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Photo du rédacteurJohan Faerber

Mickaël Tempête : "Ce qui a motivé mon écriture est le constat d’un échec des politiques de normalisation de l’homosexualité pour lutter contre ce qui la réprime"




Une des réflexions les plus neuves et les plus puissantes sur l'homophobie : tel est le constat imparable qu'effectuera chacune et chacun après lecture de La Gaie panique de Mickaël Tempête, essai qui vient de paraître aux toujours stimulantes éditions Divergences. Dans cette histoire politique de l'homophobie, ainsi que le porte son sous-titre, La Gaie panique retrace comment l'homophobie s'inscrit au coeur d'une mécanique néolibérale par laquelle les gays en viennent à souscrire à une gestion sécuritaire de l'homophobie. A rebours des discours toujours suspects sur la peur des homophobes ou le vade-mecum que constituerait la tolérance, Mickaël Tempête dessine des propositions critiques qui questionnent la saisie par l'Etat des brutalités anti-homosexuelles. Autant de questions, au coeur des luttes, que Collateral ne pouvait manquer d'aller poser à l'essayiste.  

 

 

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre fulgurant essai, La Gaie panique : une histoire politique de l’homophobie qui a paru récemment aux stimulantes éditions Divergences. Comment est née votre réflexion sur ce que d’emblée vous caractérisez comme l’homophobie, à savoir cette “dynamique anti-homosexuelle (qui) s’est particulièrement abattue contre les formes publiques d’expression de l’homosexualité” ? Y a-t-il eu en particulier une lecture dans laquelle se serait originée votre réflexion comme celle notamment de Guy Hocquenghem que vous citez à plusieurs reprises ou bien un fait divers, un événement plus largement qui vous aurait incité à formuler, de manière imparable, combien “L’histoire de l’homosexualité s’est-elle construite à partir de l’histoire de sa répression” ? 

 

Les choses ont commencé à partir d’un malaise que j’ai ressenti lorsqu’on a cessé de s’interroger sur les structures profondes de l’homophobie réduite à une « haine de la différence ». Il se trouve que j’ai grandi dans cette période de normalisation et d’assimilation des homos, celle des années 1990 et 2000. Ce qui a motivé l’écriture de ce livre est le constat d’un échec des politiques de normalisation de l’homosexualité pour lutter contre ce qui la réprime. Cette politique a été soumise à l’agenda du Parti socialiste, et a eu pour conséquence de neutraliser la dimension conflictuelle du désir homosexuel. Les mots d’ordre d’aujourd’hui à ce sujet n’ont pas beaucoup changé, ils se sont au contraire enfoncés dans une logique doloriste et sécuritaire de ce qui réprime l’expression d’un désir. Je ne dis pas que l’erreur était de lutter pour une égalité des droits mais plutôt d’avoir cru que cette politique de l’égalité nous libérerait de l’homophobie. Or l’intuition qui a guidé mes recherches est qu’on se trompe d’affect : il s’agit moins de haine que d’un amour démesuré pour la différence sexuelle, pour les frontières infranchissables entre les « orientations sexuelles », et pour un ordre où chaque chose doit rester bien à sa place et… à distance. L’acquisition de droits n’a fait que déplacer sans cesse l’expression de cette panique morale et métaphysique. On le remarque aujourd’hui avec la résurgence des mêmes tropes concernant l’homosexualité menaçante : la promiscuité avec les enfants et les lieux d’éducation ; et la manifestation du désir dans l’espace public. Là-dessus, la gauche pastorale et la droite conservatrice peuvent tout à fait s’entendre. On peut d’ailleurs appliquer cette même lecture au sujet des paniques anti-trans. J’ai donc effectué un travail de recherche à partir d’une pragmatique des émotions suscitées par le caractère menaçant de l’homosexualité pour comprendre comment les bases théoriques qui ont soutenu les lois répressives contre les homos ont survécu à leur abrogation. Alors effectivement, la lecture de Guy Hocquenghem, et en particulier de son livre Le Désir homosexuel, m’ont permis d’ouvrir ensuite le mille-feuille de l’homophobie et d’entamer la pseudo limpidité de ce terme. 

 

 

Pour en venir sans attendre au coeur de votre réflexion, La Gaie panique propose, pour saisir l’histoire de l’homophobie, de retracer tout d’abord l’histoire de la construction même de la notion d’homosexualité dont vous dites : “L’homosexuel est un lapin sorti par magie du chapeau occidental à la fin du 19e siècle”. Pour vous, la construction de l’homosexualité   s’explique aussi et immédiatement par le développement concomitant d’un sujet libéral dont la vocation sociale et politique est de parvenir à maitriser ses pulsions. En quoi l’homosexualité doit ainsi se comprendre comme la défense de deux notions, la responsabilisation et la modération, contre une troisième, dangereuse parce que révolutionnaire, à savoir la subversion ? En quoi la notion d’homosexualité sert à asseoir la raison d’Etat contre toute révolution possible ? 


