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Photo du rédacteurJohan Faerber

Qu'est-ce que la rentrée d'hiver ?

Dernière mise à jour : 7 janv.



En quoi consiste la « rentrée d’hiver » ? Vaste question et interrogation pourtant étroite dans le même temps tant, depuis quelques courtes années, ce qui ne constituait pas un rendez-vous de la vie éditoriale a fini par s’imposer, dans le calendrier des parutions, comme un second grand moment de l’année, après la fureur sans trêve de la rentrée littéraire du mois de septembre. Mais que faut-il exactement entendre par cette « rentrée d’hiver » que d’aucuns, péjorativement, ont pris aussi coutume de désigner comme la « petite rentrée » par opposition implicite à la grande de septembre ? Quels sont les enjeux d’une parution pour les écrivains, les éditeurs et les critiques d’une rentrée en janvier ? Sont-ils uniquement commerciaux comme on veut le dire bien souvent trop vite ?

Rien n’est moins sûr, et c’est ce que Collateral pour son premier dossier a voulu ouvertement interroger, et cela dans un double mouvement : en rendant compte de ladite rentrée d’hiver 2024 au cœur de laquelle des noms forts et vifs émergent qui signalent, chacune et chacun, une œuvre dont la singularité se fait entendre : Emma Marsantes avec Les Fous sont des joueurs de flûte, Phœbe Hadjimarkos Clarke avec Aliène, Célia Houdart avec Les Fleurs sauvages, Gaëlle Obiégly avec Sans Valeur, Ceux qui appartiennent au jour d’Emma Doude van Troostwijk, Sylvain Pattieu avec Une vie qui se cabre, Claire Fercak avec Une existence sans précédent et Didier Da Silva avec Musique adorable – Chabrier malgré lui pour ne citer qu’elles et eux pour l’instant. Car au-delà de cette recherche première qui permet de rendre compte des mouvements poétiques au sein d’une rentrée peut-être convient-il de s’interroger sur les conditions mêmes où cette « petite rentrée » a lieu, et en produire un foyer premier de questionnements critiques actifs.



De fait, évoquer la rentrée d’hiver sans se poser la question de cette saisonnalité récente ou tout du moins nouvelle, inscrite depuis peu dans les mœurs éditoriales, reviendrait sans nul doute à manquer combien le contexte éditorial de janvier peut résolument susciter une rentrée critique. Car, à la différence de la rentrée de septembre irréversiblement aimantée par la saison des prix, il n’existe aucune dramaturgie sinon aucun storytelling médiatique attaché à la rentrée d’hiver.

Car, on le sait, la rentrée de septembre se présente, le plus souvent au détriment des autrices et des auteurs, comme une saison concurrentielle, une saison à tout prix dont le couronnement moral serait, au début du mois de novembre, l’attribution du prix Goncourt, visée ultime d’une saison qui ressemble de plus en plus à une quête voire une conquête. Mais il ne s’agit pas de se boucher le nez tant, à la différence de ce qu’on ne lit hélas jamais nulle part, les choix commerciaux ne sont jamais exempts de prérogatives poétiques qui agissent sur le récit contemporain. La vie narrative du livre s’en ressent. Ainsi c’est peu de dire que cette saison concurrentielle de septembre n’est pas sans favoriser l’émergence de lignes narratives selon un double mouvement de consécration : générique et éditorialiste.

De fait, la rentrée de septembre comme consécration générique tout d’abord : nous vivons, comme chacun le voit à chaque instant, dans le règne de l’hypernarrativité. Tous les matins, dès votre petit déjeuner, entre le café et le bol de céréales, c’est L’Iliade, alors imaginez quand vous êtes romancière ou romancier, ça n’en finit jamais. Ce règne de l’hypernarrativité quotidienne, qui va de la publicité aux violences managériales en passant par les escroqueries macronistes, vient consacrer le roman comme supra-genre ou plutôt comme unigenre. En septembre, hors du roman, point de salut : telle serait l’intrépide loi. Disparaissent alors les voix qui empruntent d’autres chemins génériques ou se situent à la croisée de ces mêmes chemins, des voix qui, résolument, font entendre un autre timbre. Trop peu de poètes et de poèmes aussi bien. La rentrée poétique n’existe tout simplement pas.  

