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  • Photo du rédacteurBenoit Gautier

Notorious, l’amour baiser


Notorious

« C’est vraiment celui de vos films que je préfère, en tout cas de vos films en noir et blanc. Notorious, c’est vraiment la quintessence d’Hitchcock. »

Hitchcock Truffaut

 


Même sans avoir vu aucun de ses films, la planète entière connaît Alfred Hitchcock, son embonpoint, son visage chewing-gum, son profil logo à coups de crayon. Dans son cas, les mots « maître » et « génie » ne sont pas usurpés. Il est le boss, la grammaire sans conteste des cinéastes masculins (cet article ne propose pas un angle « male gaze » vs « female gaze »), et sa filmographie fait le grand écart entre l’ère du muet et le Swinging-London via l’âge d’or d’Hollywood en noir et blanc, en Technicolor. Du 5 janvier au 22 mars, France Télévisions lui consacre un cycle avec quelques épisodes d’Alfred Hitchcock présente pour le petit écran, une poignée de chefs-d’œuvre dont Shadow of a doubt/L’Ombre d’un doute, Rear Window/Fenêtre sur cour, Vertigo/Sueurs froides, Marnie, Frenzy… Il en manque un, et non des moindres, Notorious/Les Enchaînés qui tatouera la rétine et le cœur des spectateur·rice·s avec sa plongée en panoramique, l’une des plus spectaculaires du 7e art. Ce jeu de clés pour aborder le trouble de ce film noir où l’amour, antidote des masques de l’espionnage, gagne sur la mort.




En 1945, à 46 ans, Alfred Hitchcock débute l’écriture de Notorious avec le scénariste Ben Hecht, collaborateur virtuose d’Howard Hawks (Scarface), Josef von Sternberg (Underworld/Les Nuits de Chicago), Ernst Lubitsch (Design for Living/Sérénade à trois). Cette collaboration artistique très hollywoodienne, mariage forcé initié la même année par le producteur David O’Selznick avec Spellbounds/La Maison du docteur Edwardes, se passe à merveille parce que l’auteur sait fermer les yeux sur la réécriture du cinéaste anglais. Frank S. Nugent, scénariste entre autres de John Ford, se souvient : « M. Hecht faisait les cent pas, prenait mollement place dans un fauteuil ou sur un canapé ou s’allongeait à même le sol. M. Hitchcock, Bouddha de plus de cent kilos, se tenait très droit sur une chaise, les mains croisées sur son giron, un regard perçant dans ses yeux en bouton de bottine. Ils parlaient ainsi de neuf à six heures ; M. Hecht disparaissait avec sa secrétaire pendant deux ou trois jours ; puis ils se retrouvaient pour une autre séance de travail ».

 

Notorious n’est pas un opus de plus dans la filmographie hollywoodienne d’Alfred Hitchcock. Pour la première fois de sa carrière, l’artiste mature conjugue l’implacabilité de son talent pour le suspense et les affres de sa libido au service d’une histoire d’amour traitée frontalement… dans une perpétuelle tangente. Celle de deux hommes, T. R. Devlin (Cary Grant) un amant espion, Alexander Sebastian (Claude Rains) un mari nazi, tous épris d’une même femme en perdition, Alicia Huberman (Ingrid Bergman). L’héroïne tombe amoureuse du premier, convole avec le second. Sous les ordres de Devlin, elle accepte une mission d’espionnage proposée par le gouvernement américain : démanteler un groupuscule hitlérien auquel appartient Sebastian.

Cette intrigue n’aurait pu voir le jour à un stade antérieur de la vie d’Hitchcock. L’invasion du Troisième Reich pendant la Seconde Guerre mondiale, la mort de sa mère, le suicide de son frère, la relation maternelle et platonique avec son épouse Alma Reville, le désir fou mais étouffé du réalisateur pour Ingrid Bergman, tous ces éléments tissent un canevas d’émotions conflictuelles nécessaire à l’ambiguïté du script : le plaisir de la vie privée opposé au sens du devoir patriotique, la pulsion de la passion empêchée par les carcans sociétaux et idéologiques.

