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Philippe Vilain : « La factualité n’est pas forcément garante de l’objectivité » (Mauvais élève)



Philippe Vilain (c) Frédéric Reglain pour Robert Laffont


Romancier et théoricien, Philippe Vilain s’est fait connaître du grand public à travers des récits tels que Paris l’après-midi, Pas son genre ou encore La Femme infidèle, mais également du monde universitaire grâce à des essais consacrés au genre de l’autofiction – notamment Défense de Narcisse ou L’Autofiction en théorie. À l’occasion de son dernier ouvrage, Mauvais Élève (Robert Laffont, 2025), l’auteur nous livre une réflexion sur les déterminismes sociaux à partir de son cas personnel et des « douze années qui [l]e firent passer d’études professionnelles à des études postdoctorales ». Un entretien mené par Benoît Abert, enseignant chercheur en littérature française contemporaine et créateur du site Internet : www.lalitteratureauforceps.com 



Benoît ABERT : Votre dernier ouvrage, contrairement à plusieurs qui l’ont précédé, ne se présente pas comme une autofiction mais arbore les couleurs d’un récit purement autobiographique. Quelles sont les raisons de ce besoin somme toute tardif de clarifier les frontières entre le vécu et l’imaginaire ? 


Philippe VILAIN : Avec ce texte, je reviens au récit autobiographique. Il me semblait que le moment était venu de relater enfin cette période décisive de ma vie, mes quatorze années de transformation sociale (du passage de ma jeunesse chaotique à mon entrée en littérature et à l’obtention de mon doctorat) que je n’avais fait qu’aborder dans mes premiers romans sans en faire le récit vrai, et complet. Ainsi, et comme vous le dites, cela me permet de « clarifier les frontières entre le vécu et l’imaginaire », d’éclairer d’autres aspects de mon œuvre traités de manière autofictionnelle. Mauvais Élève permet une relecture globale de mon œuvre, il en constitue la matrice, recoupe et complète nombre de mes textes autobiographiques évoquant cette période de ma vie (L’Étreinte et la rencontre avec Annie Ernaux ; La Dernière Année avec l’alcoolisme et les derniers jours de mon père ; Le Renoncement et le suicide romancé de Catherine qui renvoie à celui de ma mère ; L’Été à Dresde et la relation avec Elisa ; Confession d’un timide et la complexité du rapport à la parole) ; mais aussi, il explique ma vision de la littérature, ou plutôt ma détestation de la littérature commerciale que je critique dans mes essais La Littérature sans idéal et La Passion d’Orphée, ma nécessité d’écrire que j’évoque dans Je ne sais rien faire d’autre qu’écrire ou ma rencontre avec Marguerite Duras et l’admiration que j’ai pour elle, décrites dans mon essai Dans le séjour des corps. C’est donc un texte-somme, qui synthétise une bonne partie de mon travail, réunit mes thèmes de prédilection et résume ma trajectoire sociale, de cette quatorzaine d’années où je me suis transformé socialement et culturellement, où je suis passé du statut de non-lecteur à lecteur expert, de mauvais élève à docteur en lettres et écrivain. Il me fallait revenir, par le biais d’une autobiographie intellectuelle, sur ces années-là pour élucider le mystère de ma métamorphose sociale, pour comprendre comment la littérature m’a permis de me réinventer, de déjouer le destin social, plus exactement de transformer la fatalité sociale en liberté. 



B. A. : Mauvais Élève s’ouvre sur une épigraphe de Jean-Paul Sartre : « Chaque homme doit inventer son chemin ». Seriez-vous prêt à qualifier votre livre d’existentialiste, dans la mesure où le parcours qu’il présente, celui d’un enfant de milieu populaire basculant dans la petite délinquance avant de se transformer en docteur ès lettres, pourrait être assimilé à un cas pratique illustrant la fameuse thèse selon laquelle « l’existence précède l’essence » ? 


