Avec Aliène, Phœbe Hadjimarkos Clarke signe, d’emblée, l’un des romans les plus remarquables sinon puissants de cette rentrée d’hiver 2024. Après un premier roman aux accents singuliers, Tabor, la jeune autrice dévoile le récit de Fauvel, une trentenaire mutilée par un tir de LBD lors d’une manifestation qui, partie pour un petit village reculé de la campagne française, doit garder la chienne d’une amie. Une chienne qui est la clone d’une autre dans un paysage sylvestre et crépusculaire guetté par des chasseurs et menacé par une possible invasion d’extraterrestres. Au cœur de ce roman haletant porté par une écriture certaine, Hadjimarkos Clarke écrit l’angoisse quotidienne et la peur comme moteur tragique des existences dans une perpétuelle interrogation sur nos devenirs politiques. Inutile de dire que Collateral ne pouvait manquer de partir à la rencontre de l’autrice de ce roman qui articule comme rarement les liens entre littérature et politique.
Ma première question voudrait porter sur votre si troublant et magistral roman, Aliène qui vient de paraître aux Editions du sous-sol. Comment est née en vous l’idée de raconter les mésaventures de Fauvel, cette « trentenaire borgne qui vit d’allocations » suite à une mutilation par tir de LBD en manifestation et qui, partant pour le village de Cournac, décide de devenir « dogsitter, l’espace de quelques semaines » ? S’agissait-il pour vous, à la manière d’une suite fictionnelle, de prolonger avec l’écriture d’Aliène l’espace aussi angoissant que ruiniforme de votre premier roman Tabor, dont le nom revient ici sous la forme d’une émission de télé-réalité ? Enfin comment s’est imposé à vous le titre, Aliène, qui, d’emblée, teinte d’étrangeté et de fascination l’ensemble de votre récit ?
La genèse d’Aliène est semblable à l’intérieur et à l’extérieur du roman, bien que les méandres des évènements et les temporalités ne soient pas les mêmes. C’est-à-dire que dans les deux cas, on part d’une confrontation violente avec la police, et des ondes de choc causées par cet évènement. Dans la vie réelle, c’est quelque chose qui m’est arrivé et qui a été très dur moralement. Même si je n’ai pas perdu mon œil, j’ai eu très peur, et j’ai assisté horrifiée à la manière dont pendant des mois je n’ai pas réussi à sortir de la peur, de comment la peur et le traumatisme isolent, renferment dans une coquille de solitude.
C’est aussi une stratégie politique. Encore aujourd’hui, plusieurs années après, me rendre en manifestation peut être extrêmement pénible voire impossible. On assiste en France à une explosion des violences policières, des techniques de maintien de l’ordre extrêmement agressives. Les blessé·es graves et les morts s’accumulent. Les gens ressortent traumatisés de manifestations qui ressemblent à des champs de bataille.
Je suis donc partie de cette expérience sensible-là. D’abord sous la forme de notes personnelles, autobiographiques, auxquelles j’ai commencé sans réfléchir à donner une forme plus ou moins autofictionnelle, sans que ce soit satisfaisant. Ici, coller au réel ne donnait pas matière à faire de la littérature. En partant de quelques éléments proches de la réalité, de la mienne ou celle de proches (plutôt trentenaires, plutôt précaires, au RSA ou pas loin), j’ai commencé à dévier, à faire défection de ce réel, et finalement c’est ce que fait aussi le personnage principal, Fauvel, qui se laisse happer petit à petit par un monde certes toujours aussi terrifiant, mais radicalement autre. C’est le cas aussi pour les personnes qu’elle rencontre à Cournac, qui glissent ou ont glissé vers des récits alternatifs, des échappatoires qui leur permettent de s’exiler d’un monde qui les aliène et les violente – Aliène, c’est ça, cette différence de soi au monde autant que l’aliénation que produit la société contemporaine. Ce sont les extraterrestres, qui font irruption de façon opportune dans le récit des un·es et des autres. C’est un nom qui n’existe pas, un verbe conjugué, un adjectif qui pourrait se concevoir.
