
Le 28 février dernier a été inaugurée la passerelle Michèle Morgan, le long du canal Saint-Martin. Volonté de la mairie de Paris de mettre en lumière des femmes-artistes qui ont fait l’histoire, dont celle du 7e art. À la fin de ce discours-hommage dans le froid de l’hiver, les nuages se sont effilochés. Plein soleil dans un ciel bleu, comme les yeux de Michèle Morgan.
Une mère au foyer lave son bébé. Le père, vendeur qui n’a pas la bosse du commerce, déboule du travail, tout excité. Marcel, un collègue astrologue à ses heures, lui a prédit que Simone, leur petite fille bissextile, née le 29 février 1920, jouira d’un destin exceptionnel. Le père prend l’enfant dans ses bras, l’embrasse de toutes ses forces, la soulève haut, toujours plus haut, dans un ciel bleu assorti aux yeux du bébé qui rigole.
Simone a 15 ans. Elle se lamente sur la plage de Dieppe. Roussel, son patronyme, lui déplaît. Il sonne trop petit, trop hexagonal pour son « destin exceptionnel ». L’adolescente dévore les revues de cinéma, est convaincue qu’elle sera star, mais pas en France, à Hollywood, comme Joan Crawford et Greta Garbo, son idéal. L’an dernier, elle a gagné un concours de photogénie. Depuis, elle rêve de gloire aussi fort qu’elle s’ennuie. Un caméraman et sa famille jouent sur le sable, non loin d’elle. « Avec ces yeux-là, vous devriez faire du cinéma ! », lance l’homme entre deux lancés de ballon. Simone, garçon manqué qui n’a pas froid aux yeux, le prend au mot, fonce à Paris. Le caméraman, pas prédateur pour deux sous, la conduit aux studios de Neuilly-sur-Seine, où Yvan Noé tourne Mademoiselle Mozart. Simone se retrouve figurante, prend dix ans avec un maquillage épais comme du plâtre, est filmée au premier plan, tout près de la vedette du film, Danielle Darrieux. Noé remarque sa cinégénie : « Avec ces yeux-là, vous devriez faire du cinéma ! ». Il la conduit au cours de René Simon, le gourou de l’art dramatique. Simon la contemple : « Avec ces yeux-là, vous devriez faire du cinéma ! ».
Deux ans et des kilomètres de castings plus tard, Simone court le cachet, est toujours recalée, se désespère dans le métro. Marcel, le collègue astrologue, pénètre comme par magie dans le wagon, la reconnaît, lui promet un succès dans les six mois.
Dans son unique tailleur gris, Simone a des ailes dans le quartier des Champs-Élysées, fait un clin d’œil à l’Arc de Triomphe. La prévision de Marcel s’est accomplie. Elle vient enfin de décrocher la timbale. Le premier rôle dans un drame de Marc Allégret avec Jules Raimu, Gribouille ; le comble pour une future peintre ! Son béguin du moment la surnomme Michèle, prénom sexy pour lui. Elle passe devant la banque JP Morgan. Morgane… Morgan… Ça sonne Américain. Adieu Simone Roussel ; bonjour Michèle Morgan !

Raimu, l’ogre au visage en chewing-gum, a une réputation difficile, voire cruelle sur les plateaux. Il fond devant Michèle, prend sa défense quand Allégret engueule Morgan pour la faire pleurer. La promo du film zoome sur le fameux regard de la jeune première, véritable révélation. Nouveau visage pour une Nouvelle Vague du cinéma français qui entend tourner plus réaliste, plus poétique. À sa tête, un trio insolent de talent, composé d’un cinéaste impétueux, Marcel Carné, d’un poète anarchiste, Jacques Prévert, d’une gueule d’amour, Jean Gabin. Pour Le Quai des brumes, les seuls essais de Michèle sont ceux de ses costumes. Un ciret transparent comme une flaque d’eau, un béret signé Chanel, un style pour l’éternité. « Tu as de beaux yeux, tu sais », murmure Gabin avec sa gouaille et le bout de son nez en forme de fesses. « Embrassez-moi », lui répond Morgan dans un souffle. Le bleu de leurs yeux s’abandonne, et leur baiser oublie l’équipe de cinéma. Michèle Morgan/Jean Gabin : le couple modèle de la fin des années 30 naît aussi vite qu’il est balayé par « la drôle de guerre » – comme si une guerre pouvait-être drôle ?... Le Quai des brumes les réunit. Remorque de Jean Grémillon sonne le glas de leur romance. Chacun de leur côté, les amants qui ne veulent pas tourner pour les Allemands, migrent à Hollywood, alors que leur persona est si française. Gabin s’amourache de Ginger Rogers, Marlene Dietrich. Le pseudo de Michèle déçoit les journalistes dès son arrivée à New York. Morgan, pour eux, c’est l’équivalent de Durand, de Dupont. « Roussel, it’s so french ! ». Premier malentendu, et il y en aura tant d’autres. Michèle Morgan manque de tourner Soupçons d’Alfred Hitchcock qui lui préfère Joan Fontaine, Casablanca de Michael Curtiz qui choisit au final Ingrid Bergman. Dans sa villa avec piscine que n’aurait pas renié Douglas Sirk – Morgan aurait été fabuleuse dans Le Mirage de la vie –, l’expatriée se languit de l’Hexagone, s’isole, tourne peu, tourne mal. Un jour écrasé de soleil, aux studios RKO, elle téléphone d’une cabine téléphonique, laisse sa place à un cowboy au sourire Gibbs. Blond, grand, beau, il se nomme Bill Marshall, un vrai nom de western. Marshall et Morgan se revoient, flirtent, se marient, conçoivent un petit garçon, Mike.
