qui, en retour, a eu « cette vie de merde » (qui) « a brisé (s)on corps et fracassé (s)on cœur ».

« A la question : « comment allez-vous, Kaddour ? », tu répondais invariablement : « Le moteur, ça va. C’est la carrosserie qui est bonne pour la casse ».

 

Cette origine algérienne qu’elle revendique sans en faire un drapeau l’a mise, avec les journalistes, dans des situations où le racisme le disputait au paternalisme, sa version light. Avec un nom pareil elle ne pouvait avoir qu’un père tyrannique et donc son métier d’actrice était incompatible avec ce qu’elle était : « Je percevais dans leur regard de la surprise, voire de la déception, parce que je ne collais pas à l’image qu’ils se faisaient de NOUS ». Pour certains, la question suivante était : « alors, vous êtes kabyle ? » … Elle se rêve un temps, fille d’Omar Sharif et de Dalida, entrant ainsi dans le camp des nantis : « il ne s’agissait pas de me renier mais d’observer et scruter les effets d’une telle déflagration. Le mépris de classe et les préjugés de race auraient laissé place à la déférence due à mon rang ».

 

Encore une fois, on savoure, page après page, dans ce récit de deuil, la faculté de la narration à dire et à dénoncer avec légèreté, précision et humour la place de « l’Arabe » dans la société française : « On dit que l’habit ne fait pas le moine. Certes… mais il permet de rentrer dans le monastère ». Elle évoque encore un autre journaliste s’étonnant qu’elle sache dire des alexandrins : « Points de suspension, toujours ; Il n’est pas question d’éluder, elle les aligne toutes les unes derrière les autres : Pour une arabe ? Pour la fille d’une femme de ménage et d’un chauffeur routier ? Pour une Française de seconde zone ? Sinon pour quoi d’autre ? »

 

Au fil des journées racontées, se dessine de plus en plus nettement le portrait du père dont on peut noter les passages les plus marquants sans en épuiser la richesse :

 

« Chez nous, la pudeur est un langage. Une attitude, un rapport à l’autre pour préserver sa liberté et pour ne pas brusquer l’intime. Une grammaire qui nous est propre. Une science que je peux déchiffrer dans la gamme chromatique de tes yeux verts ; dans la rigidité ou la souplesse de ton corps ; dans les moindres inflexions de ta voix – le rythme, le ton, l’hésitation, le silence, le souffle même. Rien ne m’est étranger ».

 

« C’est vrai que, à l’exception de la moustache, tu es le portrait craché de Louis de Funès. Les yeux, le nez, le dessin des sourcils, les lèvres minces, le front haut et le crâne dégarni ceint d’une couronne de cheveux fins, ainsi que le caractère – du moins ce qu’il en ressort à travers ses films ».



Archive familiale

 


Elle évoque aussi son « évolution » linguistique provoquée par Djamila la petite dernière, qui l’incite à parler en français alors qu’avec elle, il ne parlait qu’en arabe. Rachida est bouleversée par ce constat : « sous mes yeux, un corps étranger a fait irruption dans notre sanctuaire ». Suit toute une réflexion passionnante sur les usages des deux langues.

 

Le corps du défunt est transporté par avion mais sans aucun accompagnement familial pour cause covid. Jouant sur les noms des aéroports, la fille aînée constate : « tu vas passer des mains de Charles de Gaulle à celle de Houari Boumédiene en survolant une dernière fois la Méditerranée ». « Toi l’Arabe, tu ne veux pas être enseveli dans cette terre sur laquelle tu as déversé ta sueur sans jamais te plaindre, travaillant d’arrache-pied […] Toi Kaddour, tu ne veux pas être enseveli ici. Il n’y a plus rien à grignoter, pas même tes os ».

 

Kaddour est un récit très attachant et rendant compte avec beaucoup de finesse d’une algérianité vécue et transmise, sans œillère, dans une famille de l’émigration en France. Dans Le Figaro du 10 mars 2024, Mohamed Aïssaoui écrivait que Rachida Brakni élève à son père « un magnifique tombeau littéraire. Un hommage à un invisible et un taiseux qui a la force d’un devoir de mémoire et une portée universelle ». Pour la portée universelle, je ne sais ce qu’on peut en dire mais pour « le devoir de mémoire », il est certain qu’après tout ce qui a été dit sur l’immigration au moment des débats de la loi Darmanin, lire un tel récit remet les pendules à l’heure et rappelle la réalité des faits.