P. V. : Absolument, Mauvais élève est assurément un texte existentialiste proposant, à partir de mon exemple, une réflexion plus générale sur le rapport de l’être à ses actes, sur les déterminismes et la fatalité sociale, et discutant la fameuse thèse de Sartre, à savoir notre prédétermination. La pensée, développée par Sartre, que l’homme n’est pas libre, mais qu’il est liberté, et condamné à être libre, m’a profondément aidé à me construire ; intellectuellement parlant, je la trouve honnête, parce qu’elle ne nie pas les déterminismes, le coefficient de handicap sévissant dans certaines situations sociales – comme il sévissait dans la mienne : nous ne sommes pas libres, parce que nous ne choisissons pas la famille, le pays, la culture où nous naissons et vivons, parce que nous sommes obligés par tout cela, redevables aussi, et contraints par toutes sortes de devoirs, comme par toute une somme de difficultés, mais, pour autant, nous sommes liberté de tracer notre chemin, nous sommes liberté de partir, de refaire une vie ailleurs, de nous réinventer. Même si, pour certains, comme ce fut mon cas, tout sera très difficile, beaucoup plus difficile que pour n’importe qui, et l’on devra faire toujours davantage ses preuves que n’importe qui. Mauvais Élève repose la question de l’existentialisme de façon dialectique : en empruntant la façon toute sartrienne de se définir par ses actes pour s’offrir comme un récit de vocation ou de formation qui révèle comment je suis devenu écrivain, mais aussi, en admettant la possibilité de se définir par défaut, par ontologie négative, soit par ce que je n’ai pas fait, pas pu ou pas su faire, pour s’offrir comme le récit d’un anti-destin qui révèle comment je ne suis pas devenu l’homme que je devais devenir, comment je ne suis pas devenu dactylographe, agent administratif. L’écrivain que je suis devenu est porteur de ses échecs et de ses rêves déchus, mais aussi du destin social et parental qu’il n’a pas voulu reproduire. Car dans mon cas, en regard du milieu défavorisé et de la famille dysfonctionnelle dans lesquels je suis né, un tel parcours – juste la possibilité de faire des études longues – n’était pas envisageable. Les enfants des barres d’immeubles de la Madeleine d’Évreux puis de la cité industrielle à Notre-Dame de la Garenne près de Gaillon, une cité pavillonnaire ancrée dans le centre d’une usine de produits chimiques, où j’ai vécu les années les plus déterminantes de ma jeunesse populaire, étaient tous programmés pour devenir des ouvriers et des petits employés, ou, au mieux, des joueurs de football : ce n’est pas un hasard si Dayot Upamecano, Ousmane Dembelé ou encore Steve Mandanda, ces joueurs de l’équipe de France, ont d’ailleurs commencé dans ce quartier difficile d’Évreux. C’est là, à Evreux puis à Gaillon, dans ce bassin ouvrier, que tout s’est joué pour moi. Et c’est pour dire ce parcours et l’examiner, raconter cette trajectoire improbable que je suis revenu à l’autobiographie en souhaitant que mon expérience devienne pour d’autres personnes, notamment pour des élèves en difficulté, souvent ceux des milieux défavorisés, sinon un exemple, du moins un motif d’espoir. Même si les déterminismes sont très invalidants, même s’il faut de la chance aussi dans un parcours, je suis la preuve incarnée que le destin n’est pas joué d’avance, que rien n’est impossible, qu’il y a toujours de l’espoir ; mais cet espoir est conditionnel. 