J’ai fait commencer cette histoire à partir de la création du mot « homosexualité » à la fin du 19ème siècle, en argumentant que l’invention de cette catégorie abstraite avait pour but de mieux définir, contrôler et réprimer un désir qui passait entre les mailles du filet. Il s’agissait de rendre transparent ce qui est perçu comme opaque et de donner une origine à ce qui semble venir de nulle part. Mais cette opération de langage a aussi défini en retour ce que l’homosexualité n’est pas : la sexualité normale. Ça, c’est la conséquence concrète des forces de l’abstraction. Il s’agirait même probablement de l’objectif principal : circonscrire la normalité en étudiant ses marges. Médecins et juristes s’en sont donné à cœur joie pour projeter sur le désir homosexuel ce que la sexualité normale ne souhaite pas être : impulsive, irresponsable, irrationnelle et improductive. Ce sont ces mêmes propriétés que les élites politiques attachent aux foules révoltées qui perturbent l’ordre des choses : les émeutes, les soulèvements, les grèves sauvages, l’anarchie, les sabotages, etc. Mais ce qui se joue dans l’homosexualité est une chose tout à fait refoulée à un niveau libidinal, c’est l’importance des origines à un moment où le monde occidental cherche à naturaliser les siennes. D’une part, les premières études sexologiques s’évertuaient à comprendre le rôle des sexualités dissidentes dans la « dégénérescence » de la civilisation. D’autre part, des anthropologues arpentaient les colonies pour recueillir et cataloguer les « déviances » de genre et de sexualités.  

Après la Seconde Guerre mondiale, cet enjeu civilisationnel et racial s’est modernisé. Une logique libérale a accompagné les changements de mœurs tout en conservant les critères de maîtrise de soi et de rationalité pour recoder les désirs « libérés ». C’est par ce biais que la normalisation a pu s’établir, en inscrivant dans la tête de chacun la responsabilité de perpétuer les valeurs et la grandeur de l’occident face à la barbarie des colonies ou anciennes colonies. Guy Hocquenghem a formidablement bien décrit cet archétype de l’« homosexualité blanche » : « un stéréotype d’homosexuel d’État, intégré à l’État, modelé par l’État et proche de lui par les goûts, rassuré d’ailleurs par la présence au pouvoir de tel ou tel ministre lui-même homosexuel sans fausse honte. »1  



Ce qui rend singulière votre approche de l’homosexualité construite en gémellité avec l’homophobie, comme les deux faces d’une même pièce, c’est la constitution aussi d’un ethos singulier, celui qui permet, dites-vous, “d’acquérir en retour une connaissance fine des rapports de pouvoir” : en quoi, selon vous, ces rapports de pouvoir ont valeur d’expérience singulière ? S’agit-il selon vous d’une expérience semblable à cette connaissance intime du pouvoir que peuvent fournir les nombreux exemples de répression de la domination raciste et coloniale ? 


Faire l’expérience continue de la domination subie, nous ouvre à des modalités de connaissance. Se faire insulter de pédé, pédale, tarlouze, tapette, avant même de formuler quoi que ce soit pour soi-même, oblige à mettre en place une sorte de « veille ». On observe, on écoute, on tente de prévenir par quel endroit les coups pourraient tomber. C’est triste mais c’est aussi riche d’enseignements sur le fonctionnement du monde. Tout dépend ensuite des décisions que nous prenons pour répondre aux attaques : entrer en résilience, imiter le pouvoir ou résister.  

En fait, il y a une chose un peu délicate que je voudrais partager. Il me semble que la condition secrète de cette connaissance provienne d’une identification temporaire avec ce qui cherche à nous détruire. La littérature de Jean Genet, de Mathieu Riboulet et de Dennis Cooper est exemplaire à ce sujet, chacun à leur manière. Il ne s’agit pas d’une forme de complaisance dans la noirceur ou dans le romantisme comme les défenseurs d’une « normativité queer » ont tendance à nous faire croire. Au contraire, parce que l’identification est un contact poussé à sa limite, il s’agit d’affronter ce qui en soi n’est pas soi, et d’ouvrir temporairement une communication sans limite. C’est seulement à ce risque qu’on en finit avec la grande maîtrise du sujet libéral et qu’une désidentification avec ce qui nous détruit devient ensuite possible. 