 

***

 

Rachida Brakni est née en 1977. Il se trouve que sort à peu près en même temps, la réédition d’un récit qui a fait parler de lui à sa sortie, celui de Tassadit Imache, née, elle en 1958. Les vingt années qui séparent leurs enfances doivent être prises en compte car l’Histoire est passée par là : la guerre d’Algérie n’est pas ignorée chez Rachida Brakni mais elle est essentielle pour Tassadit Imache. La littérature est toujours un lieu d’appréciation des transformations historiques.

 

La critique a choisi de rapprocher Kaddour du récit de Nina Bouraoui, Grand seigneur, qui n’a pas grand-chose de comparable, si ce n’est le père d’origine algérienne et le nom algérien des deux autrices ; le fait aussi qu’elles aient l’une et l’autre une notoriété certaine. Sorte de rapprochement par ethnicité. Il semble plus judicieux de revenir à 1989, 35 ans en arrière, pour mesurer ressemblances et différences dans le récit qu’une fille fait de son père, travailleur émigré et de la place dans la littérature française de ce type de récit.

 

 

 

 

 

« Doit-on construire une généalogie de vies fracassées ou fêlées? Toute identité personnelle est mouvante, on ne fige bien que les morts. Quel que soit l’héritage familial, historique, se construire en tant qu’individu est un défi ».

Tassadit Imache, 2010


Les éditions Hors d’atteinte de Marseille publient pour la troisième fois Tassadit Imache : après avoir fait paraître les essais, Fini d’écrire ! (2020) et Le Voyage empêché (2023), elles ont choisi de rééditer Une fille sans histoire, publié pour la première fois chez Calmann-Lévy en 1989. J’ai tout de suite pensé, pour ma part, en lisant Kaddour, que cette réédition arrivait à point nommé étant donné la proximité et les différences des deux récits.

 

Tassadit Imache, il y a trente ans, inaugurait son entrée en littérature avec ce titre en apparence banal, introduisant un récit de vie qui, lui, ne l’était pas du tout. Titre en apparence banal… ainsi Constance Rivière le choisit aussi, en 2019, pour un récit autour du Bataclan et, en mai 2022, c’est pratiquement le titre du spectacle d’Alice Zeniter au Théâtre du Rond Point à Paris, « Je suis une fille sans histoire ». Alors… rappelons le contenu de cette première Une fille sans histoire, en ayant en contrepoint ce que nous venons de dire de Kaddour.

 

Rappelons brièvement des éléments de sa biographie. Elle est née à Argenteuil, le 29 octobre 1958 d'un père kabyle et d'une mère française, ouvriers dans la même usine. Elle est la seconde d’une fratrie de six. Son père meurt en 1976 et les contacts avec l'Algérie se rompent. Elle s'y rend, pour la première fois en 1988, au moment où elle termine la rédaction de son premier roman, autofiction qui ne reproduit pas à l’identique la vie de Tassadit mais en choisit de nombreux éléments.



Archive personnelle de l’autrice (c) DR

 

Tout part d’une photo de famille trouvée après la mort du père et à partir de laquelle la narratrice, Lil, interroge ses parents : « Comme leurs ombres étaient confuses et comme la mienne était nette, bien découpée. Enfant, j’avais déjà entre les yeux les deux griffes de l’anxiété ». La distance est profonde et c’est pour la comprendre et, en partie, la combler que l’écriture avance : « Puis-je aujourd’hui certifier que j’ai survécu sans cesser de vous reconnaître ? Elle, derrière sa vitre en souffrance. Toi, dont ils mirent le cœur à nu, comme pour se convaincre de ton inutilité de vieil immigré. Après avoir sué sang et eau, il ne te restait plus dans les veines qu’un mélange de haine et d’alcool ».

