Pour être là où cela se passe, de sorte de ne pas rater le train de l’Histoire, encore faut-il avoir l’âge d’y être. De toute mon existence, j’ai traîné le regret (ô combien romantique – et névrotique) d’être né beaucoup trop tard pour participer, de l’intérieur, aux quelques moments incandescents qui ont fait croire qu’en France aussi le monde allait changer de base… Ce même déplaisir, pendant le mouvement des Gilets Jaunes, m’a poussé à y prendre ma part avec passion et élan, ce qui impliquait de courir des chimères et d’esquiver les mauvais coups, je m’en suis expliqué dans une série de Scènes de la guerre sociale (Le Bateau ivre, 2020). Avec le recul des quatre années écoulées, je perçois ce combat (collectivement perdu) comme ayant été pour moi une médiocre session de rattrapage : ah, si j’avais eu vingt ans en 1970 quand le jeune homme (dont Jean-Pierre Martin retrace le parcours) milite à la Gauche prolétarienne, est arrêté et jugé pour « apologie du crime d’incendie volontaire » sur la base d’un tract qu’il a diffusé, lequel saluait l’attaque au cocktail Molotov de la Direction des Chantiers de l’Atlantique, suite à des accidents ayant provoqué la mort de plusieurs ouvriers. La lecture de son récit, N’oublie rien (Éditions de l’Olivier, 2024), a avivé cette puérile déception dont l’aveu me vaudra d’être copieusement brocardé. Peu importe, ces pages m’ont ému et vivement intéressé. Les situations relatées par Jean-Pierre Martin m’ont en effet ramené aux années 1970 et à mon adhésion au communisme puis à mes activités « oppositionnelles » autour de la revue bordelaise Positions.
Je ne force pas le trait en affirmant qu’entre lui et moi bien des épisodes de nos itinéraires respectifs sont en résonnance, en dépit du fait que lui a su éviter le louvoiement auquel de mon côté je me suis astreint : il est allé à la classe ouvrière, il s’est établi en usine ; je suis demeuré dans le giron des « révisionnistes », d’une part parce que le hasard a mis sur ma route un cheminot d’origine espagnole membre du PCF, et non pas un membre prolétarien ou établi de la mouvance marxiste-léniniste[1], et d’autre part en raison du fait que j’ai suivi à la lettre les recommandations prodiguées par Louis Althusser, lors d’une mes visites chez lui à la rue d’Ulm, pour qui il était essentiel de demeurer « au plus près » du PCF et de la CGT, et de ne pas réitérer l’expérience de nos aînés lesquels avaient en décembre 1966 fondé l’Union des Jeunesses Communistes marxistes-léninistes (UJCml). Parce que j’ai toujours été en quête d’un père, je lui ai obéi. Ce qui m’a voué pendant des années à un épuisant numéro d’équilibriste, à la limite (sur le plan politique) du dédoublement schizophrène, puisqu’il fallait mener la bataille sur deux fronts, à l’intérieur et à l’extérieur du parti, en conciliant l’appartenance à l’UEC-Georges Marchais et la désapprobation de sa ligne réformiste, ce qui, pour notre « ville » (je reprends la terminologie décrivant la structuration de l’UEC), où les « dissidents » étaient majoritaires, s’est traduit, par exemple, par l’invitation de Michelle Loi à un meeting consacré à l’écrivain chinois Luxun, aux intellectuels et à la révolution, l’appel à la manifestation (interdite et violente) contre l’extradition de Klaus Croissant, un des avocats de la Rote Armee Fraktion (RAF), une série de contacts pris par quelques-uns d’entre nous avec Herri Batasuna, la « vitrine » légale et électorale d’ETA militaire, etc. Faut-il préciser que nous étions dans l’affrontement permanent avec la Fédération de la Gironde du PCF et notre Bureau National, lesquels nous regardaient comme des gauchistes ? Mais, sur ce point, je me suis déjà assez étendu.