Je crois que les similitudes avec mon premier roman, Tabor, se nichent peut-être là, dans l’incertitude sur la nature du réel dont on part, dont on parle, que l’on traverse. L’émission de téléréalité qui en reprend le nom et le concept est une manière de semer encore un peu plus le trouble. Qu’a-t-on lu auparavant, que lit-on maintenant ?
Pour en venir au cœur de votre si puissant Aliène, il convient sans attendre d’en évoquer sa figure majeure : Fauvel. D’emblée, la jeune femme se présente comme une survivante, autrefois « feu follet, un être vif aux membres ondoyants » mais, suite à des violences policières, désormais borgne, « une personne triste et fatiguée » ou encore « vidée de sa fougue ». Ce personnage se singularise par le rapport sensible qu’il entretient avec le monde animal.
De fait, rescapée des combats sociaux urbains, Fauvel accepte de garder la chienne Hannah dans ce village de Cournac en rêvant « à la faune sauvage ou non, la vie nue, pleine de remue-ménage, d’affolement de muscles qu’elle mène, de goût de sang ou de pousses fraîches, de courses de futaie en futaie, de fourrure hérissée dans le vent. » Ce rapport à l’animal se signale ainsi dès son prénom très rare, « jamais entendu ça » selon Michel l’un des villageois : « Fauvel » où se fait entendre le fauve. En quoi s’agissait-il pour vous d’indiquer d’emblée le rapport pour le moins singulier que Fauvel entretient avec le règne animal ? En quoi ce lien à l’animalité se donne-t-il comme la puissance du vivant pour l’héroïne ?
J’ai beaucoup tâtonné avant de trouver le nom de ce personnage. Je voulais qu’elle ait choisi elle-même son nom sans que le récit nous révèle pourquoi, c’est à l’appréciation des lecteur·ices. Il fallait que ce nouveau nom soit étrange, pour ajouter à l’ambigüité du personnage, l’indétermination de son identité. Mais rien ne convenait vraiment. En m’intéressant aux traditions carnavalesques médiévales (qui figurent ici ou là dans le bouquin), je suis tombée sur des références au Roman de Fauvel, un texte satirique du XIVe siècle, qui met en scène Fauvel, un âne qui parvient à usurper la place de son maître et se fait couronner roi. Son nom est un acrostiche : Flatterie, Avarice, Vilenie, Variété, Envie et Lâcheté, censé dénoncer les torts des puissants de l’époque. J’ai emprunté ce prénom provisoirement, sans vraiment y réfléchir, parce qu’il sonnait bien et parce qu’il évoquait doublement l’animalité, la confusion animal-humain, avec une visée politique, même si évidemment l’objectif et le fond originaux n’étaient absolument pas comparables aux miens. Peu à peu, ce nom s’est imposé comme le nom parfait pour les raisons que vous évoquez, mais ce n’était presque pas intentionnel. Fauvel s’immerge au fil du récit dans un monde où les frontières entre les êtres et les espèces s’estompent, s’abolissent. Se plonger dans les autres, dans tous les autres, dans le reste du vivant à travers une sorte de mouvement presque panthéiste – même si ce mouvement est douloureux –, est pour ce personnage une manière de sortir de l’isolement de la peur. Par rapport à l’espace urbain qui est en effet vécu comme un lieu de confrontation et de séparation, Fauvel fantasme la campagne, à tort ou à raison, comme une façon de se relier à nouveau avec une altérité foisonnante et plus ou moins accueillante. Son rapport particulier à l’animalité, qu’elle vit principalement à travers sa relation avec la chienne Hannah, ne lui est pas inné, il lui vient de la spécificité de cette chienne, de la situation, de sa propre fragilité aussi, de la manière dont les limites de sa personne nous semblent toujours un peu floues.
