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Photo du rédacteurCécile Vallée

Rachel Cusk : « L’art est le pacte que concluent des individus refusant que la société ait le dernier mot » (Parade)


Rachel Cusk (c) DR


Dès les premières pages, les adjectifs consacrés pour qualifier ce genre roman – exigeant et foisonnant – surgissent. Mais l’implicite négatif de ces qualificatifs – pour les happy few, ennuyant, brouillon – ne serait pas juste. Même si on peut être dérouté lors de la première lecture, on sait qu’on a entre les mains un roman qu’on sera content d’avoir lu et relu pour qu’il figure dans notre bibliothèque personnelle et on a déjà envie de se plonger dans les sept précédentes œuvres de Rachel Cusk.



Un roman renversé

Les quatre chapitres, consacrés à un artiste différent, semblent annoncer une facture classique mais il n’en est rien. La structure de ce roman déjoue tous les attendus romanesques.

Commençons par la narration. Elle se décline sur deux modalités : une narration à la troisième personne et une narration à la première personne. Vous me direz que ce n’est pas si original que cela mais ces narrations alternent dans chaque chapitre interrompant, à chaque fois, le fil de ce qui est raconté, sans lien explicite. Ce brouillage n’est pas le seul. Les personnages principaux ainsi que trois personnages secondaires sont désignés par la même initiale, G. Ce sont tous des artistes de sexe, d’époque et de domaine différents. De même, le récit à la première personne introduit parfois un « nous », sans que l’on sache exactement qui est ce « nous », pas plus que le « je », même s’il serait possible de repérer des biographèmes. Le cadre spatio-temporel est tout aussi imprécis : on est dans « une ville du nord », « une ville bourgeoise de province, « la grande ville » sans pouvoir davantage les situer. Enfin, le récit ne mène à aucune fin. La narratrice affirme dans le dernier chapitre qu’il n’y pas de résolution possible à l’histoire qu’elle raconte, à l’image de ce roman lui-même qui se termine par le mot « commencement ».

Rachel Cusk n’en sème pas moins de multiples indices pour inciter le lecteur à repérer une élaboration narrative complexe. Dans le premier chapitre, un « nous » est témoin, lors d’une exposition du suicide d’un visiteur. Cette anecdote devient le sujet de conversation du dîner raconté dans le troisième chapitre entre le « nous » et, notamment, la directrice de l’exposition qui se révèle être la fille de la ferme de Mann dans laquelle le « nous » du chapitre 2 va passer ses vacances. De même, une romancière vient rendre visite à G dans le chapitre 1, reliant ainsi les deux modes narratifs qu’on aurait pu croire distincts.

A ces liens narratifs tissés entre les chapitres s’ajoutent les jeux de miroir entre les personnages. Les mises en abyme multiples semblent créer une possibilité quasi infinie de significations. A chaque fois que l’on s’attarde sur un personnage secondaire, on perçoit les liens qu’il a avec un voire plusieurs autres. Un seul exemple : la femme du peintre observe un père qui joue avec ses enfants dans le jardin d’une résidence d’artistes. Cette figure du mari d’une artiste a pour double le personnage de Thomas, l’un des convives du chapitre 3, qui évoque son implication matérielle pour que sa femme poétesse puisse écrire. Le motif du tapis d’Henri James semble parfaitement approprié à ce roman : quand on tire un fil, de multiples liens et significations apparaissent. Il en est ainsi des titres des chapitres. Explicités par une anecdote, ils résonnent également dans tout le roman. La sage-femme de l’île, qui accompagne la naissance et donne la mort en frappant l’agonisant avec un marteau sur la tête, rappelle, par exemple, la femme qui frappe la narratrice dans la rue dans le chapitre précédent. 


Fort de cette quête de sens, le lecteur ne peut que vouloir vérifier si les artistes dont les œuvres sont décrites avec précision, existent. Le bandeau de l’édition française confirme la pertinence de cette idée en reproduisant le détail d’une œuvre d’un des artistes. Lors de la parution du roman en anglais, Scott Pfieffer du site culturel Newcity de Chicago (https://lit.newcity.com/2024/06/17/a-new-way-to-see-a-review-of-parade-by-rachel-cusk/) a livré les fruits de sa recherche. Il a identifié cinq artistes sur les sept. Il n’a pas mentionné le dernier dont il est également facile, à partir des ekphrasis des tableaux de retrouver le nom. En revanche, il avoue ne pas avoir réussi à retrouver le nom de la peintre du deuxième chapitre. Malgré une recherche assez poussée, je ne suis pas sûre du nom que j’ai trouvé… Soit nous ne sommes pas des lecteurs suffisamment doués, soit Rachel Cusk nous a piégés. Quelle que soit la réponse, cela révèle bien que cette narration sens dessus dessous, qui brise les rouages de l’intrigue, n’en crée pas moins une tension interprétative soutenue. Mais de quoi est-il question ?




