
Zone critique fait peau neuve depuis le début de l’année 2024 : remarquée déjà par l’exigence de ses contenus sur le Net, c’est désormais l’aventure papier que connaît avec succès et élégance cette stimulante revue, centre névralgique d’une jeune littérature décidée à ne pas ressembler à aucune autre, et à affronter l’époque de manière singulière. Entretien avec Pierre Poligone, l’un de ses fondateurs.
Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?
Zone Critique, c’est d’abord l’histoire d’une rencontre entre Sébastien Reynaud et moi sur les bancs de la Sorbonne Nouvelle en 2013. Nous avons lancé un site internet (https://zone-critique.com/) qui avait pour objectif de partager nos enthousiasmes culturels. Le projet a grandi et Zone Critique est aujourd’hui devenu un média de référence sur la création contemporaine,. Ainsi, nous proposons sur notre site internet des formats courts et percutants, adaptés à la nouvelle économie de l’attention, et qui ont pour vocation de réconcilier le plus large public possible avec la culture.
Notre revue papier s’inscrit dans ce prolongement. Elle est née une première fois en 2019 dans une forme un peu différente. Nos trois premiers numéros possèdent une maquette plus sobre, plus sérieuse - mais aussi peut-être plus austère - et notre périodicité était annuelle. Depuis février 2024, nous proposons une nouvelle formule avec des numéros de 180 pages que nous publions trois fois par an. De même, notre nouvelle maquette accorde davantage de place à l’image et aux textes de créations.
Enfin, pour répondre plus directement à votre question, la revue papier Zone Critique est née d’un amour de l’objet imprimé et du papier. Je n’ai jamais eu pour ambition d’être écrivain - et j’écris d’ailleurs relativement peu d’articles dans ces numéros papiers. En revanche, je suis un lecteur forcené, et je poursuis toujours le même objectif : faire découvrir des oeuvres et de nouveaux auteurs à ceux qui nous lisent.
Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?
Dans cette revue papier, je défends une littérature vivante, telle qu’Artaud peut la défendre lorsqu’il évoque la culture dans le Théâtre et son double : « Protestation contre l’idée séparée que l’on se fait de la culture, comme s’il y avait la culture d’un côté et la vie de l’autre ; et comme si la vraie culture n’était pas un moyen raffiné de comprendre et d’exercer la vie. » Ainsi, mon ambition première est d’opérer un geste critique qui puisse être à la fois subversif et exigeant.
Notre revue papier publie également des textes de créations, assez courts - inférieurs à 5.000 signes - et qui naissent souvent d’une question qu’on adresse à des écrivains. L’enjeu est de mettre en avant une conception de la littérature incarnée et affective. Les auteurs qui sont mis à l’honneur dans nos numéros Yannick Haenel, Sara Bourre, Alice Hendschel, Paul Greveillac, ne considèrent pas la littérature comme une échappatoire ou comme un espace de jeu mais davantage comme une manière d’appréhender l’existence.
Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?
Les thèmes qui structurent nos numéros ne suivent pas les modes - ce qui les empêchent peut-être d’être démodés. Néanmoins, l’enjeu de chaque numéro est d’interroger la manière dont la littérature, le cinéma ou la photographie s’emparent d’un sujet contemporain.
Le numéro qui me tient le plus à coeur est, comme toujours, celui qui est à venir. En novembre 2024, nous allons publier un numéro autour des fantômes et des spectres. L’une des pistes explorées par ce numéro est la façon dont l’essor de la technique va de pair avec un intérêt croissant pour le spiritisme. Notre numéro explore donc la porosité entre le visible et l’invisible, le rationnel et l’irrationnel.
Mais plus généralement, je crois que toute littérature est hantée. Chaque livre s’inscrit dans une histoire au long cours tout en s’adressant aux générations à venir. Depuis le chant de la Nekuia dans L’Odyssée, où Ulysse tente d’étreindre sa mère aux Enfers, jusqu’à La Vie des spectres de Patrice Jean, la littérature est un dialogue entre les morts et les vivants.
À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?
Comme notre revue papier s’inscrit dans une temporalité longue, c’est peut-être précisément l’occasion pour nous de prendre le temps de la réponse et d’apporter des pistes de réflexion sur des sujets d’ordinaire traités avec davantage de légèreté. Par exemple, nous avons publié un numéro sur la fête qui illustre toute l’ambiguité que notre époque entretient avec ce moment qui déborde toujours le cadre. À notre grande surprise, nous avons découvert que la fête est souvent traitée de manière nostalgique ou mélancolique en littérature ou dans le cinéma. Je crois ainsi que la revue permet de prendre véritablement le temps de s’attarder sur un sujet.
Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?
Créer et animer une revue a toujours été une aventure économique complexe, que ce soit dans les années 20, dans les années 60 ou aujourd’hui. Je pense, par exemple, à la revue Argile lancée par Claude Esteban, qui a été à la fois un espace marginal d’un point de vue économique mais fondamental pour la poésie. À mon sens, la revue est un réservoir d’images, d’idées et de création mais n’a pas pour vocation d’affirmer nécessaire un geste politique - si ce n’est celui - sans cesse renouvelée - d’affirmer l’importance de la culture.
Aujourd’hui, le média Zone Critique s’articule d’abord et avant tout autour de son site internet - et la revue est un espace à la fois précieux et périphérique où nous pouvons exprimer notre amour de l’objet livre.