Dans cet étroit lien à l’animalité que tisse Aliène, Fauvel découvre progressivement combien l’intimidante chienne, Hannah II, au premier abord hostile et agressive, se laisse apprivoiser, et inversement. Au fur et à mesure des événements tous plus angoissants les uns que les autres dans cette maison au cœur de cette forêt, Hannah II et Fauvel finissent par se ressembler, entrer comme en symbiose sinon en communion. Ainsi est-il souligné combien de la dogsitter à la chienne, « un fil invisible les relie ». Les deux êtres, animal et humain, finissent par se confondre car « Hannah, c’est aussi une vie mutilée ». Diriez-vous ainsi que le cheminement de votre héroïne consiste à devenir finalement le double de la chienne Hannah, qui elle-même est le double clonée d’une chienne, Hannah ? En quoi finalement se projeter comme double de la chienne Hannah doit se comprendre comme une réflexion sur l’impossibilité du corps à coïncider avec soi puisque, est-il dit, « Elle pense à la colère qui anime la chienne et la voit comme pouvant être la sienne. Une vie et un corps qu’elle n’a pas choisis » ? Par l’animalité se pose par identification la question de l’identité ?
Je n’avais pas pensé à la possibilité que Fauvel devienne le double d’Hannah, c’est une idée que j’aime beaucoup ! En revanche, l’impossibilité du corps à coïncider avec soi, ou du soi à coïncider avec le corps, c’est en effet une problématique qui traverse tout le récit. Les personnages refusent les assignations et les injonctions : à l’animalité, à la féminité, à la précarité, à la terrestrialité, à la conscience, à l’humanité, à la corporalité. Les personnages refusent de n’avoir qu’un corps, qu’une conscience, qu’une identité. Ils et elles se décomposent, se liquéfient, se pénètrent les un·es les autres. C’est ce que permettent les expériences de fête, les moments psychédéliques, mais aussi les expériences plus métaphysiques d’abduction, de confusion identitaire. Sans jamais oublier ce que ce besoin peut recouvrir de sordide, de nécessité d’échapper à l’horreur du monde et de soi.
Mais un autre pan du récit que l’on n’a pas encore évoqué, c’est celui de l’amitié, qui au fond en est le moteur. Fauvel en arrivant à Cournac renoue avec une vieille amie dont elle s’était peu à peu éloignée, et elle développe une amitié extrêmement forte non seulement avec le jeune Michel mais aussi avec la chienne Hannah II dont elle a la garde. Pour tous ces personnages plus ou moins en perdition, c’est l’amitié qui leur permet de surmonter ce qui en eux est limitant, qui leur permet de percer les frontières fermées de soi : c’est en se déversant dans l’autre, en ouvrant les vannes, en acceptant d’être inondé·e aussi par la conscience de l’autre qu’ils·elles guérissent et avancent, et qu’ils·elles s’ouvrent du même coup à la richesse infinie de l’expérience. Et avec Hannah, Fauvel ne franchit pas juste les frontières de son être, elle franchit aussi la limite entre les espèces, une limite qui paraît aujourd’hui de plus en plus perméable et labile, tout comme les avancées scientifiques nous permettent aussi de voir que ce que nous concevons comme un nous-même immuable et solide est en fait un agrégat toujours changeant de milliers d’organismes. C’est d’ailleurs ce qu’éprouve nettement le personnage de Fauvel.