 

La photo entraîne la valise. Ce motif, très fréquent des romans d’immigrés ou de descendants d’immigrés ou d’exilés, est traité de façon originale puisque dans l’espace qu’il ouvre s’engouffre le gain du loto, la descente périlleuse à Paris, les cadeaux achetés chez Tati pour le départ du père en Algérie. Il revient, fauché ; mais il a sauvé son honneur en ne rentrant pas les mains vides. C’est la mère qui explique à sa fille qui n’en retient que le désintérêt de son père pour eux :

 

« J’en avais déduit que pour lui, nous ne comptions pas. D’ailleurs que m’avait-il donné à moi, sa fille, hormis son sang et son nom ? Pour le reste, il aurait fallu croire sur parole cet homme qui n’ouvrait pas la bouche, qui ne m’avait jamais raconté d’histoire. Le silence avait dû se faire lourd, son absence, définitive, pour qu’enfin je l’entende lui, et cherche à ne plus perdre son cri. […] Ce qui te stupéfie ainsi, c’est que mort, il apparaît enfin. L’homme dont je n’ai pas vu la tête heurter le trottoir, les moustaches vraisemblablement pleines de vomissure. L’étranger qui, après avoir été enveloppé à la musulmane dans la toile blanche, avait été réexpédié tout étiqueté de l’autre côté de la mer ».

 

On sait que pour que le lecteur poursuive, accompagne l’écrivain dans son aventure, il faut que l’amorce – la première phrase certes, mais surtout le premier chapitre –, soit une accroche, un hameçon, une prise en mains. Le pari est gagné : suivent seize autres chapitres courts, tranchants, sans pathos pour approcher la « redoutable vulnérabilité » du père et les immenses solidarité et fatigue de la mère : « Pour lui elle avait tout supporté, la misère, la haine des gens, leur bêtise, la guerre. Mais elle s’y était épuisée ». Le récit va égrener par de nombreuses touches leurs portraits et le racisme quotidien, banal et répété, qui accompagne la vie de la famille : « La misère qui le plantait, lui compact et enragé hors de la maison, brisait Huguette de mille ressacs qui la jetaient contre la vitre ».

 

On est, dans les premiers chapitres, pendant la guerre d’Algérie. Comment ne pas penser, en lisant Une fille sans histoire, au roman de Claire Etcherelli que le film a gravé dans nos mémoires, Elise ou la vraie vie ? Le roman  paraît en 1967 et obtient le prix Femina. Deux ans après Michel Drach le porte à l’écran avec, dans le rôle d’Elise, ouvrière venue de Bordeaux, Marie-José Nat ; et dans le rôle d’Arezki, l’ouvrier kabyle immigré, Mohamed Chouikh. Comme les parents de Lil, Elise et Arezki se rencontrent à l’usine et la difficulté d’assumer leur histoire dans le racisme dur de la guerre d’Algérie et les descentes de la police font qu’elle se termine après la disparition d’Arezki dans une rafle. Le récit de Tassadit Imache commence à la même période et se poursuit après l’indépendance : Huguette et Ali vivent ensemble, ont six enfants et ont une vie chaotique de misère et de rejet de l’environnement. La référence sociologique est comparable mais la perspective choisie totalement différente. On a néanmoins aux chapitres 3 et 4, les arrestations arbitraires et les mauvais traitements que subit Huguette pourtant enceinte. Le père, lui, rentre 5 jours plus tard et se mure dans le silence.

 

De nombreux passages reviennent sur la question du nom : les prénoms donnés aux enfants mais aussi le patronyme qui marginalise. La mère a fait ce qu’elle a pu pour leur donner une invisibilité mais le nom de famille les désigne au mépris. Des notations brèves et intenses campent, ici et là, le décor mortifère de la banlieue : « Terrains vagues hérissés de fleurs pisseuses, Nanterre mâchonnait ses buttes derrière lesquelles crevait la campagne et s’étendait le bidonville ».

 

La mort du père ne l’efface pas, bien au contraire : « Il est de ces morts qui vous mordent à la tête, sèchent, cicatrisent et s’effacent et dont vous retrouvez la marque rose et grise, indélébile au creux de vos reins ! Il est des morts qui vous tueraient presque pour toujours… Il mourut une nuit. Ce fut sans surprise. Dans l’exil, abandonné de tous, au fond d’un vieil hôpital, la dernière scène fut la plus tragique : celle de « l’immigré de service », grand corps usé, rongé, nié ».

