Avec Départs de feu, un récit mi-journal, mi-enquête, où dates et parcours de vie s’entrelacent, le narrateur cherche à y voir clair dans une vie remplie d’objets, de lieux, de souvenirs et d’arbres. Comme s’il s’agissait d’apprendre à allumer la mèche de l’histoire, de toutes les histoires qui mènent à celle qui se terre sous les racines : la mort de la sœur. Dans ce nouveau livre, Olivier Cadiot bouleverse codes et formes. Non qu’il ne nous ait habitué.es à une écriture qui déjoue énergiquement les attentes de la littérature, mais, cette fois, il s’engage tout entier dans la bataille. En dépliant le temps et l’espace de manière novatrice, il creuse le sillon d’un deuil qui se transfigure page à page.
Plongée avec l’écrivain dans la fabrique de son art, car, comme le dit le narrateur de Départs de feu : « L’avantage de l’art, c’est qu’il y a du matériel ».
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Départs de Feu arrive après deux tout petits livres, Irréparable (2023) et Pour Mahler (2024). Tous deux, des commandes pourtant, anti-mode d’emploi et requiem, sont écrits comme des fragments, des éclats de vie qui se cherchent pour mieux se ressaisir de la mémoire. Déjà Médecine Générale donnait l’impression d’un récit éclaté, mais ce n’était qu’apparence. Qu’en est-il ici ?
Ce livre arrive à un moment particulier, un moment où je cherche une solution pour continuer à écrire. Sans refaire. La traduction m’a beaucoup aidé ces dernières années à interroger et repenser l’écriture. Mais, je ne traduisais plus au moment où j’ai commencé à écrire. Que faire donc ? Un journal.
La quatrième de couverture semble pourtant indiquer le regret que ce journal n’ait pu s’écrire, le regret de ne pas avoir écrit ces « trois lignes par jour », d’avoir pensé, très jeune, « qu’il était trop tard pour commencer » à écrire ce journal. Alors même que l’on retrouve des traces évidentes du mode diariste, notamment les titres des chapitres constitués d’une suite de dates ou des passages comme le début du chapitre « 15 juillet 1995 » : « 31°C. Finition Pergola (jour 3). Bambous trouvés chez X, parfaits. Plantation jasmin et clématites. Palisser les glycines sur les tuteurs. Déjeuner avec Y. Couché avec G. Dîner. Marrons glacés. Cognac et au lit ».
Oui, même si je dis qu’il est trop tard pour faire ce journal, ce n’est pas un faux journal que je fais. C’est un vrai. Le vrai journal d’autres êtres que moi. Puisque j'écris tous les jours, j'avance et je ne m’autorise pas à revenir en arrière. Je n’ai fait qu’une entorse à ce procédé, nouveau pour moi. Quand j'ai compris que le centre du livre consistait à retrouver la communication avec ma sœur via les arbres – en résumant à l'extrême –, j’étais déjà à la fin du travail, presqu’à la toute fin. Or, la sœur arrivait très tardivement. Donc, ce que j'ai fait, c'est que j'ai remis la sœur au bon endroit, je l’ai réintroduite là où elle manquait, au début. C’est la seule chose que j'ai faite pour construire le livre. Ensuite, comme vous l’avez lu, les dates du journal ne se suivent pas de manière linéaire : on passe du 16 mars 2023 au 15 juillet 1765 et on avance, ainsi de suite, en alternant entre aujourd’hui, 1544, 1915, la fin du 18ème siècle, 1947 et les années 80. Mais il ne s’agit pas de retour en arrière ou d’anticipation de ce qui va advenir. Tout advient en même temps. Avec, au cœur du livre, la date qui a eu du mal à s’écrire, celle du 11 juillet 1989, une date dont je ne suis même pas certain : celle de la disparition de ma sœur.
Tout cela semble indiquer un rapport nouveau de l’écriture à la temporalité : il est « trop tard », mais cela advient quand même, la chronologie est disloquée, et certaines dates semblent impossibles à fixer. Peut-être une première signification à ces Départs de feu au pluriel ? Par ailleurs, alors que le narrateur envisage ce livre au début comme « le journal d’un vrai Robinson », très vite, il précise ce projet. Après avoir fait le récit de sa chute, une chute qui aurait pu le tuer, le voilà ramené au souvenir de sa sœur « disparue dans les ondes » : « il faut que j’aille te chercher ». De sorte que le journal se mue en une sorte d’enquête, mais une enquête qui n’aboutit pas, on perd la trace ? de la sœur au fil du récit.
Oui, mon ami, le cinéaste Mathieu Amalric, m'a d’ailleurs dit, de manière très étonnée, que, dans le fond, le scénario du deuil tournait court. Dès la deuxième partie, on sort de tout ça et on oublie presque la sœur. On ne va pas jusqu’au bout de la piste de la petite fille. Elle ne mène à rien. Enfin si, elle mène à quelque chose, à l’île. C'est étrange de faire une fin qui s'écarte complètement des promesses du début.