Ce qui ne manque également pas de frapper à la lecture d’Aliène, c’est combien la question de l’animalité, de l’étrangeté et mêmeté à soi, ne fournit qu’un aspect parmi tant d’autres de la question de l’aliène dans le récit lui-même. De fait, Fauvel « se sent aliène », comme il est affirmé, à différents titres : dans ce village aux mœurs si rudes et violentes, elle figure l’aliène irrémédiable, l’étrangeté qui voit tout d’un œil neuf, du seul qui lui reste. Ce monde cerné de chasseurs aux mobiles de plus en plus angoissants, qui entourent la maison par d’incessantes et sanguinaires battues, dévoile un monde littéralement aliène et proprement obsédé par la présence insaisissable d’extraterrestres. Cette manière d’interroger ce qui rend cet univers aliène mais aussi ses personnages, au point de se demander s’il s’agit vraiment de chasseurs ouvre à une double question : diriez-vous que l’univers convoqué par Aliène appartient au registre fantastique, le même que celui qui peuple les cauchemars de Fauvel lui ouvrant à « un continent fantastique » ? Diriez-vous enfin que l’aliène en soi, qui caractérise tous les personnages, les rend profondément insaisissables et mériteraient à ce titre, comme cela a pu être avancé au sujet de votre précédent récit, Tabor, le qualificatif de « roman queer » ?
C’est intéressant de jouer autour du double sens du terme « queer ». À un premier niveau de lecture, parce que les personnages expérimentent avec une gamme de pratiques affectives et sexuelles qui s’éloignent toutes plus ou moins de l’hétéronormativité. Des désirs de toutes natures circulent entre elles·eux. À un deuxième niveau de lecture, qui à mon avis est indissociable du premier, tous ces personnages sont effectivement plongés dans une étrangeté généralisée et diffuse, incarnée plus précisément par les extraterrestres. Je crois qu’avec ce motif, j’avais envie d’interroger notre incapacité à accepter l’étrangeté de la vie, notre propension à attribuer cette dernière à des causes extérieures, magiques : des extraterrestres, des puissances magiques, un grand récit quelconque. C’est également ce qui hante Tabor, mon premier roman : l’incapacité à penser le dérèglement climatique hors des grands récits apocalyptiques, le besoin qu’ont les humains, face à l’adversité, de se raccrocher à une explication connue, acceptable bien qu’irrationnelle.
Fauvel, ici, est démunie face au monde. Face à cette mutilation et cette violence qu’elle a subies et qu’elle continue à subir en puissance, elle tente de débrouiller comme elle peut les fils de ses perceptions : ses cauchemars, ses hallucinations, ses angoisses deviennent une grille de lecture comme une autre, forment finalement le tissu qui constitue son monde. On ne peut saisir les personnages qu’à partir des récits qu’ils racontent et/ou qu’ils se racontent. Je crois que c’est toujours vrai dans la fiction (et peut-être dans la vie) mais plus encore dans ce roman où les personnages s’efforcent péniblement de constituer leurs propres récits. Je crois que la queerness, au sens politique, c’est aussi refuser les délimitations et les récits traditionnels, c’est revendiquer une autodéfinition intime, une autonomie sexuelle et identitaire totale. En ce sens, oui, Aliène est queer.
Cet univers fantastique paraît également procéder d’une angoisse irrépressible. Le monde d’Aliène est un monde de terreur, et plus certainement encore, comme il est dit, un monde dominé par la peur. Les mentions de la peur saturent de leur angoisse presque chaque pas de Fauvel tant, en effet, il est noté que « la peur cependant n’avait pas trop attendu pour refaire surface, réapparaissant avec le tout-venant glauque de la vie d’adulte », constatant dans cette nouvelle vie « Une peur différente. Une peur de quelque chose qui dépasse » ou encore terriblement : « Elle a peur. Peur. P.E.U.R. ». Sur cette domination de la peur, vous déployez tout d’abord cette éclairante réflexion : « La peur rend stupide, la peur reforme le monde, le referme : tout peut devenir le signifiant d’une menace, et le langage, les indices que laisse partout le destin ne sont plus que les marqueurs sourds de la violence à venir, et rien d’autre ; peu à peu les choses n’ont plus de sens que celui-là, celui du danger ». Pourriez-vous nous dire pourquoi narrativement vous paraissait-il important de souligner le rôle de la peur chez Fauvel ?