 

C’est bien la mort du père et les violences d’octobre 1961 qui remettent en marche l’histoire de Lil qu’elle a tenté par tous les moyens d’édulcorer, de maquiller, de transformer. Alors, ce titre, lui ai-je demandé, trente ans après ? « Il s’est imposé, me répond-elle, au cours d'échanges "fiévreux" avec mon éditrice (aujourd’hui décédée). Comment peut-on être "une fille sans histoire" quand on est la fille d'un Algérien et d'une Française, pendant la guerre d'Algérie en France ? Quand l'histoire est tue et que l'on doit se construire sous l'emprise des mensonges et des silences de l'Histoire collective.

Au début du roman, l'héroïne n'a pas d'histoire parce qu'elle ne la connaît pas, qu'on ne la lui a pas racontée, qu'on ne la lui reconnait pas. Amputée de l'autre part de son identité (le père algérien, l'Algérie), on la voit se questionner sur son identité personnelle, tentée pour avancer de se débarrasser de cette histoire trop violente et douloureuse, son histoire (vraie), une histoire dont personne ne veut se souvenir […] Elle utilise un autre "je" à la fin de son parcours, elle est bien sujet de cette histoire-là, avec les blessures de l'histoire mais ses empreintes digitales assumées ! Elle n'est plus une fille sans histoire ».

 

Dès ce premier récit, Tassadit Imache a voulu dire un vécu mais par la littérature. Elle s’affirme comme artiste dans la société où elle vit sans renier son appartenance mais sans s'en rendre prisonnière : sortir du ghetto sans l'effacer car on ne peut oublier que d’autres s’y sont embourbés. Rompre le cercle, briser la clôture. Ce qui est certain, c'est que la question identitaire est posée en d'autres termes que par les aînés et introduit le métissage plutôt qu'un mythique retour aux sources. Ce n’est ni facile ni indolore car la question posée, celle du métissage, demeure très problématique dans la société française.

 

En 1989, l’originalité de l’écriture de ce premier roman a attiré l’attention. C’est l’année où, à la demande de Jack Lang, l’Académie Goncourt crée le « Goncourt du premier roman » : Tassadit Imache figure dans la sélection aux côtés de Luba Jurgenson, Julia Kristeva, Christine Lafon, Hélène de Monferrand.  Jeune Afrique du 25 septembre 1989 la présente parmi « les vedettes de la rentrée », « L’Afrique et le Machrek dans la rentrée littéraire 1989 ». Une caricature de groupe la dessine avec Naguib Mahfouz, Andrée Chedid, Jacqueline Massabki et Mehdi Charef. De nombreux articles lui sont consacrés dans Le Monde, dans Révolution, dans L’Evénement du jeudi ou dans Le Monde de l’éducation. En 1990, Jacques Dugowson filme avec elle un court documentaire pour le CNDP, conservé sur Gallica [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1320501k/f1].

 

Cette notoriété fut relativement éphémère malgré les romans qui ont suivi comme si l’écrivaine de « banlieue » était renvoyée à sa périphérie : « En vérité, dès le premier livre, on est l’otage attendu des lecteurs. D’abord, on apprend ce qu’il en coûte en quiproquos de porter sur une couverture le nom de l’autrice […] Le nom de mon père est plus authentique que la littérature. On peut le prononcer dans la langue française, mais personne ne sait exactement où est sa valeur ».

 

Alors, comment poursuivre quand on fait parler les silences bien enfouis de la société et de l’Histoire ? : « Comment sauver quelques pensées intimes nées d’un endroit qui n’en finit pas de dériver vers la grande mare de l’histoire collective ? » La solution serait-elle que l’écrivain d’aujourd’hui s’adapte à sa médiatisation ? Et que faire si le courant, l’échange, ne marche pas ? Si les livres qu’on écrit ne transportent pas vers d’autres lieux, légitimes ? « Et les titulaires de la Littérature de vouloir nous prévenir des effets déstructurants sur la langue d’un réel non civilisé, inquiétant ». Ils font le tri entre ce qui peut s’écrire et ce qui ne peut pas l’être. L’écrivaine avait déjà publié dans la revue Esprit, en décembre 22001, un texte fort et dénonciateur, « Ecrire tranquille ».

