Face A : PYUR – Lucid Anarchy [Subtext Records] sorti le 12 janvier 2024
Experimental, Electronica
Lucid Anarchy est le troisième album de l’artiste berlinoise originaire de Munich, Sophie Schnell après Epoch Sinus sur Hotflush recordings en 2016 et Oratorio For The Underworld sur l’impeccable label Subtext qu’elle retrouve pour ce nouvel opus. Nouvel opus qui se signale par une maîtrise sidérante du sound design et de la spatialisation du son (dont on profitera de façon optimale en l’écoutant au casque) sans pour autant glisser dans une aridité formelle. Sans doute, le retour de mode des synthés modulaires au milieu 2010 a permis aux musiques électroniques de s’extraire des ornières que sont les références obligées aux années 1990 (oubliant que la décennie 1990 fut infiniment plus diverse et audacieuse en termes de recherche sonore que les quelques gimmicks auxquels la nostalgie actuelle tend à la réduire : c’est qu’il s’agissait alors de produire une musique nouvelle, et non pas une musique vintage). Cependant dans ce mouvement d’expérimentation texturale, un certain nombre d’artistes en sont venus à délaisser le rythme et la mélodie, se réfugiant derrière des concepts plus ou moins convaincants pour justifier une certaine sécheresse de leurs productions. C’est en cela qu’il faut rendre hommage à des artistes comme Ben Frost, Roly Porter ou Caterina Barbieri qui ont su mettre l’exigence du sound design au service de la mélodie et Sophie Schnell s’inscrit clairement dans ce courant. Son album sonne, de fait, comme une immense respiration.
Le titre « Intersections » prend ainsi ses appuis sur une progression mélodique d’abord restreinte à partir de notes qui semblent s’échapper presque par erreur, avec hésitation, dans un espace immense et froid. Puis, peu à peu des nappes chaleureuses montent en arrière-plan comme un encouragement à distance tandis qu’au premier plan les textures se complexifient et gagnent en intensité.
Le morceau de clôture ‘Nectar’ débute sur structure rythmique minimaliste d’éléments percussifs qui rappellent Cio d’Or ou Ricardo Donoso. Le morceau s’ouvre ensuite patiemment jusqu’à la troisième minute où un clavier aux sonorités ‘rave’ prend l’essentiel de l’espace disponible avant de s’évanouir dans des filtres. On reste à nouveau abasourdis par la précision avec laquelle PYUR localise ses différents sons dans l’espace.
Face B : Ulwhednar – Area 08 [Northern Electronics] sorti le 8 décembre 2023
Techno
Si l’électronica expérimentale de PYUR convient aux timides percées de soleil au milieu de l’hiver, Area 08 du duo suédois Ulwhednar est un album intégralement dédié à la noirceur de la saison et cela dès le morceau d’ouverture. ‘Winter Wasteland’.
Composé d’Anthony Linell, tête pensante du label Northern Electronics, et de son fidèle comparse Jonas Rönnberg, le duo se retrouve pour leur 8ème collaboration, la première depuis 2019. Entretemps, chacun a pu expérimenter dans son coin, le premier vers l’ambient et le dungon synth, le deuxième vers la trance, le rap ou le hardstyle, mais leurs retrouvailles se font systématiquement sous le signe de la techno. Dans ce domaine cependant, Ulwhednar (et plus largement Northern Electronics) avait plutôt l’habitude de proposer des productions méditatives et patientes. Ici, le duo surprend par la violence inattendue mais libératrice qui émane des titres comme de la musique ‘Appetite for Destruction’, ‘Move Fast/ Break Things’, ‘Commuter Madness’.
Pour ce qui est du propos, le titre et la photographie en couverture semblent faire référence au film suédois du même nom sorti en 2000 et qui traite de la pratique des graffitis sur les trains à Stockholm (Anthony Linell avait d’ailleurs été interpellé en Australie pour ce motif en 2016). Si tous les genres musicaux ont pu s’inspirer de la musique répétitive du chemin de fer, la techno en constitue un compagnon de voyage particulièrement indiqué. On pense ainsi au morceau ‘Parallel Transport’ de l’énigmatique collectif français Polar Inertia qui a justement annoncé que sa première sortie depuis 8 ans se ferait sur le label Northern Electronics en février.
S’il fallait extraire un titre de l’ensemble cohérent que forme l’album, on s’arrêterait sur « Commuter Madness » qui illustre parfaitement l’expérience d’aliénation que sont les transports en commun au milieu de l’hiver. Et comment, à l’écoute, ne pas avoir envie de sauter dans un train de nuit pour se dépenser au fond d’une certaine ancienne centrale électrique de Berlin Est ?
Si la distance peut décourager, sachez que Polar Inertia et Ulwhednar seront en concert à la Gaîté Lyrique le 22 février 2024 de 19h30 à 00h00 pour un très rare live à ne pas manquer.