Comme j’ai eu l’occasion de l’évoquer un peu plus haut, le récit procède d’une expérience personnelle de la peur. Elle a agi comme le point de départ d’une réflexion sur la nature de la peur, de ce qu’elle désigne en creux, notamment dans le cadre d’un système politique. Au risque d’enfoncer des portes ouvertes, au cours des premiers temps de l’écriture, j’ai pris conscience avec beaucoup de force que la peur est le marqueur d’une domination. Fauvel a peur des hommes, a peur de la police. Pas de façon théorique mais dans sa chair. Elle a peur d’êtres qui peuvent lui faire du mal parce qu’ils encourent peu de risques à le faire dans ce fonctionnement social donné. À rebours, Hannah fait peur car elle déroge à la règle tacite qui veut que les animaux non-humains restent à la place qui leur a été allouée, qu’ils respectent l’ordre de vie et de mort décidée pour eux par les humains. Certains animaux peuvent être tués dans un cadre très précis (exploitation ou chasse), et cette idée est globalement acceptée par tous·tes. D’autres sont considérés comme intouchables et leur mort est entourée de cérémonial et de réduction de la souffrance, voire même pénalisée si elle échappe à ces règles (animaux de compagnie). En revanche, la possibilité que certains autres animaux tuent en dehors de tout cadre fait débat (je pense aux polémiques autour des loups et des ours s’attaquant aux troupeaux par exemple). Il est fascinant de constater que les sociétés occidentales en soient à un tel niveau de contrôle et d’exploitation du vivant que la mort d’animaux destinés dans tous les cas à être tués soit vécue comme une injustice insupportable – précisément parce que ces animaux n’ont pas pu être exploités comme prévu. Bien sûr, considérer le problème sous cet angle-là ignore volontairement tout un tas de paramètres socio-économiques. Mais le débat autour du droit de ces bêtes sauvages à vivre et s’épanouir me paraît assez révélateur. Ce que l’on peut en retenir dans tous les cas, c’est qu’il y a plusieurs degrés d’humanisation des animaux, et que plus les animaux sont assimilés à l’humain, moins leur mort est permise. Le personnage d’Hannah II, cette chienne clonée, est à la fois hyper-humaine et aux limites de la sauvagerie. Elle se prend de plein fouet cet arbitraire. Parce qu’elle clonée, parce qu’elle est soupçonnée d’assassiner des bêtes qui ne lui sont pas destinées, elle acquiert une qualité monstrueuse.
Par ailleurs, c’est parce que Fauvel réussit finalement à surmonter la peur en s’alliant à cet être contre-nature qui sème la panique dans les environs, et qui remet donc en cause le partage de la peur, qu’elle opère son retour à une vie courageuse.
Dans le prolongement de la précédente interrogation, Aliène adresse en son cœur même une question à la peur à laquelle vous pourriez peut-être répondre ici : « Savez-vous comment la peur peut briser jusqu’au plus petit fragment d’un être ? »
À vrai dire, cette phrase en particulier, j’ai longuement et à plusieurs reprises songé à la couper. Elle me paraissait grandiloquente dans un texte qui se veut le reflet d’un trouble, d’une incertitude plutôt que l’assertion d’une vérité ou d’un affect. Tous les personnages tanguent sans jamais parvenir à se fixer ou à se faire une idée définitive sur quoi que ce soit.
Cependant, le noyau central autour duquel se déploie ce tangage, c’est la peur, et sa capacité à broyer les êtres, animaux humains et non-humains, à les réduire à l’impuissance. Ce passage, qui se situe plutôt à la fin du bouquin, a sans doute son utilité en ce qu’il met cette idée en avant de façon explicite, et permet également d’expliciter comment l’amitié et l’alliance sont de formidables manières de combattre la terreur, et l’isolement qu’elle génère.
Aliène est un livre sur la peur, c’est un livre qui fait peur, c’est peut-être une manière de mettre directement à l’épreuve les propositions du récit.