Vous abordez un point crucial de ce livre. Vous venez de souligner la filiation que vous établissez entre la sœur et l’île. Elle m’est apparue extrêmement forte. On passe de la « sœur disparue » à « la vraie disparue », « l’île de [votre] histoire ». Comme si l’objet de l’enquête se métamorphosait, à moins que ce ne soit son issue.
Oui, j’ai l’impression. Il me semble que le point central, le point vibrant, c’est ma sœur, mais ma sœur, c’est aussi l’île. C’est la même chose. L’île remplace la sœur. Et lorsque je comprends ça, ça me demande quasi une relecture de tout mon travail.
D’autant que l’image de l’île n’est pas nouvelle pour vous. On la fréquente au moins depuis Futur, ancien, fugitif (1993). On a appris à la voir fonctionner de manière double : à la fois comme lieu de l’isolement, de l’exil, mais aussi comme lieu où « ça se fabrique », l’atelier où l’on trouve caisses, matériaux, objets pour construire le roman. Or, dans Départs de feu, l’île semble s’inscrire dans une dynamique davantage temporelle que géographique, avec une prise de conscience « par anticipation » de ce repositionnement, dirait Pierre Bayard : c’est le narrateur du 12 septembre 1775 qui découvre que l’île constitue en réalité le fil rouge de son histoire.
Oui, l’île c’est peut-être ce que je cherche depuis toujours. Mais non au sens géographique, comme je l’ai toujours pensé. Dans Médecine Générale, je pensais encore être « obligé de savoir où je suis, pas où j’en suis », alors que, dans le fond, il s’agit bien plus d’une histoire de jeu entre différents temps. Ça m’a fait penser à un menuisier qui décape le parquet pour remettre le bois à neuf. Avec ce constat : on n’y arrive jamais. On ne retrouve jamais la couleur originale du parquet. Il y a quelque chose de ça dans ce livre. Sauf qu’on met le bois à nu.
En vous écoutant, je me disais que c’est peut-être la première fois que vous donnez autant le sentiment à vos lecteur.ices de vous débattre avec la forme à donner à ce texte. Comme si vous meniez une enquête sur le terrain de la littérature, sous la forme de ce que j’appellerais un work in progress, sans savoir ce qui va advenir.
C’est vrai. Il y a quelque chose de l’ordre du travail, mais aussi de la réflexion à mener pour aller au bout de ce travail. Le roman, tel que je l’ai toujours pratiqué, résiste. J’avais déjà été confronté à cette réalité avec Médecine générale. Alors je passe en revue plusieurs pistes, celle du « roman familial » à partir du méli-mélo de documents laissés par le père du narrateur, celle du programme efficace. Je réinvente aussi une langue, une forme, avec un retour à la ligne plus systématique qui donne un rythme, une vitesse ; comme si le poème cherchait à se réapproprier la prose de manière graphique.
Oui, finalement c’est presque le troisième tome d’Histoire de la littérature récente, un genre de workshop très concret qui permet de voir comment mettre en œuvre les techniques pour écrire un livre. On assiste à l’œuvre en travail, à une expérience. Mais avec l’idée comme l’énonçait déjà Mathilde dans Médecine Générale que « ce qui compte c’est le processus. Il n’y a pas de projet ».
J'ai pensé assez longtemps à propos de ce livre, que ça avait été une expérience. Mais je n'ai jamais employé ce mot parce qu’il est bien trop galvaudé. Il faut donc l'employer le plus rarement possible. Parce que, ça n'a pas de prix. C'est une denrée rare. Mais, c’est vrai, là, j'ai fait une expérience, effectivement : par palier, par degré, je me suis investi très fort. Rien à voir avec l’expérience d’écrire de manière autocentrée, comme celle ce poète de bois, à la toute fin, qui est un genre de scénariste, enchaîné à sa table de travail, dans sa cabane. Pour moi, il ne s’agit pas de l’écriture, mais de l’expérience elle-même.
J’aimerais qu’on s’attarde sur ce que pourrait vouloir dire faire l’expérience de ces multiples Départs de feu. Il me semble qu’il y a là le désir de s’approcher de plus en plus de la vérité, un mot qui apparaît dès la première page du livre et qui revient, au fil du livre, comme un refrain. Mais pas d’une vérité existentielle. D’une vérité sur le geste de l’écriture qui se cherche depuis L’Art poétic’. Au début du livre, vous écrivez :
Je n’ai rien fait d’extraordinaire. J’ai seulement une capacité à me déplacer rapidement et à m’incruster dans des scènes très différentes. Je ne suis pas un Robinson pour autant. Je ne construis rien. J’ai menti. (p.21)
La série des Robinson était-elle un faux départ ?
Non bien sûr. Ce que j’expérimente aujourd’hui – mais je réalise que je l’ai déjà un peu fait dans Le Colonel des Zouaves –, c’est la dimension spectrale de l’écriture qui fait que le narrateur est un spectre qui traverse le temps, qui est à la fois présent et absent. Tout est vrai en même temps. Et ce qui est important ici, c’est le « en même temps ».