Sartre est d’ailleurs revenu, à raison, sur sa thèse des déterminismes, en la nuançant, notamment pour ne pas rendre opérationnelle la simpliste expression « quand on veut on peut » qu’il est nécessaire de contester mais qu’il convient, à mon sens, de discuter. Et, en effet, j’aurais bien mauvaise grâce de réduire ma transformation à ma volonté, car la volonté n’est garante de rien et ne suffit pas, en général, pour s’extraire de certains contextes socio-culturels difficiles dans lesquels les déterminismes vous clouent au sol pour le reste de vos jours et les coefficients d’adversité, particulièrement importants, finissent par avoir raison de la volonté. Je veux seulement dire ceci : si la volonté ne suffit pas, je sais aussi que l’absence de volonté ne conduit à rien et que si la volonté ne permet pas tout et n’offre pas tout pouvoir, en revanche, il est certain que le pouvoir s’accroît avec la volonté. Quand on veut, on ne peut pas toujours certes, mais on peut mieux, on s’améliore, on évolue, on progresse. Et c’est déjà beaucoup : le formidable travail qu’accomplit la volonté apprend la persévérance, la détermination, la discipline pour se fixer un objectif et le tenir. Il faut donc trouver un modus operandi, qui utilise la volonté comme une puissance d’agir, mais une puissance qui aurait déjà identifié son objet et qui, comme moi, serait canalisée dans une passion, peu importe laquelle, qu’elle soit placée, dans la littérature ou dans un autre domaine, artistique, ou sportif : j’ai cité les joueurs de l’équipe de France tout à l’heure : parvenir à ce niveau professionnel est l’œuvre absolue de la volonté, de la détermination. D’expérience, je sais que la réussite, pour les jeunes qui se trouvent en difficulté, sur les plans familial et scolaire, peut venir de la passion, mais d’une passion qui ne serait pas seulement réservée à la distraction, une passion dans laquelle on engagerait sa volonté, toute sa volonté, une passion qui serait travaillée et s’envisagerait comme un labeur obsessionnel. Avec une détermination sans limite. Dans mon cas, j’ai eu avant vingt ans la chance de connaître deux passions : le football et la littérature. Il me manquait trop de qualités physiques et surtout un mental fort à l’époque pour réussir dans un sport aussi concurrentiel que le football, et j’ai été recalé vers quatorze ans par un centre d’études de football. Un été, j’avais même fait un stage à Soulac-sur-Mer auquel avaient participé les joueurs nantais Loïc Amisse, Jean-Paul Bertrand Demane et Michel Der Zakarian, et qui m’avait fait prendre conscience non pas forcément de la différence des niveaux techniques, mais avant tout de la capacité d’endurance et de travail qu’il faut acquérir, et que je ne possédais pas. Les statistiques montrent que, dans le sport, mais je pense que cela vaut également dans nombre d’autres domaines, ce ne sont pas forcément les plus talentueux qui réussissent mais ceux qui sont capables de maintenir l’intensité de leur effort dans la durée. Cependant, parce que rien ne se vit jamais en pure perte, cet échec, pour moi qui me rêvais en footballeur, m’a servi et m’a fait comprendre que pour tenter de réaliser ses rêves, il faut s’y engager pleinement, entièrement, passionnément, intensément, jusqu’à une forme sacrificielle, car un petit talent individuel ne suffit pas pour satisfaire ses objectifs. Ce que je n’ai pas réussi à faire avec le football, je l’ai fait plus tard avec la littérature. De fait, j’ai beaucoup travaillé, en maintenant une intensité durable dans mon effort. 



B. A. : Vous écrivez, concernant L’Étreinte, votre relation avec Annie Ernaux et la réception critique qui en fut faite : « En me faisant connaître pour de mauvaises raisons, ce premier roman scandaleux me renvoyait à mon indignité de mauvais élève ». Pensez-vous aujourd’hui, après vingt-cinq ans d’écriture « reconnue » et désormais « institutionnalisée », être définitivement sorti de ce rôle prédéfini que la destinée vous avait fait endosser à votre naissance ? 