Ce qui rend Aliène si singulier et magnétique, c’est peut-être ce perpétuel va-et-vient entre hyperréalisme et déréalisation dans le même temps : convocation de l’actualité la plus brûlante et simultanément distance critique et presque mythique des faits au cœur d’une fable. Ainsi, au-delà des brûlantes questions des liens de l’humain et de l’animal, Aliène évoque les violences policières dans les manifestations qui coûtent un œil à Fauvel. Le récit convoque également la révolte de Gilets jaunes, fait écho au différend entre générations à la faveur d’un « Vous êtes la génération du retour à l’ordre moral », rejoint la dénonciation écologiste de la violence tous azimuts des chasseurs ou, par le biais de l’émission de téléréalité Tabor, interroge combien le capitalisme, dans son souci de récupérer, parvient même à faire de l’expérience de la ZAD un show télévisuel et voyeuriste, « une émission de type « méta », devenue courante ces dernières années. » Comment considérez-vous votre rapport à l’actualité sociale dont votre récit se fait l’écho ? Diriez-vous ainsi qu’Aliène peut être lu comme un roman politique, une fable politique ?
Sans doute, oui. Il me semble impossible d’écrire aujourd’hui en faisant abstraction de l’actualité sociale et politique. Le niveau de conflictualité et de mépris, l’urgence aussi, l’exigent. Même si ces réalités ne sont pas forcément au cœur des préoccupations immédiates de tous·tes, elles façonnent nos existences, elles se meuvent dans leurs marges, elles font et défont les vies vivables. En tant que romancière, les forces politico-sociales sont pas qu’un intéressant et commode deus ex machina, elles forment aussi la matrice dans laquelle se coulent les existences. Tout dans Aliène, jusqu’au titre, est politique. Je ne vois pas, dans ma propre vie, ce qui ne l’est pas. Il y a tellement de raisons d’être en colère. Mais ce n’est pas un roman à thèse pour autant. C’est un jeu. Mortellement sérieux mais qui ne craint pas l’excès ou le grotesque, qui en joue aussi. Un peu comme dans le Roman de Fauvel, peut-être.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur les influences littéraires contemporaines qui sont les vôtres. De quelles autrices ou de quels auteurs contemporains vous sentez-vous proche ? Par sa violence et son flamboiement fantastiques, Aliène peut faire penser à Melmoth furieux de Sabrina Calvo : vous en sentez-vous proche ?
Sabrina Calvo est une amie, cela me fait plaisir ! Je pense qu’il y a sans doute des similarités dans la manière, justement, de traiter du politique à travers un prisme fantasmagorique, excessif, parfois baroque dans la langue, toujours proche du débordement. Chez elle, on ne sait jamais trop où l’on se situe et c’est quelque chose que j’apprécie : elle est aussi couturière, comme son personnage, Fi, et on reconnaît son art dans sa manière d’accommoder ensemble, par des fils plus ou moins ténus, des fragments.
Bien que j’aie découvert Mariana Enriquez sur le tard, après avoir terminé le manuscrit d’Aliène, je me souviens très précisément du sentiment que j’ai eu lors de ma première lecture de l’une de ses nouvelles : l’impression d’avoir trouvé une autrice parlant la même langue que moi.
D’autres auteurs contemporains sont très importants pour moi : Alain Guiraudie, chez qui réalités sociale et sexuelle s’enfoncent dans un glauque merveilleux, qui tire parfois sur le fantastique, à travers des rêves, des hallucinations, des visions, des actes de violence inouïs ; ou dans un genre tout à fait différent, Antoine Volodine et son univers ruiniforme, profondément politique, magique, violent, effrayant et magnifique. Aucun·e des auteur·rice cité·es ici n’ont oublié d’être drôles, ce qui ne gâche rien. J’espère avoir la même sagesse !
Phœbe Hadjimarkos Clarke, Aliène, Editions du sous-sol, janvier 2024, 288 pages, 19,50 €