Absolument, on a vraiment le sentiment que la construction du récit se réinvente en mode quantique où le temps n’existe pas. En fragmentant le narrateur, en le démultipliant, le narrateur devient observateur extérieur d’un univers où le temps serait immuable et statique : il « mélange les dates, bref [il] fai[t] des plans » et réagence sans cesse les lignes du plafond.
C’est ça. C’est une identité narrative éclatée, fragmentée dans le temps, partout en même temps. Elle habite tout l’espace du temps en même temps, de sorte que le temps n’est plus distinctif. Mais je dois vous dire une chose. Quand je travaillais sur le livre, j’avais un autre titre en tête, Une sorte d’éternité. Cette formule apparaît à la toute fin du livre, lorsque le narrateur interroge le poète, et j’ai senti que je faisais fausse route : aller du côté de l’éternité, c’était faire de ce livre un livre sur le deuil, or, ce n’est pas ça.
Je comprends. Et je crois que ça a à voir avec cette recherche de vérité. D’ailleurs, si je me souviens bien, le poète l’admet : « la seule chose qui ne peut pas être détruite, c’est la puissance de la vie ». Et elle dépasse la question de la disparition. Sœur et île n’existent plus aujourd’hui, mais elles sont les moteurs de l’écriture. Elles entraînent la possible transmission.
Oui, mais il y a autre chose aussi il me semble. Cette éternité est en fait fragmentée. L’île aujourd’hui n’existe plus, du fait du… remembrement. Pour faire une blague. Aujourd’hui, il y a un champ de maïs à la place. Faire le lien entre fragments et remembrement, c’est faire le lien entre littérature et agriculture, c’est rigolo comme coïncidence. D’autant qu’il est aussi beaucoup question de la campagne, de l’agriculture, des entreprises de récolte dans le livre.
Oui, mais dans remembrement, il y a membre aussi. Et, remembrer, ce serait réajuster les membres les uns avec les autres, redonner corps. Et c’est encore un des enjeux majeurs de ce livre, me semble-t-il, qui file la métaphore de la fêlure du début à la fin. Le narrateur est « comme un vase en miettes depuis l’éternité », son personnage doit être « capable de tout mettre en pièces et de recoller l’ensemble ».
C’est vrai. Au début du livre, le narrateur se présente comme Montaigne dans les Essais « tout nu ». Pire encore, il « n’avai[t] jamais eu de corps ».
Or, ce qui existe mais qui n’a pas de corps, c’est le fantôme, celui qui n’est ni dans la vie, ni dans la mort, dans une sorte d’entre-deux où le temps est disjointé, « the time is out of joint » dit Hamlet. Et je me demande dans quelle mesure il ne s’agit pas, dans ce livre, de recoller les fêlures à l’aide de poudre d’or, de rejointer l’histoire, et donc le temps, pour faire exister le corps. Le livre serait alors un kintsugi à lui tout seul.
Absolument ! J'ai l'impression que le narrateur s'est épaissi. Il était spectral au début, il passait à travers les époques, etc., sans y laisser une once de graisse, de sang ou d'os, toujours indemne, de tous ses passages à l'action. Mais, et c’est corroboré par la fin du livre, puisqu’il ne peut y avoir d’éternité, il faut la faire exploser. En refusant de « s’habiller en blanc », le narrateur choisit de rester nu, mais il ne renonce pas au corps qu’il s’est constitué au fur et à mesure de cette traversée des temps et des espaces. Il se tire et fait exploser la cabane pour pouvoir continuer.
C’est cela, l’explosion finale remet les compteurs à zéro. Comme si, dans le fond, ce qui importait, c’était le processus, et non l’objet fini qui s’inscrirait dans une forme d’éternité. Comme si l’écriture était un atelier permanent du recommencement, quitte à faire réapparaître de nouvelles fêlures.
Finalement, ce dont je me rends compte au fil de cet échange, c'est qu'il y a plusieurs prismes pour lire ce livre. On peut le voir du point de vue de la question de la solitude, de celle du remembrement, de la fragmentation, du point de vue de l'éternité, etc. Comme s'il s'agissait de plusieurs histoires mélangées, qui formaient un seul truc.
Oui, et je crois que l’une des clés se trouve dans ce choix de changer de titre : si vous décidez de faire exploser l’éternité, c’est une manière – je crois – de faire le lien entre la filiation familiale au prisme de la sœur et la filiation de l’écriture. Ni récit de deuil, ni dernier livre. C’est peut-être là la plus grande nouveauté de Départs de feu, interroger ce que signifie écrire pour ne jamais arriver à un objet fini et donc rebattre les cartes à chaque fois.
C’est ça. C’est entièrement ça. L’écriture ne doit pas s’arrêter.
Départs de feu, vous disiez...
Olivier Cadiot, Départs de feu, P.O.L, janvier 2025, 136 pages, 16 euros