 


L’articulation entre histoire de l’homosexualité et construction de l’homophobie s’opère à la jonction de ce que vous observez ici : “Délimiter l’homosexualité, c’est l’“inventer”, découper abstraitement dans le désir pour inventer, par la même occasion l’hétérosexualité, opération inévitable pour assurer l’émergence d’un dispositif de sexualité capable de définir ce qui est désirable et ce qui ne l’est pas.” Diriez-vous ainsi comme Monique Wittig que ce qui caractérise la définition même de l’homosexualité c’est l’établissement de ce qu’elle désigne comme le contrat hétérosexuel, postulat d’une normativité sexuelle pourtant jamais interrogée des sociétés ? 


Tout d’abord, revenons sur la délimitation de l’homosexualité. La catégorisation de l’homosexualité avait pour but de circonscrire une menace en lui conférant des limites définitionnelles. Or ces limites sont aussi brouillées par des lignes de contamination, du moins dans l’imaginaire réactionnaire, car tout ce qui franchit ces limites est sujet d’angoisses. Le sexe est trop dangereux : à quel moment ne risquerait-on pas d’être modifié par ce qu’on cherche à détruire ? Tout cela est affaire d’affects, de limites et de porosité. Une domination exige de mettre en place un dispositif qui rapproche l’ennemi de sa proie. C’est un paradoxe risqué : pour rendre une menace transparente, il faut s’en approcher. Le désir homosexuel se traîne depuis plus d’un siècle cette aura de contamination ou de conversion par sa simple visibilité. La période de l’épidémie du VIH dans les années 1980 et 1990 va amplifier et ancrer durablement dans les corps cette appréhension.  

Disons ensuite que l’hétérosexualité a symbolisé tout ce que l’homosexualité n’est pas : ni une menace, ni une contagion, mais une sexualité normale, une nature et une loi. Le « contrat social hétérosexuel » qu’analyse Wittig est passionnant et fort utile aujourd’hui car elle nous oblige à nous demander si politiquement nous souhaitons réellement nous battre pour obtenir une égalité avec un contrat social de la domination. En ce sens, on pourrait remettre en question ce que nous entendons usuellement par « égalité » et notamment avec l’idée sous-jacente que l’homosexualité doit s’élever au rang supérieur (normal) de l’hétérosexualité pour entrer en citoyenneté. Car le désir homosexuel (que je distingue de l’homosexualité qui est une issue identitaire à ce désir) se fout des hiérarchies et pour cela il doit continuer à affirmer son caractère menaçant et profondément transformateur. 

 

 

Au cœur de cette histoire politique de l’homosexualité, La Gaie panique propose surtout de déconstruire la notion même d’homophobie que vous développez notamment ainsi : “Il faudrait procéder à une déconstruction de l’homophobie, qui la ramènerait à son caractère illogique et multiple, à un trouble de causalité empreint de haine et de peur, de délire paranoïaque et de rationalité politique, afin de perturber le programme de distribution des places entre un sujet tolérant et un sujet intolérant (et donc tolérable pour le libéral).” En ce sens, l’homophobie parait se construire en un double mouvement : ainsi l’homophobie entendue comme peur de l’autre permet d’humaniser les agresseurs tandis que par un mouvement inverse, la visée politique et sociale de l’homophobie d’Etat est de “déshumaniser les masculinités subalternes” selon votre expression ? Est-ce l’enjeu de l’humanité même qui vous paraît être au centre de cette articulation ? 


En abordant le caractère illogique de l’homophobie, je souhaitais remettre en débat ce qu’on entend communément par ce terme. Il fallait la rendre à la multiplicité de ses formes et ne pas la réduire à une chose unique. Ça peut paraître bizarre mais c’est une méthode qui m’a permis d’élargir la compréhension de ses dynamiques. Pour ce faire, j’ai décentré l’objet de cette répression, à savoir les « homosexuels », en l’ouvrant à toutes les subjectivités à dominer. Par exemple, à partir de l’usage de l’homophobie à des fins d’humiliation par les forces de l’ordre contre les masculinités subalternes, on accède à un autre registre de l’homophobie qui n’a pas forcément besoin d’un « gay identifié » sur lequel exercer sa brutalité. L’homophobie fait donc partie d’un arsenal de guerre sexuelle pour corriger l’expression de certaines masculinités dans l’espace public. C’est ce qui s’est passé pour le viol de Theo Luhaka avec une matraque téléscopique par un agent de police, ou encore lorsqu’un agent de la Brav-M dit à un jeune tchadien interpellé en marge d’une manifestation : « Moi je peux dormir avec toi [en GAV] si tu veux, et c’est le premier qui bande qui encule l’autre ».  