 




 

Les deux personnages masculins constituent la dualité de l’homme Hitchcock. Un être écartelé entre un sentiment d’amour absolu et son impossibilité à le vivre. Devlin, profil évitant, individu aux émotions cadenassées, avoue très vite sa peur des femmes. Empêché par sa conscience professionnelle, il ne peut répondre, se rendre aux sentiments d’Alicia. Dès le mariage de la jeune femme avec Alex, il dissimule son (res)sentiment derrière un masque d’orgueil, une distance qui le pousse à la cruauté. Plus encore que dans Suspicion/Soupçons, Hitchcock fige, castre la séduction de Cary Grant. Son regard est le seul prisme de l’expression de ses émotions. Il se dégage de cette contrainte de jeu une sensualité opaque, une dureté qui aspire à l’abandon.

 

Le personnage d’Alexander Sebastian est l’un des méchants les plus charmants de la filmographie d’Hitchcock. Moins troublant que Joseph Cotten dans Shadow of a Doubt/L’Ombre d’un doute, Robert Walker dans Strangers on the train/L’Inconnu du Nord-Express, Claude Rains (Casablanca de Michael Curtiz) cède à une tendresse qui le rend plus accessible que Devlin. Profil dépendant, amoureux transi d’Alicia, il est écrasé par une jalousie obsessionnelle, ne cesse de trouver (trop) beaux les hommes qui gravitent autour de l’objet de son désir. Cette méfiance n’est pas sans ambiguïté. Alex souligne deux fois la superbe de Devlin. L’homosexualité sous-jacente du personnage est plus qu’effleurée, et Hitchcock pense dans un premier temps confier le rôle d’Alex à un acteur plus précieux, plus maniéré que Rains.

La vulnérabilité du méchant est renforcée par la petite taille du comédien dominée par la grandeur nordique d’Ingrid Bergman. Cette petitesse le cloître visuellement dans le cadre et l’enfance, accentue le rapport incestuel qui le lie à sa génitrice, Mrs Sebastian (Leopoldine Konstantin). Étonnée de voir son fils succomber à l’amour, elle lui demande : « Tu t’ennuies donc tant à rester seul avec moi ? ». Alex s’épanche au chevet de sa mère tel Hitchcock, dans les années 1930 en Angleterre, à la fin de ses journées de travail.

 



 

Actrice célèbre de l’Allemagne d’avant-guerre, Leopoldine Konstantin ne tourne qu’un seul film à Hollywood, Notorious. Son apparition induit sur-le-champ une notion de danger. Regardée en caméra subjective par Alicia, Mrs Sebastian descend en robe du soir un escalier monumental, pièce maîtresse des décors hollywoodiens des années 1940. Sa silhouette se rapproche de l’objectif, traverse des espaces d’ombre et de lumière. Son buste en plan américain est plongé dans le noir avant que son visage ne se révèle en gros plan. Alicia découvre deux yeux brillants, ceux d’un serpent, accompagné d’un rictus pincé, machiavélique. Les spectateur·rice·s savent que le plus grand danger que court l’héroïne ne vient pas de son mari ni de ses amis nazis, mais de la rivalité de sa belle-mère.

 