D’autres analogies, plus personnelles, méritent d’être signalées car elles ont incontestablement joué dans ma réception de N’oublie rien, en activant de multiples réminiscences d’une « époque épique » où la plupart de nos contemporains n’avaient, hélas, précisément plus rien « d’épique » (je paraphrase et m’approprie volontiers une formule de Léo Ferré dans « Préface »). Je me contenterai d’en mentionner deux : jusqu’au blanchiment de mon casier judiciaire[2] des démêlés avec la justice m’ont interdit de préparer le concours de l’agrégation ; et, si je n’y ai pas été enfermé, l’univers carcéral ne m’est pas totalement étranger attendu que j’y ai enseigné trois ans (au Centre de détention de Melun, à Paris à la Santé et à Fresnes), à mon retour d’Afrique, comme chargé de cours au « Service des étudiants empêchés » de l’université Denis Diderot-Paris 7, lequel a été créé à sa sortie de prison par Alain Geismar (directeur de La Cause du peuple avant que Jean-Paul Sartre en prenne la responsabilité)… Exactement comme pour Des livres et des femmes (2021) de Michel Schneider, l’ouvrage de Jean-Pierre Martin a fait grossir en moi l’envie, un jour, d’examiner comment et pourquoi, pendant dix ans, entre mes quatorze et vingt-quatre ans, de 1970 à 1980, je me suis comporté en révolutionnaire sans solde, en délicatesse parfois avec la légalité. Il n’est pas impossible que, demain, l’espace romanesque me le permette ou que des notes sans destination publique débrouillent (un peu) cet écheveau. Pour l’heure, j’ai à pointer deux ou trois thèmes qui, dans N’oublie rien, m’ont bouleversé.
Le livre de Jean-Pierre Martin n’est pas un document ni un simple témoignage, mais un texte, écrit, soigneusement, dissociant la voix que le scripteur observant et commentant adresse, en l’interpellant, à celui qu’il était en mai 1970, quand il est condamné et placé en isolement à la maison d’arrêt de Saint-Nazaire, alors que « dehors » le gouvernement, décidé à contenir l’action de la Gauche prolétarienne, se prépare à prononcer sa dissolution, multiplie les poursuites contre ses militants et ses dirigeants, les obscurs et les « chefs ». Cette parole « supposée savoir » situe ce qu’elle a affirmé et ressenti quand elle était celle d’un établi, lequel « déroule » ce qu’il lui arrive, sans la « science » des événements apportée, plus tard, par la distance temporelle, mais surtout à mille encablures du reniement auquel celle-ci aurait pu l’inciter : à la différence d’une tripotée de dirigeants « maos » – « spontex » ou pas – d’extraction petite-bourgeoise, lui n’a pas cédé à la tentation, il ne s’est pas acheté une conduite pour un plat de lentilles, il ne crache pas sur la révolte de ses vingt ans, en ces temps où les repentis sont légion voilà qui est bigrement réconfortant.
Le jeune homme que campe Jean-Pierre Martin, dans N’oublie rien, est « en rupture de ban » avec sa famille… Il s’est agi, pour lui, de ne pas étouffer ni de se dessécher. Sans cette rupture, il aurait reproduit l’engluement dans lequel ont sombré ses parents. « Tu ne voulais pas reproduire, vivre dans la répétition. » À dix-sept ans, mourir d’être sérieux ? C’est inimaginable, Arthur Rimbaud l’a expérimenté. Quoique rêvant de poésie, il ne taille pas la route, il va rapidement déserter de la Sorbonne et des études, pour le chemin de l’usine, son grand large c’est la lutte des classes, son urgence exige de se soustraire à la menace de devenir un consommateur aliéné, un à moitié vivant médusé devant un poste de télévision. Or, son père et sa mère, Ferré ironiserait qu’ils n’y entravent que couic : leur rejeton est un apostat qui a largué les amarres : « Ils se sentent trahis, je me sens incompris, ils désespèrent de retrouver en moi des signes de rédemption. » Pour le fils, il est impératif de se libérer de leur entrave, même si cela lui coûte : « Avec les flics, tu ne te sens jamais en faute. Avec tes parents, toujours. Il faut que tu les oublies pour te sentir libre. » L’once de culpabilité à leur endroit dont il ne s’est pas débarrassé et que, malgré lui, il cultive ne l’a pas paralysé. De ses géniteurs il ne sera pas le complice ; et de ce mode de production capitaliste qui dévaste le vivant et l’étant il ne sera pas la victime ni le larbin. S’il refuse les simagrées et les grimaces, la tempérance et le sens commun qui couchent les sujets alors qu’ils devraient être debout, il ne doute pas que le moi soit « haïssable », dans tous les cas : fort louche et indécent, parce qu’il isole, exacerbe les penchants narcissiques et l’égotisme, distrait de la nécessité d’opposer un front uni aux exploiteurs et aux profiteurs : « La vie intérieure, c’est une occupation de nanti, de petit-bourgeois satisfait et nombriliste, l’idée même de te considérer comme un individu te déplaît, comme celle de te retirer du monde réel, comme toutes les manœuvres de diversion face à l’oppression sociale et à toutes les formes de la domination. »
Pour militer et « servir le peuple », il ne faut pas – ou ne il ne faut plus – s’écouter. Les bleus à l’âme ne pèsent pas lourd sur le plateau de la balance des maux dont le capital et son système sont responsables :
Depuis deux ans, depuis que tu es militant corps et âme, tu n’es plus tout à fait un individu. Ta vie singulière s’est effacée.