Un art poétique : diffracter la perception du réel

Les personnages principaux sont tous des artistes, la question centrale du roman porte donc sur la création. Ces personnages renversent, sont renversés ou se renversent. C’est la métaphore qui est posée dans le premier chapitre à travers l’histoire de la narratrice, renversée au sens propre, et celle du peintre qui décide d’inverser la représentation dans ses tableaux. Sa femme semble le faire avant que son mari ne le conceptualise artistiquement :

« Quelquefois, en période de crise, elle se contente de renverser le monde environnant pour être aussitôt gagnée par un sentiment de paix. C’est une habitude qu’elle a acquise au fil des années. Tout ce qui peut la menacer ou l’accabler dans certaines circonstances est neutralisé en étant imaginé à l’envers. Le problème de la perception est ainsi éradiqué – elle n’a plus lieu d’être impliquée dans les événements. »

Ce biais de la perception, dans la création artistique, est liée à la place que l’individu donne à son identité :

« Pourquoi était-il impossible de créer sans identité ? pourquoi fallait-il qu’une œuvre fût identique à un individu, quand elle était le produit tant d’une expérience que d’une histoire partagées ? »

La littérature apparaît comme la forme artistique la plus exposée à cette problématique :

« Parmi tous les arts, l’écriture était celui qui résistait le plus à la dissociation du moi. Un roman était une voix, et il fallait bien qu’une voix appartînt à quelqu’un. Le langage étant un système commun à tous, tout devait être expliqué ; chaque affirmation, même des plus simples, était une fonction de personnalité. »

C’est cet obstacle qui fait passer le dernier artiste de la littérature au cinéma. Il peut ainsi adopter la position qui lui paraît la plus efficace, celle de l’espion, celui qui observe sans être vu et sans se mettre en scène :

« G se mit à comprendre que la discipline de la dissimulation investissait celui qui la pratiquait d’un rare pouvoir d’observation. L’espion voit plus clairement et plus objectivement que les autres, parce qu’il s’est libéré du besoin : les besoins du moi qui se construit par l’expérience et participe à cette expérience. »

C’est cette posture qu’essaie Rachel Cusk dans ce roman. En effet, puisqu’il est impossible d’y effacer le moi, elle lui offre une place mais annule son identité ainsi que celle des personnages comme le symbolise l’initiale G. pour les désigner. Elle diffracte ainsi les motifs du roman à travers ces différents personnages. Nous n’en donnerons que deux exemples.

Le premier est celui de la maternité, sujet auquel Rachel Cusk a consacré un ouvrage en 2021, L’œuvre d’une vie : devenir mère. Le « je » du premier chapitre explique ainsi que la maternité a anéanti la « cascadeuse », son double qui « créait à la fois les possibilités qui s’offraient à l’individu et l’artificialité de ce dernier ». Elle affirme que le sujet reste central dans son existence :

« Parmi les cris d’enfants, j’ai le sentiment que ma propre histoire de la maternité est très loin derrière moi et que je m’en suis lentement écartée – raison pour laquelle la vérité ne peut sans doute plus y être décelée. Serait-il possible de la dépasser dans un sens plus général, de la surmonter, pas seulement temporellement mais aussi sur le plan de sa signification même, autrement dit de progresser ? »

La maternité est abordée à travers la question de la créativité avec le personnage de la peintre qui « vécut sa grossesse dans l’inconfort et l’embarras ». La relation avec sa fille lui semble encore plus compliquée : 

« La grossesse était une sorte d’acte d’écriture inversé, où le travail débutait après la publication et la suspension d’incrédulité arrivait après que l’histoire avait commencé. […] La grossesse se terminait par le drame de la naissance. »

La maternité est synonyme de médiocrité pour elle car « être mère consiste à vivre dans l’instant, lancinamment et inéluctablement ». C’est la raison pour laquelle elle ferme la porte de son atelier. Cependant, même si rien n’est résolu à la fin du chapitre, elle ouvre cette porte et commence à dessiner en la présence de sa fille. Enfin, ce motif est également au cœur de la discussion des convives du troisième chapitre qui s’attaquent, par exemple, au mythe de la mère héroïque car sacrificielle. Un des convives raconte alors l’anecdote d’une mère phobique des chiens qui brandit sa fille comme un bouclier face à un chien qui aboie. De nombreuses autres relations filiales se croisent pour donner différentes facettes du motif.

Le deuxième exemple de motif réccurent est celui de la mort d’un parent. Présent dans chaque chapitre, il est cristallisé dans le dernier à travers la mise en parallèle de celle des mères de la narratrice et du cinéaste G. Difficile, même pour une autrice anglo-saxonne, de ne pas faire référence à Meursault. Ce chapitre commence donc par un pastiche de l’incipit de L’Etranger :

« Récemment notre mère est morte, ou du moins son corps est mort – le reste de son être demeure obstinément en vie. […] Il fut constaté que nous étions restés impassibles pendant les obsèques. Il faisait ce jour-là une chaleur extrême, presque effrayante, comme pour l’enterrement de la mère de Meursault au début de L’Etranger de Camus. »

La comparaison qui ne porte que sur les circonstances et non sur la réaction commune d’indifférence à la mort de la mère souligne la différence avec le roman de Camus. Si Meursault n’exprime que son indifférence, le « nous » de la fratrie affirme se sentir libéré les jours suivants : « La violence de la mort avait l’apparence d’une étrange générosité. » Ils se sentent en effet affranchis des histoires construites avec causes et effets, comme celles dans lesquelles les enfermait la mère de la narratrice qui inventait même des souvenirs, tel un « dictateur qui réécrit l’histoire ».

A la différence du « conteur » qui veut résoudre « la confusion et l’ambiguïté », Rachel Cusk propose avec ce roman, véritable kaléidoscope, de multiples facettes pour ne pas se raconter d’histoires. Dans un monde où on entend de plus en plus d’histoires à dormir debout utilisées à des fins peu démocratiques, cette déconstruction semble salutaire. 





Rachel Cusk, Parade, (traduction de Blandine Longre), Gallimard, septembre 2024, 208 pages, 20 euros

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