L’un des intérêts de la « rentrée d’hiver » est de pouvoir aussi revenir sur des livres un peu passés sous les radars de la Rentrée « littéraire ». C’est le cas de Tout va bien se passer de Nathalie Quintane, dix-huitième opus chez P.O.L de l’auteure.
À l’aube de 2024, le titre grince, mélange de minimisation (version marquise de la chanson), de cynisme (version ministre abusif) et de déni (version méthode Coué). Quintane nous embarque ensuite dans un fantaisiste scénario : sans attendre les journées du patrimoine ni un quelconque laissez-passer, direction l’Élysée, en compagnie d’un ministre tronqué (littéralement, puisqu’on ne voit que son torse) et on s’installe façon prise d’otage dans le Salon d’Argent. Présenté ainsi, Tout va bien se passer constitue le contrepoint burlesque d’Un œil en moins, sorte de journal de manifestations paru en 2018 et « commencé en prévision de ce que tout ça ne serait pas cru, plus tard, puisque tout ça n’était déjà pas vraiment cru, bien que se déroulant devant témoins, et rapporteurs, et parfois sous nos yeux. ».
Puisque le « réalisme » n’a pas marché/ne marche pas, essayons (littérairement-politiquement) autre chose, propose l’auteure. Dans l’ouest parisien de son récit, pas de place, pas de rond-point, pas de gilets jaunes, pas de violence (« Nous, on est des gentils. »), tout juste la boutique du PSG qui brûle, mais le brouillard qui se lève en juin (à l’occasion duquel Quintane réactualise l’« Aube » de Rimbaud), et la nuit en plein jour (« on est à présent plongés presque dans le noir »), l’orage. Bulletin météo de l’époque, à peine métaphorique, entre perte des repères, anxiété et colère. Cette situation de suspens, comme un glissement continu, peut aussi contenir la possibilité d’une réinvention, sinon d’une révolution, ce que souhaite et explore Quintane. Il s’agit d’abord littéralement de se tenir debout, mettre un pied devant l’autre, retrouver les contours, s’orienter (d’autant plus que la narratrice se trouve accompagnée au milieu du livre par une peintre débarquée du dix-huitième siècle finissant, Lucile Messageot-Franque, qui redécouvre les lieux). Tout va bien se passer poursuit ainsi aussi la symptomatologie des corps initiée par l’auteure depuis Remarques (1997) : une politique d’écriture qui consisterait à ramener du corps, c’est-à-dire du sensible, de l’émotion au sens strict, pour ensuite motiver-mettre en mouvement, peut-être, son lecteur. Retour au corps, donc. Au début du livre, c’est ce « torse » en goguette, viril ridicule, désarticulé, épilé dans une scène d’anthologie, puis bientôt les seins des peintures du Palais, la raie du cul, aussi, toute l’obscénité et le grotesque du corps du pouvoir, pantin face aux autres corps, plus vivants. La satire de ceux qui se gavent face à ceux qui ont faim débouche sur la ligne « Grande bouffe » du récit, jusqu’à un finale inédit.
Mais alors, que faire dans/de cette situation ? Et avec qui ?
Dans le texte « Beaucoup d’intentions, peu de crimes » qu’elle publie pour le recueil Contre la littérature politique (à paraître courant janvier à La Fabrique) aux côtés de Louisa Yousfi, Pierre Alferi, Leslie Kaplan, Tanguy Viel et Antoine Volodine, Nathalie Quintane semble regretter les avant-gardes artistiques : « Qui/Quoi pourrait nous rendre le cœur agissant des intelligences communes du Surréalisme, Dada, Constructivisme, Lettrisme, Situs, Romantiques, Pensifs, etc. ? Ces groupes de trente ou quarante, centaines de par le monde, se connaissant et s’insultant, bossant dans l’exil chez l’un, chez l’autre et avec ? ». Dans Tout va bien se passer, elle fait l’expérience de pensée suivante : Lucile Franque, une des membres des Pensifs, dits aussi les Barbus, ou encore les Méditateurs de l’Antique, groupe de peintres reniés par David et rassemblés sur la colline de Chaillot (à propos desquels on apprend en surfant sur le net qu’existait parmi eux un certain Jean-Marie Gleizes, homonyme du futur auteur de Tarnac, un acte préparatoire), née en 1780 et morte en 1803, revient dans le présent. À travers cette figure et l’histoire étonnante de son groupe, à la fois d’avant et d’arrière-garde, en tout cas en décalage avec son temps, largement oublié, l’auteure dit la permanence politique et artistique de la Restauration (au sens large), et convoque différents imaginaires de groupes pour y faire pièce : secte, communauté, réseau clandestin, cellule armée des années 70, collectif à partir de combien de personnes, rassemblement « juste pour échanger »… À chaque lecteur de choisir.