Tu te redis tout haut : Mon corps ne m’appartient pas.
Et aussi : Ne pas avoir peur de la mort.
À condition de se barrer et de s’oublier, de ne pas s’épancher ni de se répandre, on est apte à œuvrer à la rémission des innombrables douleurs et souffrances endurées par celles et ceux qui travaillent : « je me sentais en charge du malheur ouvrier ». À bien des égards, cette lutte revêt une allure de mission et éveiller les consciences s’apparente à un prosélytisme dont on ne s’acquitte pas sans « un certain goût du tragique » et de la mortification. Cet esprit de sacrifice puise ses racines dans l’enfance et le vieux fonds chrétien dans lequel elle a probablement baigné :
Une fois au mitard, j’ai rêvassé à mon enfance, quand je me prenais pour Jésus. Je voulais la charité et la bonté universelles, je priais à genoux sur mon lit, à côté du cosy et de mes livres de la ‘Bibliothèque verte’, parmi lesquels Sans famille, je priais pour les orphelins du monde entier […].
La radicalité revendiquée est en réalité tributaire d’un fâcheux syncrétisme : tant pis pour André Chénier mais sur « des vers antiques », on n’élabore pas véritablement « des pensers nouveaux ». En surface, on a envoyé valdinguer la bondieuserie, les anciennes croyances (prépubères ?) et le religieux ; toutefois, la grille d’interprétation qui sert à investiguer et à déchiffrer la réalité et la quadrille n’a pas été fondamentalement remise en cause, quoique latent le schème messianique est toujours efficient : Dieu en la personne de son fils s’est incarné pour sauver l’humanité et racheter ses péchés, étudiants et intellectuels conscients de l’injustice intrinsèque aux rapports sociaux capitalistes se dépouillent de leurs « glorieuses » prérogatives pour s’immerger dans le quotidien du prolétariat et provoquer sa transformation de « classe en soi » en « classe pour soi » ; les évangiles et les missels ont pour équivalent le journal, les tracts et les brochures ; le prêche a pour pendant le discours, le sermon la harangue au terre-plein de Penhoët et la chaire le tonneau de Jean-Paul Sartre aux portes de Renault à Boulogne-Billancourt. Les instituteurs, hussards noirs de la République, avaient remplacé les curés, les pasteurs et les autres directeurs de conscience, bergers du troupeau et de leurs ouailles ; les nouveaux partisans ont troqué la soutane et la blouse pour le bourgeron, le jeans et la paire de pataugas mais la fonction qu’ils exercent est inchangée, ils sont des maîtres qui, de l’extérieur de la classe, apportent la « bonne nouvelle » et les « lumières », tout comme leurs prédécesseurs édifiaient les foules et les alphabétisaient, et de surcroît ils s’inscrivent dans l’ordre du symbolique dans le sillage des gardes rouges qui, en Chine, menant la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, combattent la bourgeoisie infiltrée dans le parti ! Leur foi, celle du charbonnier, est si étroitement chevillée au corps qu’ils en sont consumés :
Ton corps brûle d’un feu contraire au repli sur soi, tu es assailli en permanence d’images, d’idées, de fureurs, d’explosions, le mot « mystique » te révulse, tout ton être est affecté à la pensée d’un monde qui trime et qui souffre, alors pas question de t’abandonner à la ‘vie intérieure’.
À ce prix, parfois, ils goûtent d’être parvenus à ne plus subir d’« angoisse existentielle ». Cette mystique sans extase substitue à la famille biologique celle des camarades, l’organisation à la maman, et Mao Zedong, le Grand Timonier (érigé comme l’autre, Iossif Vissarionovitch Djougachvili dit Staline, en « Père des peuples » infaillible et omniscient), à un papa dont l’image falote n’est pas de nature à nourrir un quelconque sur-moi. Les slogans et préceptes qu’ils scandent et débitent devant leurs auditoires ont beau affirmer qu’il n’y a pas d’action révolutionnaire sans théorie révolutionnaire, ce qui les anime ressort d’un communisme des cœurs et des âmes[3] :
Ton amour du peuple s’insère dans une passion globale qui veut un autre destin pour l’humanité, ta révolte personnelle se niche dans une aspiration universelle, elle s’englobe dans cette aspiration, elle embrasse les causes intimes dans une cause générale, tu es avide d’une amitié internationale, d’une fraternité réalisée ici et maintenant […].