 



 

Elle en reprend la teneur en l’approfondissant encore dans Finir d’écrire ! en 2020 :

 

« […] A vouloir se prémunir contre ce que les livres transporteraient d’invisible, des fois que les écrivains passeraient quelque chose en fraude – de la vraie vie, ou de l’Histoire.

Et si nous avons joué un petit rôle là-dedans, nous, les écrivains arrivés de moitié, de quart ou de travers par l’immigration maghrébine ou nous, les voyageurs partis à un moment ou l’autre de la banlieue, c’est peut-être celui d’avoir ramené sur le devant de la scène, sans l’avoir fait exprès, rien qu’en marchant dans le fond du paysage, ce débat franco-français lié à l’incompatibilité de la vie et de l’écriture, de la politique et de l’art […] Comme s’il y avait, dans le paysage, des parvenus de la vie et des advenus de la Langue ».

 

On veut la convaincre que, elle qui a passé la ligne – comme les Noirs aux States… –, elle a sauvé sa peau et il faut qu’elle sorte de sa « thématique » de banlieue ! L’interpellation est tellement burlesque qu’elle éprouve le besoin de se définir : « Spécimen hybride, je le reste. Etiqueté et daté : deuxième génération par mon père, fils de paysans indigènes, immigré arabo-berbère, musulman, dernière génération par ma mère, fille rebelle d’ouvriers catholiques. […] Commencer à parler. De soi. Des siens. Ou de l’inaliénable beauté du paysage ».

 

Elle ne peut transiger avec sa singularité. Et celle-ci tient à son histoire particulière qu’elle ne veut ni mettre entre parenthèses ni édulcorer. Reviennent aussi des flashs des « répressions meurtrières d’octobre et novembre » en 1961. Elle prend conscience, et l’exprime, d’une France malade de son Histoire coloniale dont on ne voudrait évoquer que les bienfaits en évitant les écueils. Elle refuse la place qu’on lui assigne de gentille récupérée. En ayant choisi d’inscrire en couverture son prénom berbère plutôt que son prénom français, assorti bien entendu de son patronyme, elle est en droit de s’interroger : « Ai-je écrit pour avoir ma langue à moi ou pour inscrire son nom ? » (celui de son père). Mais surtout, nous avons ici une articulation entre la fameuse phrase qui l’a blessée à jamais : « De livre en livre, tu ne nous désignes pas d’issue ! » et la lettre que sa mère lui a écrite, dans ses jeunes années d’écrivaine : « Écris, je me dis que toi, tu pourras exprimer ce qui m’a étouffée toute ma jeunesse et ma vie de femme ».

 

Ainsi ce premier récit autobiographique explore avec douleur et intensité, sans faux fuyant ni pathos, son histoire personnelle de mixité dans l’espace des marges, de la périphérie, des exclus, de ceux que la société française ne peut que tolérer en les maintenant aux lisières du monde des vivants.

Il est intéressant de lire conjointement Tassadit Imache et l’entretien de Roschdy Zem, donné à Télérama (Laurent Rigoulet), le 15 janvier 2020 où il exprime, pour le monde du cinéma, les clichés dans lesquels on l’a enfermé et les découragements qu’il a ressentis :

 

« Depuis mon adolescence, on est passé, pour l’essentiel, du voleur de Mobylette au terroriste. Une sacrée percée ! Mais ça ne m’a jamais rendu fou d’être arabe ici. Je m’en suis débrouillé. […] Même si j’ai été confronté à toutes les formes de racisme, ça ne m’a jamais arrêté. […] Il faut se forger une carapace, apprendre à ne pas se sentir blessé. […]

Je retourne parfois dans mon quartier et ça me bouleverse. On évoque beaucoup la violence dans les cités, et j’en ai souvent parlé avec mes enfants à l’occasion de la sortie des Misérables. Mais il y a une violence dont on ne parle pas : la vacuité à laquelle ces jeunes sont de plus en plus confrontés, la résignation qui est la leur, le vide dans leur regard ».