La France est libérée, et Michèle, au volant de sa décapotable, éclatent en sanglots. Elle va pouvoir enfin rentrer, embrasser les siens, leur présenter fils et mari. Les actrices vivent du romanesque, et le romanesque s’empare souvent de leur vie, jusqu’au cauchemar. Dans sa prison dorée, Michèle Morgan va vivre l’enfer des femmes françaises qui se sont entichées de GI, les ont suivis les yeux fermés aux USA, terre de toutes les promesses. Bon nombre d’admiratrices écrivent à l’actrice leur désenchantement, leur drame. Elles pensaient épouser un gentleman farmer, se retrouvent à trimer aux champs avec un paysan sans le sou, puritain à l’extrême, pour qui le mot « Française » est synonyme de « putain ».
Jean Delannoy désire Michèle Morgan dans La Symphonie pastorale, adapté d’un roman d’André Gide. Bill Marshall concède un voyage en France, mais sans Mike. Les photographes mitraillent le retour de l’actrice. Michèle découvre une France meurtrie, affamée, se repaît malgré tout de la culture qui lui manque tant. Elle joue une aveugle, brouille ses yeux en continu pour s’approprier le personnage. Son regard perdu fait merveille à la caméra. La Symphonie pastorale remporte le grand prix du Festival de Cannes, première édition d’après-guerre, et lui vaut le prix d’interprétation féminine. Michèle Morgan prend conscience que son talent ne peut s’épanouir que là où le cinéma a été inventé !

S’ensuit une décennie de combat pour une femme déchirée entre sa volonté de travailler dans son pays, de sauvegarder une vie de famille qui part à vau-l’eau. Bill refuse le divorce, ne veut pas lui céder Mike. Il tourne de moins en moins. Michèle qui collectionne le Prix de l’Actrice française la plus populaire, fait bouillir la marmite outre-Atlantique. Son mari daigne l’accompagner de rares fois. Sur un paquebot, il fait la connaissance de Micheline Presle pendant que son épouse tourne un péplum à Rome, Fabiola. Parmi ses partenaires, Henri Vidal, un second couteau musclé en jupette. Il a la tête d’un jeune premier catcheur, mi-Jean Marais, mi-Lino Ventura. De bonne humeur contagieuse, il la fait rire la star, elle qui ne sait plus très bien ce que ce verbe veut dire. Michèle n’aime plus Bill, sait sa liaison avec Micheline Presle, l’accepte sans souffrance. Elle avoue à son époux son aventure avec Henri Vidal. Il la coince en flagrant délit d’adultère, lui refuse la garde son fils. Michèle Morgan met dix ans à récupérer Mike. Henri Vidal, de son côté, oscille entre euphorie et abattement, souffre d’être « Monsieur Morgan ». Le Tout-Paris sait qu’il se drogue, exceptée Michèle, ses beaux yeux bandés par amour. Au bout de la dixième cure de désintoxication, le cœur d’Henri lâche à la veille des années 60. La Nouvelle Vague emporte tout sur son passage, brocarde la politique des auteurs, les réalisateurs d’une certaine tendance du cinéma français et leurs égéries.