Il ne faut jamais perdre de vue le caractère « menaçant » de ce qui est perçu comme en dehors de l’humanité. Avec l’homophobie, on peut faire entrer ou sortir quiconque de l’humanité. Tantôt parce que l’homophobe est désigné comme le barbare, le mal civilisé ; tantôt parce que l’homophobe peut expulser de l’humanité, par la dégradation, l’humiliation ou la mise à mort, les masculinités qui contreviennent à l’ordre social. Ces masculinités menaçantes sont également multiples : les hommes arabes, noirs, les beaufs, les homos, les folles, les trans, les gauchistes, etc.  

Une autre forme d’homophobie s’exprime bruyamment ces dernières années, ce que je nomme une homophobie d’« en haut » qui a pris le relais d’une homophobie d’État. Cette homophobie d’en haut est en quelque sorte celle qui tient les rênes de toutes les violences, tout en s’exprimant avec « tact » et « courtoisie » dans les médias. Ce sont tous les discours qui ont déplacé leur malaise envers la sexuelle homosexuelle ou la transidentité vers une critique du « wokisme » et de l’« idéologie LGBT ». C’est elle qui a aujourd’hui la légitimité de s’exprimer dans les médias mainstream, de créer des observatoires du wokisme au Sénat ou à l’Assemblée nationale, et surtout de déterminer ce qui serait « réellement homophobe », à savoir l’homophobie d’en bas, des classes inférieures. 

 


Transformer les agresseurs en victimes tenaillées en vérité par leur “peur” : telle est la vocation même d’une définition de l’homophobie comme expression d’un désir homosexuel refoulé. En quoi une telle lecture victimaire de la violence perpétrée participe selon vous d’une transformation de la question politique en question psychologique ? N’est-ce pas le coeur même de la machine capitaliste de substituer à la conceptualisation politique une machine affective qui, par contrecoup, permet de construire les homosexuels comme communauté de la peur et de les rendre complices de la répression policière ? 

 

Le problème c’est qu’on commet une erreur en pensant que la peur est un affect qui appartiendrait à la victime et que la haine appartiendrait à l’agresseur. Je dirais au contraire que ces deux affects circulent et se superposent dans cette relation qui unit l’agresseur et la victime. D’une certaine manière, la haine est mise au service d’une conjuration de la peur vis-à-vis d’une menace mal identifiée. Mais comme je le disais au début de l’entretien, il s’agit moins de haine que d’un amour démesuré pour l’ordre, il ne faut pas minimiser le rôle de l’amour dans les processus actuels de fascisation. Le fascisme défend aussi sa propre idée de l’amour, il en fait le moteur d’une guerre culturelle. Malheureusement on se retrouve aujourd’hui avec des slogans utopiques ridicules qu’on peut lire autant sur des pancartes dans des Marches des fiertés qu’entendre dans des chansons de variété française du style : « Notre amour vaincra leur haine ». 

Il s’agit bien, comme vous le dites, d’une machine affective car c’est grâce aux émotions suscitées par le « sentiment d’insécurité » qu’un tel partage est possible. Le discours le plus présent aujourd’hui dans les médias est celui qui crée une scène dans laquelle se font face une « communauté de la peur » (les femmes, les juifs, les homos, les trans...) et une « communauté de la haine » (les masculinités subalternes). Non seulement cela a pour conséquence de rendre les homosexuels complices de ces réponses policières et carcérales mais cela enfonce encore plus profondément la notion sécuritaire dans nos corps. Dans cette opération politique, la « communauté de la peur » n’a d’autre choix que d’accepter sa dépendance aux institutions policières censées assurer sa « protection ». Tandis que la « communauté de la haine » est juste bonne à remplir les prisons. C’est clairement un chantage, notamment parce qu’on ne nous permet pas aujourd’hui de répondre autrement que par la plainte et la procédure pénale. En France, le désir de punir est plus fort que le désir de transformation des structures de la domination. 

 


Un des points les plus remarquables de votre réflexion consiste, contre toute attente, à condamner la notion même de tolérance, toujours opposée aux homophobes et défendue à la manière d’un porte-étendard capable d’opposer une saine réponse aux violences. Vous écrivez notamment de manière éloquente : “La tolérance permet à l’Etat-nation de se draper d’innocence tout en attaquant ce qui contrevient à la remise en cause du “statut universel” de ses idéaux.” En quoi cette notion de tolérance peut-elle se révéler problématique dans un Etat à vocation libérale ? Quels en sont les dangers notamment au regard de la République ? 