La greffe ne réussit pas. Malgré l’intensité de certaines rencontres individuelles et de luttes acharnées contre le patronat et ses chiens de garde, l’établissement en usine ne suffit pas à transformer de jeunes intellectuels de formation bourgeoise en « intellectuels organiques ». En ce domaine, le protagoniste de N’oublie rien ne s’aveugle pas. En récusant les promesses attachées à son statut d’élève du lycée Jules-Verne à Nantes, de Louis-le-Grand à Paris et de la Sorbonne, en dérogeant au rang auquel il pouvait prétendre et accéder, il s’est comporté comme un transfuge à l’envers :
Les amis d’enfance ou d’adolescence, les amis d’avant la GP […] ? Envolés, disparus, ils n’ont plus donné signe de vie, ou plutôt c’est moi qui ai fugué, moi qui les ai perdus en chemin, dans ma fuite. Ils passent l’agrégation, continuent leur médecine ou leur droit, ils seront ingénieurs, professeurs, avocats, hauts fonctionnaires… Ils font de la voile, du tennis, ils vont aux sports d’hiver, ils vivent une vie bourgeoisie et vont bientôt se marier, si ce n’est déjà fait. On ne se comprendrait plus, sans doute.
Dans sa cellule, il ne doute pas d’être, vis-à-vis des détenus comme auparavant des ouvriers, d’« une espèce étrangère ». Ses compagnons d’infortune sont des « droits communs » accusés ou coupables de délits mineurs : « Casses foireux, vols à la tire, vols de voitures, vols avec effraction, violences et outrages à agent, menus cambriolages, bastons, braquages, trafics en tous genres […]. » Avec eux, c’est l’incommunication :
J’ai beau me vouloir persuasif, j’ai beau user ma salive, ils s’impatientent, mes frères encellulés.
À ce moment je parle du tract que j’ai distribué. Je ne peux pas éviter le sujet.
Alors là, c’est l’hilarité générale.
Je ne sais plus où me mettre. Manifestement, j’ai omis quelque chose. Je reprends mon récit.
[…]
-Arrête de nous embrouiller, me coupe un taulard que je n’ai jamais croisé (c’est maintenant tout un public de tatoués, venus de plusieurs cellules, qui s’est rassemblé autour de moi, ils sont assis en rang d’oignons sur les paillasses, je suis apparemment l’attraction du soir), nous, ce qu’on te demande, c’est qu’est-ce que t’as fait, toi ? On te demande pas de tout nous dire, on n’est pas des flics, mais si tu persistes à nous mener en bateau, on n’appréciera pas.
-Et tes potes qui ont fait le coup, ils sont où ?
-Ils ont pas été retrouvés.
-Alors en plus t’es marron, dans l’histoire ! De toute façon qu’est-ce que ça change, vos cocktails Molotov ? le monde tourne de travers, c’est comme ça. T’es au trou et t’as rien fait. Nous au moins on est là pour quelque chose.