Ingrid Bergman tourne trois films avec Hitchcock : Spellbounds/La Maison du docteur Edwardes, Under Capricorn/Les Amants du Capricorne, Notorious/Les Enchaînés, le plus envoûtant, abouti. Rarement une héroïne puisera sa richesse dans une marche de manœuvre dramaturgique qui l’enchaîne à toutes les compromissions, l’entraîne aux frontières de la mort. Allemande mais non fasciste, Alicia est la fille d’un espion à la solde du Troisième Reich. Dégoûtée par ses origines, elle s’embourbe dans le cynisme, noie son désarroi dans l’alcool. Sa mission d’espionnage, véritable travail de résilience, la mène aux limites d’elle-même. En tuant le père et ses idées nocives, c’est sa propre vie qui s’empoisonne sous l’effet de l’arsenic administré à petit feu par sa belle-mère et son époux. Les conflits d’intérêt politique enserrent la jeune femme dans un étau, l’anéantissent dans un monde de déception où la sincérité de ses sentiments est troquée, flétrie. Alicia frustre les deux figures masculines qui l’entourent. Elle ne peut donner libre cours à sa passion pour Devlin, ne peut répondre à la dévotion d’Alex. Ballotté entre désir et devoir, elle compartimente son mental, « s’auto-schizophrène », menace sa survie. Dans chaque tiers du film, sa vulnérabilité, son identité floue, sa santé vacillante sont soulignées par la lumière ouatée du chef opérateur Ted Tetzlaff (I Married a Witch/Ma femme est une sorcière de René Clair) qui contraste de façon époustouflante avec l’éclat naturel d’Ingrid Bergman.

 



 

Si le script de Notorious baigne en eaux troubles, son architecture cinématographique se révèle des plus limpides. Cette ambivalence dramaturgique naît une épure exceptionnelle. Quatre séquences de baisers structurent sa charpente :

 

Le premier est initié par Devlin. Il trouve son origine dans un plan, presque un souffle, où le profil de Bergman se place devant le visage de Grant. L’œil de l’acteur est alors subjugué par la beauté de la star. Très vite chassé par un fondu enchaîné, ce plan dévoile avec pudeur le coup de foudre qui terrasse le héros en apparence invincible. Ce n’est pas de l’amour mais de la passion refoulée qu’éprouve Devlin pour Alicia. Il lui faudra ressentir la puissance d’une telle frustration pour parvenir à craqueler son armure dictée par sa mission. Avec de plus en plus de douleur, le flot de son désir se transformera en sentiment véritable.

 

Le second baiser, l’un des plus célèbre du 7e art, détourne le Code Hays qui interdit à l’écran les bouche-à-bouche de plus de trois secondes. Hitchcock se joue de la censure avec un plan-séquence qui montre un échange buccal en pointillé d’une longueur et langueur infinies. Dans Ma vie, Ingrid Bergman raconte : « Avec Cary, nous nous embrassions, nous parlions, nous reculions, nous nous embrassions de nouveau, puis le téléphone nous séparait et nous devions le contourner. C’est donc un baiser sans cesse interrompu, que la censure ne pouvait couper. En plus, on faisait d’autres choses : on se mordillait l’oreille, on s’embrassait la joue. Ça paraissait interminable. À Hollywood, ça a fait sensation ». Dans le Hitchcock Truffaut, Sir Alfred se souvient d’un épisode saugrenu : « La volonté absolue de ne pas rompre cette étreinte m’a été inspirée par un souvenir très instructif et qui nous ramène plusieurs années auparavant, en France. J’étais dans un train. Je voyais par la vitre un grand bâtiment de brique rouge, et, contre le mur, il y avait un jeune couple ; la fille et le garçon se tenaient bras dessus bras dessous et le garçon pissait contre le mur ; la fille n’a jamais lâché son bras ; elle regardait ce qu’il faisait, regardait le train passer, puis de nouveau, elle regardait le garçon… On s’aime, donc on ne se quitte pas ».

 

Enlacés, Bergman et Grant s’embrassent, se mordillent, évoquent le repas du soir. Alicia se prend pour la maman de Devlin. Cette complexité d’informations est régressive. Elle aborde de plein fouet la confusion d’Hitchcock face à l’acte sexuel, mal-être compensé par les plaisirs de la table. Le désir, le sexe, la maternité, la nourriture s’imbriquent dans cette séquence à la fois sulfureuse dans sa forme, infantilisante dans le fond. Ben Hecht, en visite sur le plateau lors du tournage, s’offusque des dialogues rajoutés par Hitchcock : « Je ne comprends rien à toutes ces histoires de cuisine ! ».