La rentrée de septembre comme consécration éditorialiste enfin : cette univocité générique du roman n’ouvre cependant pas, paradoxalement, au règne du romanesque, valeur désormais refuge des réactionnaires toujours épris de formol et qui le reprennent sans mesurer le jeu des gonds du temps qui passe. Si, avec Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andrea a pu remporter le Goncourt avec un romanesque uniquement datable au Carbone 14 qui propose du Stendhal anémié avec le ton grandiloquent d’un Malraux décalcifié, c’est que ce roman post-patriarcal s’offre, pour le jury du Goncourt, comme la réponse ou plutôt la solution contre-révolutionnaire idéale au mouvement progressiste qui, pour une fois, a emporté la rentrée de septembre : celui qui a fait triompher à juste titre le Triste Tigre de Neige Sinno.



On pourrait voir se dessiner là une contradiction mais il n’en est cependant rien tant, à la vérité, l’éditorialisme de la rentrée de septembre se donne toujours comme une puissance axiologique double, à savoir retorse et perverse : d’une part, l’affirmation positive d’un progressisme du débat (on parle de Neige Sinno) mais d’autre part, finalement, l’affirmation négative de la Réaction par laquelle ce progressisme ne pourra pas être couronné (le roman n’est pas un roman en bonne et due forme). Mais, dans les deux cas, l’éditorialisme de la rentrée de septembre se signale toujours comme une passion du sociétal. Ainsi la rentrée de septembre n’est jamais sociale contrairement à ce que croient les syndicats : la rentrée de septembre est affreusement sociétale, c’est-à-dire se donne comme un commentaire, mondain, de positions sociales et académiques. Ce qui finit toujours par accentuer le rapport psychotique de l’époque non à l’actualité mais à la récupération de l’actualité.

Qu’on le veuille ou non, septembre, c’est la prime non pas tant aux sujets de société qu’à la possibilité de pouvoir discourir sur eux car, réaction ou progressisme, il faut bavarder le livre : c’est-à-dire oublier, par le discours sociétal, qu’il porte une écriture, qu’il existe pour nous depuis son écriture. On parle alors souvent commodément de littérature politique, ce qui est une manière mondaine de rester les bras croisés, en ne faisant ni de la littérature ni de la politique.

A rebours de cet hyperromanesque et de cet éditorialisme, la rentrée de janvier n’en apparaît que plus singulière et plus propice à laisser place à des singularités flagrantes. Peut-être pourrait-on en guise de tentative de lecture et de définition possible de ce que l’on appelle désormais la « rentrée d’hiver » poser deux hypothèses qui, toutes deux, procèdent du même sentiment qui parfois se fait stratégie éditoriale : la rentrée d’hiver se construit contre la rentrée de septembre.

Contre-rentrée de septembre ? Antithèse résolue et féroce de son pacte commercial et de sa frénésie sociétale ? Contre-pied du roman et du romanesque maintenus à flots ? Peut-être un peu de tout ceci mais surtout deux axes majeurs à entendre comme deux positions dans le champ contemporain : la rentrée d’hiver comme rentrée consécrative et la rentrée d’hiver comme rentrée critique.

Rentrée d’hiver consécrative : peut-être cet aspect est-il le plus frappant tant, en janvier, paraissent des romans qui n’attendent plus de la vie littéraire la course aux prix car déjà sacralisés et courronnés. Comme si la rentrée de janvier était une rentrée non pas tant dépassionnée que défiscalisée puisqu’y figurent des noms d’autrices et d’auteurs qui ont déjà obtenu la reconnaissance. Evoquons ici, pour mémoire, la parution ces jours-ci du splendide Vivre dans le feu d’Antoine Volodine, qu’on ne présente plus et qui, dernier livre oblige, ne se présentera plus sous ce pseudonyme. De fait, déjà auréolé des prix Inter et Wepler pour Des anges mineurs puis du Médicis pour Terminal radieux, Volodine entame un autre pan de sa carrière à laquelle, sous ce pseudonyme, il met un terme emblématisant d’ailleurs l’aspect le plus monétisable symboliquement de cette rentrée de janvier et qui pourrait ainsi se définir : l’ère consécrative cède la place à une aire de classicisation : on entre dans un processus de consécration qui s’affirme comme une puissance de patrimonialisation d’une œuvre et d’indéniable notabilisation des écrivains, le plus souvent à leur corps défendant. D’ailleurs Volodine choisit de disparaître – ou plutôt de désapparaître pour lutter même indirectement contre ce mouvement.