Celui que l’administration pénitentiaire traite comme un « caïd » en le maintenant au mitard n’est qu’un pauvre nigaud. Ce dur-à-cuire, d’une consistance à la mie de pain, a découvert la lune avec ses copains alors qu’il est évident que la mécanique sociale est détraquée, on le discerne avec un soupçon de jugeotte ; ceux qui ont commis l’acte pour lequel il a été puni ont été plus malins, ils ne sont pas tombés dans les filets des condés ni dans les griffes des magistrats. Ce garçon si peu perspicace n’est pas à plaindre, c’est un désarmant naïf. Ses griefs, s’il en a, et ses pleurnicheries, s’il s’abaisse à ne pas les refréner, c’est d’abord à lui qu’il doit les adresser. Ce gonze frise la servitude volontaire, sans candeur est éminemment risible pour les retors et les déclassés à qui, pour survivre, l’existence a enseigné qu’il était insensé de retenir ses coups. Ce bouc-émissaire n’a pas l’innocence d’Isaac…
Cette rude leçon le désarçonne en augmentant le trouble que lui cause la difficulté de s’adresser aux prolétaires qu’il a ralliés et à ceux que « la prison ne corrige pas » mais « rappelle incessamment » pour constituer « peu à peu une population marginalisée dont on se sert pour faire pression sur les ‘irrégularités’ ou ‘illégalismes’ qu’on ne peut tolérer » (Michel Foucault, « La Société punitive », Dits et écrits). Bien que n’étant pas un héritier, la formation qu’il a reçue à l’École le coupe des couches populaires et peu instruites de la société ; sa détermination à ne pas épouser une profession ni à intégrer les sphères intellectuelles dont ses études sont l’antichambre en fait une énigme pour ses interlocuteurs : « […] mon histoire, ses motifs, ses circonstances, leur enchaînement, tout ça n’est pas facile à raconter, et peut-être encore moins aux compagnons de misère que j’entrevois dans les couloirs entre deux portes verrouillées. » Et comme la vulgate de la GP n’enraie pas le discours d’ordre de la langue, c’est moins le militant qui exprime la cause des opprimés que celle-ci, tamisée par l’appareil, ses raccourcis linguistiques et ses stéréotypes, qui parle à travers sa personne et son corps, en l’assignant à une déprimante ventriloquie :
Dire qu’à dix-sept ans tu voulais faire poète. Tu as plus que renoncé. Tu manges les mots et les mots te mangent, tu t’entends imiter la voix bouillante de Marco qui parle vite, ou bien d’autres voix fébriles, celles de Rémi, d’autres loubards, d’autres prolos, des chefs de la GP, tous parlent en toi, tu mimes malgré toi leur diction, leurs intonations, leurs gestes, tu te fonds, ta passion révolutionnaire dissout ta personnalité, elle exige une soumission linguistique, un anéantissement vocal, tu n’as plus de langage, plus de voix, plus de langue à toi […].
Se ranger aux côtés des ouvriers, des plus pauvres et des exclus induit à les mimer, dans leur diction, jusque dans leur gestuelle et leur respiration, et à ne plus exister que par eux et pour eux :
[…] ta parole est oppressée comme celle du peuple, écorchée comme celle des humiliés, […] tu hais tous les mots qui édulcorent, les mots qui introspectent et narcissisent, les mots qui masquent la misère sociale […].
Aussi l’épreuve de la prison est-elle ambivalente. Comme toutes les persécutions, elle étaie et raffermit les convictions, et justifie les choix de celui qui croupit dans ses cachots ; mais puisqu’elle lui offre paradoxalement un répit dans lequel il peut en partie se retrouver, elle attise ses hésitations et entame ses certitudes, l’encourage à la nuance plutôt qu’au manichéisme :
En principe, ta vision du monde est sans concession, il y a deux camps entre lesquels il faut choisir. Le programme de la lutte antiautoritaire t’incite à être d’emblée hostile à tous les pouvoirs incarnés, tous les petits chefs, tous les gardes-chiourmes. Mais si chez un ennemi objectif tu perçois une marque d’attention, tu vacilles. A certains moments, il peut même arriver que tu te sentes une indulgence pour le monde entier, mis à part une infime poignée d’exploiteurs et de salauds éhontés. Tu veux croire que l’humanité dans son ensemble est réformable.
[…]
D’un côté ton moi enfiévré et violent, de l’autre ton moi dissident, œcuménique et fraternel. Tu soupçonnes, tapi en toi, un chien sentimental qui cherche l’affection et halète en remuant la queue. Tout est politique, penses-tu comme tes camarades, et cependant, tu n’es pas tout à fait politique au sens strict. Plutôt affectif, affecté à fleur de peau, atteint d’une fièvre insurrectionnelle, révolté de l’intérieur par le monde tel qu’il est, désireux d’un monde tout autre.
Dans sa geôle, le mutin passablement déboussolé renoue avec une subjectivité et des attitudes (introspection, écriture de soi) qu’avec ses camarades il réprouvait. Il suspend la traque de ses travers individualistes. Cette entorse à la discipline de la GP ne l’offusque pas ni le l’alarme, elle protège de l’angoisse, c’est une parade à un enfermement qui, autrement, pourrait l’annihiler :
Dehors, tu n’aurais pas eu l’idée d’écrire quoi que ce soit à part des tracts sur le despotisme de l’usine, les conditions de travail, la tyrannie des petits chefs, les cadences infernales, l’humiliation ouvrière. Tu n’aurais pas eu l’idée d’écrire une ligne sur ce que tu vis personnellement. Tu étais dans le feu de l’action. Ou dans le vacarme de l’usine. Ici, tu écris pour t’arracher au temps, pour t’arracher à toi-même, à l’ennui, à la mélancolie. Tu écris par bouffées, presque d’une traite, tu écris pour respirer, pour survivre, pour te sentir libre malgré tout, avec le sentiment de transgresser un interdit. Tu écris le jour, tu écris la nuit, tu écris sous une faible loupiote ou sous un mince rayon de lune. Seule l’écriture t’apaise un peu.