P. V. : Mon œuvre est désormais « reconnue », « institutionnalisée » comme vous le dites, grâce à sa longévité et à la reconnaissance durable qu’elle reçoit depuis 1997, aussi bien de la part de la critique d’accueil et des médias que de la part de la critique de compréhension universitaire puisqu’une quarantaine d’études universitaires et trois ouvrages sont consacrés à cette dernière. Depuis L’Étreinte, en effet, les choses ont bien changé, et je me réjouis d’avoir ainsi traversé le temps (près de trois décennies, ce n’est pas rien) pour m’inscrire dans ce paysage et y avoir une existence, y gagner une place, car, à la fin, le plus difficile n’est pas forcément de publier, mais d’exister. Quand je regarde en arrière, je pense avoir accompli un travail sérieux et persévérant, en étant l’auteur d’une douzaine de textes littéraires publiés dans les plus prestigieuses maisons littéraires, d’autant d’essais critiques et théoriques, d’un doctorat de lettres modernes, d’un mémoire post-doctoral, et d’une trentaine d’études universitaires, mais également en enseignant la littérature à l’Université, en faisant traduire des romans français contemporains en italien dans la collection « Narratori Francesi Contemporanei » que je dirige. Mon parcours est complet, mon implication dans le fait littéraire est totale. Malgré tout, et puisqu’une œuvre n’a pas de valeur en soi mais seulement par rapport aux autres, en comparaison de, dans un contexte et un système déterminés, on pourrait dire également, sur une base objective, qu’une telle œuvre, en regard de son ampleur, de son volume et de sa longévité, au vu de l’intérêt universitaire qu’elle suscite (nous ne sommes pas si nombreux à être étudiés), en regard même de mon engagement dans le fait littéraire, ne bénéficie pas de l’attention qu’elle mériterait. Juste un exemple : mes livres ne postulent quasiment jamais dans les grands prix de littérature ; depuis 1997, aucun de mes livres n’a été sélectionné une seule fois pour le prix Goncourt et le prix Renaudot, et je n’ai obtenu, sur un long parcours littéraire de près de trois décennies, qu’une nomination pour la première sélection du prix Médicis en 1999 avec La Dernière Année et une autre pour la première sélection du prix Femina en 2008 avec Faux-Père (entendez-moi bien : je parle ici uniquement des sélections, et non de l’obtention d’un prix, qui découle d’enjeux et d’intérêts marchands). Même Pas son genre, mon roman adapté au cinéma par Lucas Belvaux, qui possédait donc un fort potentiel commercial, et donc primable (le film a compté plus de 345 000 entrées, et les nombreuses diffusions télévisuelles comptent chaque fois plusieurs millions de téléspectateurs), sorti on ne sait pourquoi en avril, n’a bénéficié d’aucune exposition particulière, d’aucune sélection, et je dois le succès de ce roman au film, à Lucas Belvaux, mais aussi à Clémentine Autain qui avait alors fait une chronique dithyrambique sur France Culture. Le rayonnement du livre, au reste, n’a pas particulièrement favorisé les suivants. De fait, je constate que certains auteurs, qui n’ont pas mon pédigrée social, ni même mon statut, ni mes qualifications, ni mon engagement dans le fait littéraire et, surtout, car c’est cela au fond le plus important, ne produisent pas forcément de textes de meilleure qualité, sont favorisés quoi qu’ils écrivent, et qu’il existe dans ce système prétendument démocratique une forme de suprémacisme radical, de privilèges réservés à certains, et qu’il n’y a pas de redistribution ni d’éthique, ni de justice critique établie selon des conventions proprement littéraires. 



B. A. : Au fil des pages de Mauvais Élève, le lecteur rencontre de nombreux éléments figurant dans des titres d’ouvrages d’Annie Ernaux – à commencer par « jeune homme », mais également « armoire », « années » ou encore « honte ». Dans quelle mesure diriez-vous que votre écriture, fortement marquée par les conseils de votre ancien mentor, lui est en quelque sorte redevable ? Et cette marque, au fil des œuvres éditées, a-t-elle fini par disparaître totalement ou en partie ? 


P. V. : Je ne saurais dire dans quelle mesure je suis un épigone d’Ernaux et si mon écriture hérite évidemment de la sienne, mais, effectivement, j’ai eu ce grand privilège d’avoir été éduqué à l’écriture par elle, qui a corrigé de sa main mes premiers écrits – mes deux premiers manuscrits, L’Étreinte et La Dernière Année sont annotés par elle – et m’a donné beaucoup d’indications et de conseils pour m’améliorer. Cette éducation exigeante fut pour moi très formatrice et je lui en suis reconnaissant. Si je dois ne retenir qu’un seul conseil parmi tous ceux qu’elle m’a donnés, c’est de tendre vers la justesse, c’est de « dire les choses », soit d’aller à l’essentiel, de ne pas phraser, ni chercher les effets d’un lyrisme poseur et bavard, ni vouloir faire de la littérature. Dire les choses suppose également de ne pas craindre d’être violent, d’impacter, de trancher, d’utiliser l’écriture comme un couteau. C’est « appeler un chat, un chat », comme l’écrit Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? D’Ernaux, je tiens également la même nécessité pathologique, sacrificielle, de l’écriture, la même façon de considérer la littérature comme un absolu, et, en conséquence, j’ai la même intransigeance, la même façon intellective de la penser, le goût de la littérature nécessaire et la détestation de celle qui est gratuite et bavarde, souvent marchande. Mais si son œuvre m’a fortement inspiré, je n’épouse pas, cependant, sa manière factuelle, et prétendument neutre, de dire le monde. La factualité, et on apprend cela en pratiquant l’écriture, n’est pas forcément garante de l’objectivité, de la neutralité, comme c’est pourtant son dessein, et comme on le pense paresseusement. 



