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Neige Sinno : « La jeunesse me semble bien plus théorique qu’il y a vingt ans »

Dernière mise à jour : 26 mars


Neige Sinno (c) Wikicommons


Impossible, dans ce dossier consacré à la théorie littéraire, de ne pas partir interroger Neige Sinno dont Triste Tigre est depuis la rentrée littéraire de septembre sur toutes les lèvres. Dans son récit à mi-chemin entre le factuel et le critique, véritable interrogation aiguë et viscérale qui en passe par la pensée et l’analyse notamment de la littérature dans le rapport à l’inceste, Neige Sinno dévoile un usage du théorique qui ne pouvait manquer d’être convoqué dans notre enquête.


Quel rôle la théorie littéraire a-t-elle joué et joue-t-elle encore dans votre approche du domaine de vos recherches et quelle utilisation vous en avez faites ?

 

Pendant mes études, j’ai lu de la théorie un peu par obligation sans y trouver trop mon compte jusqu’à ce que je tombe sur Deleuze/Guattari et Foucault. Là tout d’un coup quelque chose s’est éclairé pour moi et j’ai pu me saisir de nouveaux modes d’approche du texte qui ont changé ma relation à la critique littéraire et à l’écriture universitaire. Aujourd’hui je ne trouve pas le temps de lire de la théorie, mais des questionnements, des hypothèses, des connexions m’arrivent par ricochet, par d’autres lectures. J’ai découvert la théorie féministe et les approches de genre par Virginie Despentes et Maggie Nelson. L’anthropologie de Descola et Viveiros de Castro par Nastasja Martin. Ces connections permanentes (Piglia disait que l’art de la critique c’est avant tout un art de connecter des mondes, des pensées, des modes d’écriture et de lecture entre eux) me permettent de questionner des pratiques d’écriture et de lecture et de relier mes inquiétudes personnelles à un grand maelstrom de remise en question collective qui a lieu à notre époque dans les sciences humaines.

 

 

« […] admettre l’importance de la théorie c’est s’engager sur le long terme et accepter de demeurer dans une situation où l’on ignore toujours quelque chose » écrit Jonathan Culler : vous inscrivez-vous dans cette expérience du théorique ?

 

Oui, on a la sensation que certaines choses s’éclairent, au sens où on a trouvé des outils d’analyse, mais effectivement, ces outils sont de petites allumettes qui, comme dans la fameuse phrase de Faulkner à propos de la littérature, ne mettent pas tout en lumière mais permettent de percevoir mieux « l’épaisseur de l’ombre ». 

 

 

Quelle théorie pour quelle voix critique ? Autrement dit : chacun.e sa théorie afin de produire un discours théorique situé et offrir de la visibilité à des voix minorées ? Je pense à la théorie féministe, queer ou encore post-coloniale et décoloniale.

 

L’idée d’une recherche, d’une connaissance, d’un discours, d’une théorie situés s’appuie sur l’évidence de l’impossibilité d’échapper à son contexte et ses limitations, ses défis propres quand on prend la parole, de quelque façon que ce soit. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de passerelles entre les différents lieux d’où l’on parle. Se situer ne veut pas dire s’interdire de penser hors de soi, c’est surtout donner à l’autre les clefs pour nous lire différemment. Ce n’est pas parce que je suis une femme blanche du XXIe siècle de telle classe sociale avec telle formation intellectuelle, que je ne peux penser qu’à travers les filtres de mon genre, ma race, ma classe, mon époque. Je crois qu’il ne faut pas avoir peur que ces approches renforcent des  frontières hermétiques entre les individus, elles sont avant tout des façons d’organiser la circulation du dialogue différemment, qui visent un échange plus juste, de meilleures possibilités de s’écouter les uns les autres.

 

 

La théorie a-t-elle besoin d’un environnement institutionnel pour exister ou peut-elle en dehors des espaces adoubés ? Doit-elle produire un discours « conforme » aux normes universitaires ou doit-elle, comme lors de sa grande effervescence des années 1960-1970, revenir à des voix multiples afin qu’un véritable renouveau puisse avoir lieu ? Je pense par exemple à la création de la Revue Internationale par Maurice Blanchot accompagné de Dionys Mascolo, Elio Vittorini et Maurice Nadeau, où écrivains, traducteurs, critiques, éditeurs, philosophes étaient conviés à une réflexion commune autour de la littérature et son impact sur la société ?

