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Photo du rédacteurSara Durantini

Portraits de vie : l’écriture photographique d’Annie Ernaux

Dernière mise à jour : 27 juil.



Dolorès Marat, La femme aux gants (Woman with gloves), 1987. Dolorès Marat


« Quelle est la nature de la démarche que l’on entreprend dès lors que l’on dispose en deux entités pleinement distinctes le fait littéraire d’un côté, la production photographique de l’autre ? ». C'était la question de Jean-Pierre Montier lors du colloque qui s'est tenu en juillet 2007 au Centre International Cerisy-la-Salle. Une question ensuite reprise, élargie et approfondie dans le volume porte-parole de ses réflexions et de celles d'autres professeurs et chercheurs. Littérature et photographie est le titre du volume qui tente encore aujourd'hui de répondre à l'interaction entre ces deux mondes en fixant des points de contact et des convergences et en explorant comment et combien le langage verbal s'intègre à l'iconique. Montier lui-même trouvera le compromis heureux dans le dépassement des deux mondes, littérature et photographie, cette confrontation de l'incomparable, avec la définition de «photo-littérature».

 

La récente exposition organisée par Lou Stoppard, Extérieurs – Annie Ernaux & la Photographie, nous pousse à nous confronter à la question de Jean-Pierre Montier. L'exposition réunit des textes tirés du livre Journal du dehors d'Annie Ernaux (la transcription de scènes de la vie quotidienne capturées dans les rues, dans le RER, dans les magasins entre Cergy-Pontoise et Paris de 1985 à 1992) avec des œuvres de la collection MEP - Maison Européenne de la Photographie, 150 tirages réalisés par 29 photographes dont Harry Callahan, Claude Dityvon, Dolorès Marat, Daido Moriyama, Janine Niepce, Issei Suda, Henry Wessel et Bernard Pierre Wolff. Chaque photographe a contribué, par sa narration visuelle, à la création d'un moment partagé, franchissant les frontières de l'espace et du temps et réinterprétant les écrits d'Annie Ernaux qui ont accompagné les différentes photographies.

 

Et voilà donc que revient la question de Montier, cette fois transposée dans son exact opposé. Littérature et photographie non plus divergentes mais convergentes, non plus dissonantes mais concordantes sur un même plan qui répond certes à la définition de photo-littérature mais, surtout, se reflète dans les paroles d'Annie Ernaux, la principale représentante de celle-ci et celle qui en a redéfini les limites puisque, dans sa recherche archéologique, sociologique et ethnographique, le désir de sauver du temps qui s'écoule, qui est irrésistible, vertigineux, qui emporte tout jusqu'à en décréter la fin et, par conséquent, la perte, est vivant. Le désir, donc, s'ancre à une écriture en perpétuelle évolution, une écriture où le moi tend à disparaître, une écriture qui cherche à créer un pont entre mémoire personnelle et mémoire collective. Une écriture qui a besoin d'éléments externes pour redéfinir ceux internes.

 

« J’ai évité le plus possible de me mettre en scène et d’exprimer l’émotion qui est à l’origine de chaque texte. Au contraire, j’ai cherché à pratiquer une sorte d’écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme. (Plus tard, en voyant les photographies que Paul Strand a faites des habitants d’un village italien, Luzzano (Luzzara, sic), photographies saisissantes de présence violente, presque douloureuse — les êtres sont là, seulement là —, je penserai me trouver devant un idéal, inaccessible, de l’écriture). Mais, finalement, j’ai mis de moi-même beaucoup plus que prévu dans ces textes: obsessions, souvenirs, déterminant inconsciemment le choix de la parole, de la scène à fixer. Et je suis sûre maintenant qu’on se découvre soi-même davantage en se projetant dans le monde extérieur que dans l’introspection du journal intime ». C'est ce qu'elle écrit dans son Journal du dehors et c'est ce qui émerge de l'exposition au MEP dans les intentions de la curatrice, Lou Stoppard, qui tente de «abolir les frontières entre les mots et les images pour rendre visible ce qu’ils ont en commun» et le fait en partant d'un livre important comme Journal du dehors car, selon la curatrice, ce qui semble «différent dans ce livre par rapport à ses autres écrits, c'est qu'elle a toujours voulu que les mots deviennent eux-mêmes des images, et qu'elle a voulu écrire comme à travers les yeux d'un photographe. Ainsi, plutôt que de répondre à des images, c'est comme si elle essayait de créer de nouvelles images. Annie Ernaux est vraiment quelqu'un qui a une relation complexe et subtile avec la photographie, qui peut être vue et interprétée de différentes manières. Cela fait partie de ce projet d'ouvrir cette discussion sur Annie Ernaux et la photographie».