B. A. : Devenu aujourd’hui enseignant à l’Université, quel regard portez-vous a posteriori sur le système scolaire français, du collège aux études doctorales ? Par ailleurs, le parcours pour le moins inhabituel qui a été le vôtre (vous êtes passé d’un ancien enseignant vous conseillant d’entrer à l’armée aux conseils individualisés d’une future prix Nobel) vous influence-t-il de quelque façon dans votre activité d’enseignement ? 


P. V. : Je suis seulement impliqué dans le système universitaire italien, et, par conséquent, pas assez concrètement concerné par le système scolaire français pour me sentir habilité à émettre un avis. La seule chose que, de loin, je peux constater, parce que j’ai de nombreux camarades professeurs, en lycée technique, en lycée général, à l’Université, est relative aux faibles moyens impartis à la scolarité et à la persistance d’importantes inégalités sociales. J’ai l’impression que l’institution scolaire continue de fabriquer ces inégalités. Mon enseignement n’est pas influencé par mon singulier parcours – même si j’essaie d’être le plus pédagogue possible pour n’exclure personne car je sais me mettre à la place d’un élève en difficulté – mais cela dit, c’est en faisant passer les examens, en sanctionnant l’année d’un étudiant, que ce parcours m’influence sans doute : le plus difficile pour moi, et qui ne manque pas de me poser des problèmes de conscience, c’est lorsque je dois donner une mauvaise note à un étudiant. 



B. A. : Depuis votre thèse sur Annie Ernaux datant de 2001, l’intérêt porté par le milieu universitaire à la littérature immédiatement contemporaine a été décuplé. Quels sont les mérites, selon vous, d’un regard critique et analytique ayant si peu de recul chronologique ? S’agit-il là d’une nouvelle façon de concevoir l’étude de l’art littéraire ? 


P. V. : Oui, les études sur la littérature contemporaine, « vivante » comme on dit, sont devenues à la mode, alors que, à la fin des années 90, elles étaient méprisées. Une œuvre contemporaine était systématiquement dévaluée, plus encore lorsqu’il s’agissait d’une œuvre écrite par une femme. Aujourd’hui, cette contestation ne tiendrait plus. À mon sens, il y a autant d’avantages et d’inconvénients à étudier la littérature présente que la littérature passée, la plus lointaine dans le temps. La capacité d’appréhension d’une littérature ou d’une autre ne tenant pas exclusivement à la distance temporelle mais à la qualité critique d’un exégète ; on peut très mal interpréter un texte ancien faute de posséder toutes les connaissances relatives à son contexte historique, tandis qu’on peut excellement interpréter un texte récent, s’inscrivant dans une période familière. C’est que la qualité d’une étude relève moins de l’objet que de son auteur, des connaissances et des compétences, des capacités de discernement critique de celui-ci. On peut dire des choses sans profondeur, mésinformées, voire idiotes, sur Montaigne et des choses intelligentes sur Neige Sinno. La distance temporelle n’est pas forcément pertinente pour appréhender la littérature.



B. A. : Votre situation de transfuge de classe, que vous analysez longuement dans Mauvais Élève et qui a été à l’origine d’un sentiment récurrent d’illégitimité, a-t-elle eu un impact positif sur votre écriture ? En d’autres termes, vous a-t-elle permis selon vous d’exercer votre regard d’une façon moins monoculaire ? 