N’ayant pas une minute à lui pour respirer, mobilisé jour et nuit par les tâches politiques, l’investissement à la GP a fait office de très puissant divertissement pascalien, elle l’a préservé de la « déréliction ». Or, pendant qu’il purgeait sa peine, après une promenade où, en réponse à la Butte rouge qu’il avait stridulée, il a entendu Laura depuis le quartier des femmes siffler « À bas l’État policier », l’emprisonné a été la proie d’une détresse de ce type.
La page qui restitue cette désagréable péripétie fournit peut-être la clé du ressort psychologique qui a déclenché son engagement : « il fallait bien que moi, l’enfant choyé, l’ouvrier d’adoption, j’éprouve enfin à mon tour, sur le tard, ce sentiment d’abandon ». Faudrait-il en déduire que beaucoup des défenseurs des plus démunis sont tenaillés par des bouffées et des déchirements abandonniques ? Et comme la camaraderie se trame dans une chambrée, avec qui convient-il de partager celle-ci, en particulier lorsque sa taille est celle d’une chambre, lorsque la mère n’y est plus ?
Avec les femmes, cet irréconciliable et irréconcilié contestataire est fragile et empoté. Ce n’est pas un « tombeur » : les camarades ne sont pas des objets de plaisir, elles n’ont pas vocation à assurer le « repos » du révolutionnaire… Les mœurs se libèrent, certes, mais pour des communistes conséquents le rapport à l’autre est toujours politique et éthique. Le libertinage, ce n’est pas pour eux, seulement pour les « grands seigneurs méchants hommes », les bourgeois et leurs sbires, les nouveaux partisans ne sont pas adeptes de la gaudriole. L’hypothèse que cette rectitude renvoie à la vieille culpabilité chrétienne devant la chair n’est pas à écarter. Bref, « [il est] le champion des amours platoniques […] d’ailleurs [il rêve] surtout du grand amour ». À dix-sept ans, un « ratage sentimental » a redoublé sa tendance à l’inhibition ; au sein de la GP, pas de batifolage, la tension sexuelle est réorientée vers des lendemains radieux et sublimée dans la quête de l’entente parfaite avec une compagne partageant ce même horizon :
Le manque d’amour te revient comme une mauvaise rengaine. L’action militante te détournait. Peut-être même au fond que tu laissais passer des occasions. Claire, par exemple. Elle te plaisait bien. Elle travaillait dans une usine de bas, comme Claudette, la femme de Marco. Un jour, tu étais en bleu, à la pause de midi, sur une petite place près du terre-plein, vous deviez distribuer des tracts. Claire te dit : ‘Il te va bien, ton bleu, avec les yeux que tu as.’ Ca illumine ta journée. Une semaine passe. Un soir, avant de t’endormir, tu penses à Claire. ‘Les yeux que tu as.’ Et le lendemain, tu la vois embrasser un militant venu de Nice, celui qu’on appelle ‘Marseille’, un dragueur intempestif, sans subtilité. Puisque Claire se laisse séduire si facilement, au fond, il n’y a rien à regretter.
Sans trop larmoyer, on s’accommode des carences affectives, du manque de tendresse, de l’absence de satisfaction charnelle, la politique sert de compensation et de dérivatif :
[…] ta vie amoureuse est un désert, tu es amoureux transi de tous les prénoms féminins, de toutes les ouvrières, de toutes les femmes mûres au visage marqué », de toutes celles qui ont vécu dans leurs corps l’épreuve de l’usine, de toutes les camarades qui ont le béguin pour les chefs, les grands costauds, les voyous auréolés, et pas un regard pour toi, le fluet militant de base.