 

Et en voulant ouvrir une discussion sur Annie Ernaux et la photographie, on ne peut manquer de réserver une place d'exception à L’Usage de la photo. Dans ce livre, la contingence d'un moment, l’urgence de la conservation à travers le cliché photographique pour transformer l’éphémère en éternel, est presque contemporaine à la parole écrite. À travers les quatorze photographies, Annie Ernaux et Marc Marie (ce dernier co-auteur) tissent la trame d’une histoire à deux qui devient histoire de l’individu. Chaque photographie devient la toile d’un tableau personnel, un travail dans lequel le lecteur ne peut que se retrouver inextricablement impliqué.

L’exploration phénoménologique à laquelle se fie Ernaux, au nom d’une observation qui tend vers une dimension analytique, plonge ses racines dans une écriture ethnologique comme mode de catalogage de la réalité « à la fois des éléments pour une étude de l’aliénation et une mise en creux de la distance ». Ce sont les mots d’Annie Ernaux dans son « journal d’écriture », L’atelier noir.

D’un côté, la sincérité de cette écriture travaille avec l’image, transformant la mémoire en un champ où se débat l’apparente antinomie entre l’urgence de la parole et la nécessité de s’exposer à partir des photographies; de l’autre, la fidélité continue à la vérité de son écrit oscille entre extension individuelle et collective. De cette identité changeante fondée sur l’altérité, émerge le corps à corps avec l’écriture. C’est un processus d’exploration de l’intérieur vers l’extérieur, à partir duquel Annie Ernaux place le je en position secondaire et non primaire, trouvant dans les autres le principe à travers lequel elle se reconnaît elle-même.

 

L'Usage de la photo et Journal du dehors sont tous deux composés de fragments, qui deviennent des scènes à fixer dans la mémoire. Dans le premier livre, ce sont les photos qui rythment les chapitres; dans le second, ce sont les souvenirs divisés par des indications temporelles et des espaces typographiques. Dans les deux cas, l'écriture (photographique) crée des mouvements entre le lisible et le visible. La photo, quand elle apparaît, ne doit pas être comprise comme une simple illustration ou un support, mais comme un élément qui se (re)lie au mot écrit, restituant la réalité dépouillée de toute subjectivité.

 

Dans ce voyage, de la photo-littérature de Jean-Pierre Montier à l’écriture photographique d’Annie Ernaux, qu’il me soit permis une réflexion qui dépasse les frontières de la littérature française pour embrasser le Bel Paese. Il est significatif que la première femme écrivaine à avoir reçu le prix Nobel de littérature, celle qui a réécrit les codes de l’autobiographie en les mêlant à la sociologie et à l’ethnographie, ait confié le métier d’écrire (à la mémoire de Pavese) à l’élaboration d’une écriture de matrice photographique, soulignant ainsi que le fait littéraire ne peut s’exprimer seulement à travers la dimension verbale mais nécessite la production photographique pour la charge émotive inhérente à certaines expériences humaines, en particulier lorsqu'il s'agit d'événements qui transcendent le personnel pour embrasser la dimension collective. Et ici, je vois un pont avec l’expérience de l’écrivaine italienne Lalla Romano et son écriture par images. Une de ses affirmations semble taillée sur mesure pour Ernaux et nous livre toute la grandeur d’une écriture universelle et éternelle: « En écrivant, je restitue à la vie ce que le temps emporte ».

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