C’est à ce moment-là que je viens au monde. Mes parents achètent la télévision l’année de ma naissance. Pur boomer, je découvre en noir et blanc votre visage de sphinx, le magnétisme de votre regard, votre port de reine, votre timbre de voix qui feutre parfois. Cet air de « dame comme il faut » qui plaît tant à nos mères de province. À leurs yeux, vous représentez la Parisienne, mais sans le côté « olé olé », expression qu’elles murmurent tout bas. Pour elles, vous êtes « chic », toujours mesurée dans les interviews, sans éclats de rire incendiaires ni démonstrations lacrymales, aux antipodes de Brigitte Bardot et d’Anna Magnani – spectre large. Pour moi, vous êtes l’ultime regard du générique du Cinéma de minuit de Patrick Brion et de trois flashs cathodiques, car la télé programme souvent vos films au ciné-club comme en prime time. Le premier, fantastique. Le Miroir aux deux visages d’André Cayatte, où femme ordinaire, vous devenez une déesse après une opération de chirurgie esthétique pratiquée par un comédien nommé Gérard Oury, rencontré dès le cours Simon. La beauté bouleverse l’existence de l’héroïne, et votre regard fait peur comme celui de Jack Nicholson. Quand plus tard je découvrirai Les Yeux sans visage de Georges Franju, je regretterai qu’il n’ait jamais pensé à vous. Le second émoi est érotique. Dans Les Orgueilleux d’André Cayatte, vous croupissez dans un hôtel miteux au fin fond du Mexique. En soutien-gorge et jupe-combinaison, vous retirez vos bas, tentez de dissiper la moiteur avec un ventilateur métallique. Les gouttes de sueur sur votre corps vous rendent fatale, et j’imagine combien Luis Buñuel, période La Vie criminelle d’Archibad de la Cruz, aurait sanctifié, diabolisé votre beauté. Dans le troisième, vos yeux bleus ont adopté la couleur et la maturité. À l’instar de Greta Garbo dans Ninotchka, vous riez enfin dans Le Chat et la souris. Vous mangez un gâteau dans un restaurant ; un clou transperce votre gencive. Vous avez mal. Serge Reggiani, votre partenaire au regard de cocker, fait un foin, demande sur-le-champ la direction de l’établissement. Vous vous lâchez dans un formidable fou-rire. Comme s’il était retenu depuis trop longtemps sur grand écran, il gagne Reggiani et le public. C’est Claude Lelouch avec sa caméra à l’épaule qui vole votre joie, votre fantaisie, si belles à voir. Celles que vous partagez désormais avec Gérard Oury, l’homme sans nuage, l’homme de votre vie, mais qui, hélas, ne poussera pas le curseur de votre rire dans l’une de ses comédies.

À Hollywood, Moïse Kisling peint plusieurs portraits de vous. Une Michèle Morgan au visage triangulaire, yeux démesurés, presque globuleux, proche d’une créature à la Tim Burton. C’est lui qui vous initie à la peinture, passion qui supplantera le cinéma. À Hollywood encore, vous croisez dans les chemins boisés autour de votre villa, une femme en pardessus, pantalon et chaussures d’homme. Bob enfoncé sur ses cheveux au carré, elle marche à toute vitesse, vous snobe. C’est Greta Garbo, l’idole de votre jeunesse. Et la villa où vous ressentez des présences maléfiques, sera celle de l’assassinat de Sharon Tate. À Hollywood enfin, brille votre étoile sur le Walk of Fame, au 1600 de la Vine Street. Les Américain·e·s savent-ils qu’après avoir joué, peint, aimé, vous avez perdu la vue telle l’héroïne de La Symphonie pastorale ?...
Vendredi soir dernier, ce même 28 février, s’est déroulée la 50e cérémonie des César. À la première édition, vous annoncez le meilleur film avec son président, Jean Gabin. Plus coquet que jamais, il vous accueille sur scène les bras grands ouverts, vous prête ses lunettes pour déchiffrer le gagnant. Vous êtes tout en blanc, digne, superbe, comme toujours. Quelques mois après, Gabin meurt. Quarante ans plus tard, vous le rejoignez. Où vont les âmes ? Où flottent-elles ? « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Et leurs baisers au loin les suivent comme des soleils révolus ». Sans oublier les femmes dans ces vers de Ferré et Aragon, de cette terre qui ne tourne pas très rond au firmament des étoiles du cinéma, de cette passerelle qui porte aujourd’hui votre nom, je vous souhaite, chère Michèle Morgan, un bel anniversaire bissextile assorti à la couleur de vos yeux : bleu électrique.
Le Quai des brumes de Marcel Carné (1938)
Passerelle Michèle Morgan, face au 95 Quai de Valmy, Paris 10e.