Là où il est – à la « base » – et comment il est fait – c’est un « fluet » -, le garçon de N’oublie rien n’est guère avantagé pour séduire. Il est résigné à ce que les femmes de l’organisation aillent avec d’autres que lui, pire qu’elles ne le remarquent pas, chez lui nulle doléance, leur autonomie libidinale ne se discute pas, elles ont l’initiative, elles vont avec qui elles veulent et font avec eux ce qu’elles guignent, quant à lui ses regrets et sa frustration il les étrangle et la métabolise avec un zest d’amertume. Sa « môme », s’il en avait une, elle aurait dans son allure et dans dégaine quelque ressemblance avec celle immortalisée en 1960 par Jean Ferrat : « Ell’ pos’ pas pour les magazines / Ell’ travaille en usine […] Elle a vingt-cinq berges » et « la Saint’Vierge / Des églises / N’a pas plus d’amour dans les yeux » qu’elle… Dans les parages de ses camarades,– résolues, admirables et admirées –, il soupire parce que muettement il les désire, ce qui est inavouable, cette attirance étant littéralement indicible :
Elle [Laura] était en cavale dans les environs, elle aussi, recherchée comme toi. Vous avez dormi ensemble dans une usine désaffectée de Trignac. Façon de parler. Elle était dans les bras de Jules, et toi, à côté d’une ronéo. Vos histoires sont jumelles, mais elle a plus d’expérience : déjà quinze jours de taule en février, soldés par un non-lieu. Tu ne sais s’il lui arrive d’avoir peur, en tout cas elle n’en laisse rien paraître. Toi, au moment de l’action, tu tremblais parfois, alors tu regardais Laura et tu te reprenais. Tu admires son caractère trempé. Elle incarne votre cause commune. Quand on côtoie une fille aussi intrépide, on veut se sentir à la hauteur. / Douloureux de savoir qu’elle est sans doute là, derrière ces murs, qu’elle ne peut te répondre, ou qu’elle ne t’entend pas.
Pour parer le risque de dissociation (et d’oscillation entre le sexe et le politique), le sujet s’en sort par la simplification (avec son corollaire : l’outrance) et la sublimation :
[…] j’ai vibré en marchant sur Billancourt derrière une banderole qui disait : ‘Les ouvriers prendront des mains fragiles des étudiants le drapeau de la lutte contre le régime antipopulaire’[…]
À la GP et dans toute l’extrême-gauche des « mains fragiles », on est lacanien au carré, il n’y a pas en effet de rapport sexuel parce que « [t]out est [exclusivement] politique ». Le travestissement (par transfert) des affects en « camaraderie » désexualise les relations et, à l’échelle du groupe, épargne à chacune et à chacun de se demander s’ils ont instauré entre eux des liens durables d’amitié :
Laura n’est pas ton amante, juste une camarade, mais tu as beaucoup investi dans la camaraderie, elle te tient lieu d’amour, la camaraderie, et depuis que tu es à l’isolement à la prison de Saint-Nazaire, tu réalises ceci, à contrecœur, et comme un aveu que tu te fais à toi-même : au-dehors, tu appartenais à un groupe, tu vivais au milieu des camarades, tu parlais à une foule d’ouvriers, et cependant il t’arrivait de te sentir seul, profondément seul. Diffuser La Cause du peuple, coller des affiches, bomber des slogans, préparer une action, ça t’évitait de te pencher sur toi. Tu es condamné ici à ce que tu fuyais et redoutais : l’examen intérieur. La prison te renvoie à ta solitude. Pensée dangereuse que tu ne tiens pas à approfondir, mais tu es peut-être là pour ça. Le groupe n’empêche pas la solitude. La camaraderie ne conduit pas nécessairement à l’amitié. Tu es ici à l’isolement, mais pas plus que dans ta vie nazairienne, peut-être. Tu aimerais qu’on ne t’oublie pas, tu aimerais que tes liens avec Marco, Rémi, Jules, Dan ou Laura ne soient pas limités par les circonstances de votre action commune, par les affinités de votre révolte. Tu veux le croire, tu es inquiet de ne pas en être certain.