 

J’ai l’impression qu’il y a un paradoxe dans la production de savoirs et d’outils d’analyse depuis l’université. D’un côté elle crée les conditions matérielles de possibilité de production d’une pensée critique en finançant des recherches, en donnant à des professeurs du temps pour écrire ; et d’un autre côté elle limite la circulation de cette pensée en obligeant au respect de normes incompatibles avec la lutte sociale. Il y a aussi une forte pression de la logique du pur et de l’impur qui empêche les universitaires de participer à des combats de société par crainte de s’engager dans des terrains où l’illusion de neutralité et d’objectivité serait menacée. C’est un garde-fou qui nous protège de la domination de l’idéologie mais qui cantonne le travail critique à un champ de spécialistes. Cela dit, comme dans les sciences dures, il y a dans des sciences humaines des chaines de transmission qui font leur travail, ces idées travaillées par des chercheurs et chercheuses pointus sont lues et saisies par des gens qui en ont besoin pour leurs propres pratiques, écrivains, artistes, critiques, organisateurs de gestion culturelle, et finissent par être transmises dans la culture.



Philippe Sollers dans l’entretien publié par Vincent Kaufmann en 2011 dans La Faute à Mallarmé résume ainsi l’idée directrice de cette époque d’effervescence théorique à propos de laquelle il est interrogé : « Article un : le langage. Article deux : le langage. Article trois : le langage. Article quatre : le langage. L’enjeu, c’est la pensée même du langage : là-dessus, il n’y a pas de variation, c’est-à-dire qu’on a favorisé cela de façon très constante et que c’est une question tellement importante qu’elle peut déstabiliser une culture à un moment donné ». Ce paradigme serait-il encore souhaitable ?


Je ne suis pas sûre de comprendre tout ce que cela implique. Dans mon expérience personnelle, il me semble que je me suis réfugiée un temps dans des perspectives où le langage était coupé du reste, où seul comptait le texte (en partie par peur du déterminisme social), mais j’ai ensuite dévié vers des approches qui articulent la langue et la vie. Je trouve très éclairante l’idée que toute forme, en tant que mode de déchiffrement de l’existence collective, est en soi politique. Aujourd’hui c’est ça qui compte le plus pour moi. Voici, pour preuve, deux phrases que j’ai notées dans un carnet ces dernières semaines et qui sont, coïncidemment, des emprunts. Voici donc deux citations de citations : Finalement nous ne sommes rien de plus que des personnages en quête d’une trame qui puisse donner un sens à l’histoire, qui essaient d’identifier le récit dans lequel nous sommes immergés (Federico Falco paraphrasant Lauren Berlant). Une technique qui sert pour écrire devrait pouvoir servir aussi pour vivre (Alejandro Zambra citant Fabían Casas).

 


L’effervescence théorique de la période 1960-1970 est fortement liée à la rébellion antiautoritaire contre le gaullisme qui a débouché sur Mai 68 : peut-on dire que la théorie actuelle aurait besoin d’un feu de rébellion pour redevenir une voix qui porte ? En 2013, réfléchissant à la vivacité de la théorie de cette époque, Claude Burgelin titre son article de manière très évocatrice « Et le combat cessa faute de combattants ? » Qui sont les combattant.es actuel.les ?


J’ai l’impression au contraire que les combattant.e.s ne manquent pas aujourd’hui, ils sont multiples. La jeunesse me semble bien plus théorique qu’il y a vingt ans. Les réseaux sociaux font de chaque individu une monade potentiellement en guerre permanente contre tout ce qui constitue son extérieur. La critique littéraire est partout, même si elle ne dit pas son nom, dans nos approches de lecture, dans notre quête d’une interprétation juste, dans nos choix langagiers, dans les affrontements autour de concepts ou de terminologies, dans la résistance qu’il faut déployer contre les manipulations idéologiques. C’est peut-être plutôt les outils du dialogue qui nous manquent, les passerelles solides pour des terrains d’entente ou pour le moins des terrains de jeux ou de joute ou de judo.



(Questionnaire de Simona Crippa / Propos recueillis par Johan Faerber)




Dernier ouvrage paru : Triste tigre, POL, août 2023, 288 pages, 20 euros

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