 

On se souvient – certains se souviennent – de la percée de la littérature dite « beure » : Tassadit Imache en 1989, précédée en 1983 de Mehdi Charef, Le Thé au harem d’Archi Ahmed ; puis en 1991, La Noce des fous de Mohand Mounsi et d’autres encore : tous des récits de vies cabossées par des conditions d’existence iniques. Faut-il oublier ces œuvres, les ranger au magasin des curiosités exotiques n’ayant rien à voir avec la vraie littérature « française » ? Certaines sont des témoignages, d’autres d’authentiques œuvres littéraires d’enfances prises dans la tension entre la France et l’Algérie : quelle que soit la catégorie littéraire où on peut les classer, elles sont une part de la littérature française et participent à l’exploration des mémoires d’une séquence lourde et forte de l’Histoire de deux pays.

 

Dans un entretien en 2010 avec un journaliste algérien, Arezki Metref, Tassadit Imache déclarait : « Je suis née en France au milieu de la guerre d’Algérie, d’une Française et d’un immigré algérien qui s’étaient rencontrés à l’usine. Je suis l’enfant de ces deux-là… des lutteurs forcément ! Héritière illégitime, improbable ? Ou trait d’union en perpétuelle tension ? Le sentiment d’illégitimité s’il ne vous fixe pas dans un doute permanent, vous propulse de toute la force de la nécessité d’être et vous donne donc une liberté particulière. Bien sûr il y a eu ce choc dans l’enfance, mon saisissement devant la violence inouïe de cette histoire-là, celle de la France et de l’Algérie. Mais je n’y ai pas vu que des ombres. Doit-il y avoir une emprise à vie de cette histoire ? Préempte-t-elle la vie de nos enfants, de nos petits-enfants ? Doit-on construire une généalogie de vies fracassées ou fêlées ? Toute identité personnelle est mouvante, on ne fige bien que les morts. Quel que soit l’héritage familial, historique, se construire en tant qu’individu est un défi. Pour peu qu’on renonce à se poser à vie en créanciers de nos parents, de nos grands-parents, de nos « féroces ancêtres ». Je n’ai pas le goût de la dette et du malheur. »

Finalement, en des temps où l’on parle beaucoup d’intégration, l’intégration qu’il faudrait ici obtenir, est celle du droit à l’imaginaire partagé, pour ces écritures de la zone « rouge » ou « grise ». Combler, comme pour d’autres corpus littéraires mis à l’écart, ce déficit d’imaginaire. Ce corpus « intégré » des littératures des descendants de la colonisation/décolonisation serait une manière de participer aux recherches, courantes dans les études nord-américaines, sur les productions des littératures des minorités culturelles remettant en cause une construction hégémonique de la nation, par leur affirmation d’une double identité. Ce serait accepter que la littérature française, dans sa diversité, soit appréciée comme une littérature métisse, aux multiples et riches référents identitaires.

Rachida Brakni arrive dans ce champ avec des atouts que n’avaient pas les auteurs que je viens d’évoquer. Sa notoriété dans le cinéma et le théâtre est assurée : cela permettra-t-il à Kaddour de survivre à une lecture ponctuelle et éphémère. Pour nourrir la réflexion, on peut signaler que la réédition de Tassadit Imache – qui reprend exactement le texte initial – est enrichie d’une préface de Faïza Guène et d’une postface de l’autrice réenfonçant le clou de ses essais depuis 2001 : « Les romans peuvent-ils guérir en les rendant visibles, sensibles, les blessures de l’Histoire ? »


Faïza Guène attaque sans masque :

« Voilà ce que nous avons en commun, nous les filles.

Nous, leurs filles. Nous avons les mots qu’ils n’ont pas eu. Nous portons le même chagrin, celui de les savoir disparus ou en train de s’effacer. Nous partageons une impuissance insupportable. Est-ce vain de vouloir inscrire nos pères dans l’Histoire ?

Est-ce que nos mots vont pouvoir les réparer ces grands silences entre eux et nous ? »

Ce sont ces vraies questions à l’acte de création, en lien intime avec l’Histoire, toute l’Histoire, que nous posent ces récits et non – ou pas seulement – la méritocratie républicaine qui a permis à certaines de sauver leur peau !

 


Rachida BRAKNI, Kaddour, Stock, 2024, 196 p., 19,50€

Tassadit IMACHE, Une fille sans histoire, Hors d’atteinte, 2024, 128 p., 17 €

 

 

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