Balançant dans l’action entre la jubilation, la grandiloquence et les passions tristes (la colère, « l’écœurement à penser que tout pourrait bien reprendre son pli »), on se résout, avec crânerie, à requérir l’impossible : « […] ce que nous voulons : tout, ce que nous voulons : rien, rien de ce que la société telle qu’elle est nous impose […]. »
Pour cette plongée lyrique dans le monde, Jean-Pierre Martin a eu à sa disposition deux superbes mots de passe : « […] ‘Gauche prolétarienne’, un attelage surprenant pour toi, presque poétique, la gauche transfigurée par la force d’un adjectif, avec en arrière-fond toute l’archéologie ouvrière, la Commune, le Front Populaire. » Son livre salue celles et ceux qui, dans sa génération ou dans celle d’après, même s’ils n’ont pas brandi les mêmes bannières, sont partis « à l’assaut du ciel ». Les lectrices et lecteurs, qui ont aujourd’hui vingt ans et sentent qu’ils seront incapables de s’assagir, liront avec bonheur N’oublie rien : ils entreverront ce dans quoi, en 1970, nous étions pris, en l’espèce « un devenir révolutionnaire sans avenir de révolution » (Gilles Deleuze). J’ignore ce qu’il en est de Jean-Pierre Martin ; pour ce qui me concerne, de ma vie, je ne m’en suis pas consolé. Ayant appris d’Althusser que l’avenir précisément dure longtemps et qu’il est bon, au lieu de baisser les bras, de spéculer (au sens noble du terme) sur les effets de ses écrits et de ses actes, j’espère que ce qui nous a soulevés hier ne soit pas tari et ressurgisse, sous une forme ou une autre, afin de conjurer la réification et la misère qui nous accablent, et la guerre qui vient…
Jean-Pierre Martin, N’oublie rien, Paris, Éditions de l’Olivier, février 2024, 192 pages, 18,50 euros
Notes
[1] Bordeaux n’étant pas un bastion marxiste-léniniste, les établis y étaient rares, et fantomatiques la Gauche Prolétarienne et le Parti Communiste marxiste-léniniste de France, les groupes locaux avaient la suprématie, scissionnant fréquemment au gré de querelles souvent arbitrées (?) par Jean-Paul Abribat – que je n’ai rencontré qu’à la faculté et qui a terminé au… PCF, en grugeant Positions notre « fraction » (de fait). Pour cette faiblesse, je ne lui en ai pas voulu, il avait besoin d’un auditoire et d’être aimé, et ledit parti cherchait un intellectuel pour ses tribunes… Jean-Paul, après s’être fait la tête de Karl Marx, s’est identifié à Sigmund Freud. Et, sans cesser de militer, il a apposé sa plaque de psychanalyste. Il apparaît dans le film Enfin pris ? (2002) de Pierre Carles, dans une (désopilante) scène tournée en son cabinet du boulevard Franklin-Roosevelt :
[en ligne] https://www.dailymotion.com/video/xjejmm [consulté le 4 avril 2024].
Vous demandez-vous pourquoi je ne jette pas la pierre à Jean-Paul Abribat ? J’estime qu’il n’avait pas tort quand, devant la caméra, il affirmait : « Ne sommes-nous pas incurablement dans la naïveté et l’innocence de notre aveuglement sur nous-mêmes ? ». Cette lucidité l’honore. Que la terre lui soit donc légère.
[2] Bouvet, l’avocat du narrateur de N’oublie rien, l’alerte contre les conséquences de sa condamnation (deux mois de prison) : « J’espérais un sursis. Ce qui est plus embêtant, c’est que votre casier n’est plus vierge, avec du ferme. Vous ne pourrez pas passer les concours, vous ne pourrez pas être fonctionnaire. Jusqu’à ce que vous bénéficiiez d’une amnistie. On fait appel, si vous voulez. » (p. 162-163) Moi non plus, je n’ai pas fait appel. Je me suis acquitté de mon amende et j’ai repoussé l’inscription à l’agrégation à des jours plus riants. Comme Jean-Pierre Martin, je suis aujourd’hui professeur émérite…
[3] Cette tournure, qui peut étonner, provient de ce passage de René Crevel, dans Mon Corps et moi (lorsqu’il publie ce roman, le surréaliste a vingt-cinq ans) : « Foi commune, communion, communisme des âmes, le rêve d’un petit Juif a été plus fort que la prétendue sagesse antique, un vagabond crucifié a fini par vaincre des lois qui avaient eu raison de sa créature humaine, l’antisocial a permis au monde de ne pas crever sur son fumier raisonnable, la révolution sincère a triomphé de la pourriture conventionnelle, et bientôt, les individus trop particuliers pour ne point devenir ennemis les uns aux autres (homo, homini lupus), du haut de leurs tours d’égoïsme logique, leurs dernières forces affaissées sous ce dont ils ont voulu faire des cuirasses d’esprit, de cœur, ne pourront plus ne pas sentir – illusion ou vérité, mais secours sublime, en tout cas, et dont il nous est humainement fort difficile d’avoir le courage d’être dignes – que le salut n’est pas dans quelque créature choisie ou l’effort terrestre, mais une fusion totale, absolue. » La soif d’absolu de Crevel ne me paraît pas antinomique à celle qui, en Europe occidentale, a enflammé bien des révolutionnaires, entre la défaite du IIIe Reich nazi en 1945 et la chute du mur de Berlin en 1989.