 



 

Film le plus alcoolisé d’Hitchcock, les liquides coulent à flot dans Notorious. Alicia, que le spectateur découvre vite en état d’ivresse, est exhortée à boire sans cesse. Par Devlin qui lui administre une médicamentation afin de la dessouler. Sa silhouette plongée dans l’ombre ordonne froidement : « Buvez ça… Allez, buvez… Buvez tout ! ». Par son mari et sa belle-mère qui l’incitent à plusieurs reprises à avaler du café mélangé à de l’arsenic qui l’empoisonne à petit feu : « Buvez votre café, ma chère. Il va refroidir ». Les breuvages, fluides d’un danger permanent, amplifient l’élaboration du suspense. Pendant la réception, les bouteilles de champagne qui diminuent à toute vitesse accentuent l’angoisse d’Alicia. Certaines renferment de l’uranium destiné à la fabrication d’une arme atomique. L’une d’elle, brisée par Devlin, révèle à Alex la trahison d‘Alicia, provoque, selon l’expression truffaldienne, un « baiser volé » qui signe l’arrêt de mort de l’héroïne.

Devlin et Alicia viennent de découvrir l’uranium dans la cave d’Alex qui les surprend. Pour donner le change, Grant demande à Bergman de l’embrasser. Ce baiser proposé comme un mensonge laisse s’échapper tout le désir empêché par le devoir. Alex s’approche du couple. Devlin demande à Alicia de le repousser. Elle s’exécute à regret. Royaume de l’ambivalence où les dialogues, souvent banals et informatifs, sont démentis par la foudre des regards.

 

Le quatrième baiser n’en est pas un puisque les lèvres de Devlin et d’Alicia se rejoignent à peine, mais leur étreinte est telle qu’ils forment un seul corps. L’espion, conscient de l’empoisonnement d’Alicia, est venu l’arracher des griffes des nazis. Il la découvre dans son lit, très affaiblie. Il l’aide à se lever, à s’habiller. La faiblesse de Bergman et le chuchotement de Grant ajoutent à l’abandon des deux personnages qui se rendent à l’amour, à leurs sentiments plus forts que la mort. Les visages des deux stars, caressés par un halo tamisé, ne se décollent jamais. Cette longue séquence est à la lisière de l’orgasme. Peu à peu, la lumière plonge Grant dans l’obscurité, jusqu’à l’exclure du champ. Il ne reste à l’image que Bergman et la caméra de Hitchcock. Cette sublimation romantique, presque hors du film, puise son exclusivité dans la frustration que ressent le cinéaste pour la star. Objet de rejet dans la réalité, il révèle dans son art une tendresse cachée à l’impact toujours bouleversant.

 



 

Dans la dernière séquence, Devlin sauve Alicia au nom de sentiments. Sur le perron de la demeure des Sebastian – château néogothique digne de Citizen Kane et de La Splendeur des Amberson d’Orson Welles – l’amant interdit à l’époux l’accès du véhicule, métaphore du transport amoureux. Le mari rejeté supplie tel un petit garçon. Grant livre Rains en pâture à ses collègues nazis, sait qu’ils vont l’éliminer pour cause de trahison. Une voix off inquiétante demande à Alex de revenir. Le cocu, soutenu par la musique de Franz Waxman (The Philadelphia Story/Indiscrétions de Georges Cukor et les thèmes de Peyton Place, The Fugitive pour la TV), retourne vers sa bâtisse plongée dans la nuit. La porte d’entrée se referme sur lui. L’image quasi-obscure et la puissance envahissante du thème indiquent aux spectateur·rice·s qu’Alex et sa mère vivent leur dernière heure. D’une malice suprême, le « The End » du film sorti en 1946, dénonce le nazisme qui a répandu son venin sur le monde, s’est inoculé son propre poison, vecteur de son extermination.





Notorious de Alfred Hitchcock, RKO Radio Pictures Inc, Vanguard Film Production, 1h41, avec Ingrid Bergman, Cary Grant, Claude Rains, Leopoldine Konstantin. Sur les plateformes.

 

 

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