Rentrée d’hiver critique : sans doute ce second aspect répond-t-il peut-être le plus explicitement à la folle course aux prix qui emporte avec rage et violence la vie littéraire de septembre à novembre. Et sans doute ce second aspect est-il lui-même le contrepoint solaire au mouvement de classicisation de la rentrée d’hiver : comme son antidote heureux tant la rentrée de janvier voudrait se donner comme une aire non pas tant de consécration que de révélation. Si les premiers romans s’y font sans doute plus rares paradoxalement qu’en septembre (parce qu’en septembre, on peut raconter dans la presse, sous la forme du conte de fées médiatique, le roman du premier roman), la rentrée d’hiver propose de manière récurrente des deuxièmes romans, c’est-à-dire l’affirmation d’une œuvre qui, peu à peu, se fait jour. Citons ici Emma Marsantes qui publie donc Les Fous sont des joueurs de flûte qui, après Une mère éphémère, y affirme un peu davantage son exploration des violences intrafamiliales dans une écriture toujours plus affirmée ou encore Aliène de Phœbe Hadjimarkos Clarke qui y affirme elle aussi un univers où, après Tabor, la peur tenaille plus que jamais tout. Faire voix : tel semble être le pari éditorial engagé par les uns et les autres pour qu’existent une poétique des voix.

Cette rentrée de l’insistance dans le champ pour qu’une existence bibliographique en découle ne peut par ailleurs s’accomplir qu’à la mesure d’une donnée commerciale et institutionnelle fondamentale, que l’on perçoit depuis le début : l’absence de la course aux prix qui permet d’installer l’atout majeur de cette seconde rentrée : sa temporalité extensive, son temps long, la possibilité pour un livre de vivre sa vie en librairie bien plus longtemps sans la furie élective qui, dès le mois de septembre, dégage les ¾ de la production pour arbitrer un match entre plusieurs écrivains qui n’ont rien demandé, par ailleurs. La rentrée de janvier a lieu encore en février, mars, avril et mai, même juin. C’est dire comme elle se présente comme un lieu de respiration même : de vie.

Une telle singularité d’œuvres désirant être portées à la connaissance avant de subir la reconnaissance dessine enfin une poétique que certains titres des romans parmi les plus remarquables de janvier dessinent. Avec Emma Marsantes, on rompt, dès le titre, avec l’emprise  de la rentrée : Les Fous sont des joueurs de flûte. Avec Phœbe Hadjimarkos Clarke, la rentrée de janvier ne ressemble à aucune autre et se place sous le signe de l’Aliène. Avec Célia Houdart, la rentrée de janvier permet de percevoir Les Fleurs sauvages. Avec Claire Fercak, on découvre en janvier une existence sans précédent et avec Sylvain Pattieu Une vie qui se cabre. On pourrait poursuivre longtemps non sans ajouter cependant qu’il ne s’agit en rien ici d’une quelconque boutade mais bel et bien d’une poétique transversale qui se laisse lire depuis autant de récits singuliers et puissants qui réclament une autre économie de l’attention qu’en septembre.




 

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Enfin, au-delà d’une opposition binaire sinon violemment simpliste entre quantitatif (septembre) et qualitatif (janvier), la rentrée d’hiver se propose alors comme une rentrée dont il s’agit, comme ce premier dossier de Collateral y invite dès demain matin, à saisir les multiples ramifications en compagnie de nos invités qui, pour cette première semaine, ont bien voulu consacrer de leur temps à nos entretiens, qu’il s’agisse de Gaëlle Obiégly, Stéphanie Polack et Pierre Astier. Chacune et chacun ont pu exprimer leur saisie de cette « rentrée d’hiver » depuis leur point de vue d’autrice comme Gaëlle Obiégly, de directrice éditoriale comme Stéphanie Polack et enfin d’agent littéraire comme Pierre Astier.  

 

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Un mot encore, pour clore provisoirement cet édito sur « Qu’est-ce que la rentrée d’hiver ? », ce mot de Stéphane Bouquet dans un tout jeune et splendide livre, Neige écran, que le poète a fait paraître en octobre. Un mot qui est une phrase qui a pu le marquer alors qu’il visionne, d’après Robert Walser, un film du cinéaste João César Monteiro : « Plus que voir, j’aimerais entendre ». Sans doute prend-t-elle encore une autre signification ici, à l’aune de cette rentrée où, après la fureur médiatique, les voix se font entendre, plus que voir.

 

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