La tolérance est le sentiment préféré du sujet libéral qui veut se rassurer d’être du « bon côté ». Elle est définie populairement comme le respect de la différence humaine ou des opinions et pratiques qui diffèrent des siennes. Elle est une forme d’acceptation négociée avec l’étrangeté qui présuppose avant tout une séparation avec l’objet à tolérer. Et comme le note très justement la philosophe Wendy Brown2, les objets de cette tolérance sont interchangeables, qu’il s’agisse de race, de religion, de culture, de genre ou d’orientation sexuelle. Un « je ne suis pas homosexuel mais… je n’ai rien contre ». On tolère l’homosexualité à condition que celle-ci ne vienne pas nous transformer de l’intérieur. D’où, à nouveau, l’importance des limites symboliques ou réelles. On la tolère à côté de soi, dans ses commerces, ses ghettos, ses applications de rencontre, ses associations, ses manifestations, ses sous-commissions de partis politiques, etc. C’est une naturalisation de l’orientation sexuelle permise par la neutralisation des éléments menaçants que celle-ci pourrait contenir. On a alors affaire, si je puis dire, à une homophobie de basse intensité. 


 

 

Ma dernière question voudrait porter sur les rapports que les homosexuels entretiennent avec la police et la question de la répression. Vous posez d’abord cette définition de la police : “La fonction de la police est moins de faire respecter les lois que de faire entrer ce qui déborde dans le cadre de la loi.” Pour ensuite affirmer avec force et clarté : “Désormais, ce ne sont plus les homosexuels mais les homophobes qui doivent être chassés par l’Etat, et ce renversement du sens de la répression a légitimé un rapprochement entre l’homosexualité et l’ordre policier”, réflexion à l’appui de laquelle vous évoquez l’association de policiers, FLAG qui, notamment, ne condamne pas le caractère raciste dans certaines agressions homophobes commises par des policiers. En quoi la convergence des luttes homosexuelles et du pouvoir est-elle problématique ? Pourquoi ces luttes homosexuelles souscrivent-elles au problématique “pacte républicain” ?  

 

Ce fameux « pacte républicain » a une histoire et une place particulière dans les luttes LGBT+. On le doit notamment à une association telle que Homosexualités et Socialisme (créée en 1983), affiliée au Parti socialiste, qui a œuvré pour nettoyer le mouvement de ses marges, pacifier ses méthodes et le façonner pour correspondre aux attentes des pouvoirs publics. Le sociologue Hugo Bouvard a fourni un travail passionnant à ce sujet3. Il relève notamment qu’en plus de participer à une intériorisation d’un éthos réformiste, elle a également formulé un discours anti-communautariste (c’est-à-dire toutes critiques au projet d’assimilation). Cette asso a joué un rôle similaire à SOS Racisme de réappropriation et de normalisation des luttes. Tout ceci est aujourd’hui compris et exacerbé par ce « pacte républicain » incarné autant par des politiciens comme Gabriel Attal que comme l’association Fiertés Citoyennes, une sorte d’émanation LGBT du Printemps Républicain. Leurs discours s’attaquent à la fois aux corps des femmes musulmanes, à l’« homophobie endémique » des quartiers d’immigration, au militantisme queer radical, c’est-à-dire à tout ce qui excède leur idée de République. On a publié il y a quelques mois dans la revue Trou Noir, un article intitulé « Homo Zion » qui décrit parfaitement ce rêve homosexuel sécuritaire occidental. La promesse que formule ce « rêve » répond à un besoin de sécurité ressenti par une grande partie de la communauté LGBT+. Il est de notre ressort de nous interroger sur ce besoin et sur les conséquences qu’aurait une telle réponse sécuritaire et profondément raciste, car derrière se cache une guerre. La police y a sa part, mais elle ne serait rien sans cette demande initiale.  





Mickaël Tempête, La Gaie panique : une histoire politique de l'homophobie, éditions Divergence, septembre 2024, 180 pages, 16 euros



Notes

1 Guy Hocquenghem, « Tout le monde ne peut pas mourir dans son lit », in Un journal de rêve, Éditions Verticales, 2017. 

2 Wendy Brown, Regulating Aversion: Tolerance in the Age of Identity and Empire, Princeton University Press, 2008. 

3Hugo Bouvard, « Homosexuel·le·s et socialistes. Constitution d’un pôle électoral-partisan et institutionnalisation du mouvement gai et lesbien dans les années 1980 et 1990 », in Sociétés contemporaines, n° 128, 2022. 

 


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