Nathalie Quintane nous donne quelques armes littéraires. Dès son titre, elle fait entendre le feuilleté des discours. Dans Les enfants vont bien (paru en 2019), auquel fait écho le titre ironique de Tout va bien se passer, elle choisissait de « détourer », prélever des fragments de discours journalistiques, politiques, associatifs sur les réfugiés en un cut-up critique : l’auteure se retirait de la narration pour mieux faire résonner différentes déclarations, dans leur violence, leur vacuité, leur détermination ou leur impuissance. Ici, les discours sont montés mais lissés en apparence dans le récit porté par un « je », parfois accompagné d’un « nous » ou d’un « on ». Celui que le ministre finit par prononcer est bégayé, interrompu, comme haché, par les incises des observateurs (« on était braqués sur ses lèvres, sur sa bouche ») : le contre-champ des personnages et du reste du récit le neutralise, souligne son vide et sa mauvaise foi. Ailleurs, la vulgarité de ses pensées saille sous le vocabulaire (les « négos ») mais aussi sous le langage soi-disant fleuri, la « poésie » (l’alexandrin « oh ! ses pattes si fines et ses onglons lustrés ! », qui dit le plaisir de se soulager d’une démangeaison en se frottant contre une statue de mouton). Le récit qui l’encadre est lui truffé de déclarations provocatrices, directes (« Alors, elles sont où ces toilettes ? Parce que j’ai envie de chier. », « Qu’est-ce qu’on fait de toute cette merde, de toute cette merde magnifiquement fabriquée ? »), incongrues (« Les femmes n’ont pas de poils aux seins. »), mais aussi de phrases à rallonge, qui tentent de retranscrire des sensations nouvelles ou un décor surchargé, et de vers blancs qui redécoupent le réel.
De la lecture de Tout va bien se passer on pourrait détacher certaines phrases (« Il faut pourtant qu’il finisse sa soupe ! », « Aujourd’hui, c’est le brouillard, comprends-tu ? », « on est à présent plongés presque dans le noir ») ou certains morceaux de bravoure, répondant peut-être au désir formulé par l’auteure dans Contre la littérature politique, de fournir matière à dire et à penser aux activistes (c’est-à-dire soit un slogan soit un bon scénario d’anticipation). Si Quintane doute tout de même de la force active des récits, elle aiguise notre oreille, nous rendant sensibles à une « découpe » du contemporain, ordinaire comme littéraire, par la variation des rythmes et des registres qu’elle opère, et par les brefs commentaires de textes qu’elle propose. On sort de son Élysée de papier peut-être plus attentifs à ce qu’on dit et ce qui se dit à travers et autour de nous. De la même façon, il est difficile après l’avoir lue de lire au premier degré les récits « ronron » (ou romans « romrom ») qui paraissent autour, comme si l’on pouvait refaire Balzac impunément, et poursuivre ad vitam aeternam le réalisme historique. Difficile aussi de croire à la prétendue transparence de certains récits documentaires actuels, que Quintane parodie en nous proposant ce pseudo reportage embedded de l’écrivain-journaliste, capable de scroller les images de Google view quand d’autres romanciers copient-collent Wikipédia.
Décloisonnant ainsi les genres, prose, vers, document, fiction, satire, fantaisie, cherchant à défaire l’opposition littérature versus sciences humaines (au passage, Tout va bien se passer est aussi un petit traité du poil), faisant se côtoyer les époques, l’auteure parfois nous perd – quoique son récit soit moins digressif que d’autres, et très construit, ce dont témoigne notamment l’effet de boucle entre l’introduction et la fin. Mais elle sera parvenue à donner une forme à nos inquiétudes tout en esquissant des sorties de secours.
Nathalie Quintane, Tout va bien se passer, P.O.L, octobre 2023, 221 p., 18 €
Contre la littérature politique, La Fabrique, janvier 2024, 200 p., 15 €