P. V. : Je ne pense pas que ma situation de transfuge ait eu un impact majeur sur mon écriture, mais, plus exactement, c’est mon expérience de mauvais élève qui a impacté ma façon d’écrire et m’a donné le souci non de bien écrire mais d’écrire bien, d’écrire juste, pour effacer les incorrections de mon ancien langage. Cette situation de transfuge, en revanche, qui m’a fait connaître différents mondes, dont les hautes sphères de la société, m’a permis de définir mon positionnement et de vérifier que, finalement, je ne me considérais pas vraiment comme un transfuge, sans doute parce qu’accéder à un autre monde social, économiquement, socialement et culturellement supérieur, ne m’a pas fait changer mes fréquentations, n’a pas réussi à effacer ma propre culture. Je me sens plutôt comme un « nomade social », pour reprendre le mot d’un sociologue, comme un déclassé, ou un reclassé, qui passe d’un monde à un autre mais qui ne cherche pas à se conformer au nouveau monde de la bourgeoisie culturelle dans lequel je suis entré en devenant écrivain, un monde culturel duquel je n’ai pas adopté les codes, les conventions, les goûts et les désirs, que je traverse comme un animal social indompté. Un monde où je demeure, volontairement, un mauvais élève. Même si je m’y suis fait beaucoup de connaissances ainsi que de belles amitiés, durables, ce n’est pas un monde qui me fascine, je le traverse seulement, professionnellement, pour promouvoir mes livres. C’est un monde qui n’a pas réussi à effacer la culture de mon milieu d’origine, populaire, ce milieu que je n’ai jamais pu quitter, et que je continue de fréquenter. 

Par ailleurs, la notion de transfuge me semble devenue trop générique pour être réellement pertinente, et nous abusons, bien souvent, le sens de cette dernière, en ne prenant pas en considération la différence des écarts relative de ces multiples ascensions sociales : Édouard Louis et moi, qui avons suivi des études professionnelles, ne sommes pas transfuges de la même manière que Nicolas Mathieu, par exemple, et pour ne citer que lui, qui a, en partie, été scolarisé en école privée catholique et qui a, de fait, dans son jeune âge, bénéficié d’une éducation finalement assez privilégiée, encadrée, préparant très tôt à s’élever dans la hiérarchie sociale. Nous ne sommes donc pas tous transfuges de la même façon, avec le même coefficient de handicap et de difficultés, avec les mêmes mérites. C’est la raison pour laquelle cette notion me paraît assez vague d’un point de vue définitionnel, ne décrivant au fond qu’une mobilité sociale, plus ou moins importante, sans prendre en compte ses écarts.



B. A. : À la lecture des descriptions de la vie mondaine que vous avez connue à l’étranger auprès d’Annie Ernaux, on ne peut s’empêcher de ressentir une certaine forme de gêne dans vos propos. Il semblerait, de fait, que votre volonté de franchir les barrières sociales (un peu comme dans Le Bourgeois gentilhomme, Le Paysan parvenu ou La Vie de Marianne) mène à une vision pour le moins désenchantée : « on ne mentionnait jamais que tel auteur était le fils d’une personnalité, que telle autrice était la compagne de tel éditeur ». En un mot comme en cent : la connaissance du « monde » vous a-t-elle définitivement immunisé contre les faux-semblants de la nature humaine, vous qui étiez déjà si taiseux au départ ? 


P. V. : Cette expérience mondaine a été violente (je n’étais qu’un petit étudiant provincial accompagnant la grande écrivaine, et personne, ou presque, ne m’adressait la parole), sans doute parce que j’avais idéalisé le milieu culturel, particulièrement celui de la littérature, et m’attendais à y trouver davantage de compréhension, d’humanité, de littéraires aussi – étudier les humanités avait alors un sens fort pour moi. Je me suis aperçu assez vite que ce milieu n’était pas différent d’un simple milieu d’entreprise où ce qui compte, avant tout, c’est le business, les affaires. Je suis un rêveur lucide, un rêveur qui ne se fait pas d’illusions sur la nature humaine dès lors qu’elle se trouve en société. De ce point de vue, je suis rousseauiste, et pense un peu naïvement que l’homme est naturellement bon mais que la société le corrompt. C’est ce que j’ai pu vérifier dans les coteries que je décris dans Mauvais Élève. Des coteries peuplées de courtisans, qui n’ont pas toujours, loin de là, une relation intellectuelle, ou même sincère, à la littérature. Au reste, je ne crois pas que le milieu littéraire soit pire qu’un autre, il me semble que tous les milieux sont ainsi, dès lors qu’ils sont régis par une hiérarchie et des enjeux de pouvoir, d’argent, de séduction. Les milieux ne m’attirent pas et j’ai toujours pris soin de les traverser rapidement, professionnellement, sans les fréquenter. Plus que tout je tiens à ma liberté. 





Philippe Vilain, Mauvais élève, Robert Laffont, janvier 2025, 240 pages, 20 euros

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