Depuis le modèle académique imposé par Gustave Lanson, il existe une séparation nette entre deux approches de la chose littéraire. S’y opposent en effet la critique, appelée à juger subjectivement les œuvres, notamment mais pas exclusivement en vue de faire un premier tri, et la science, qui pour Lanson ne peut être que l’histoire, obligée de se borner à décrire en toute objectivité le patrimoine littéraire canonique, hommes et œuvres confondus. Cette opposition est fallacieuse : l’historien n’est plus seulement celui qui décrit le passé, il est aussi celui qui fait l’histoire, au même titre que le critique et, de plus en plus, le public. L’historien fait toutefois mieux : au passé qu’il façonne et refait, il donne une nouvelle lisibilité.
Cette invention du passé se forge à deux niveaux, qui forment aussi deux temps de la démonstration historique. Pour commencer, l’historien propose un cadre théorique permettant une analyse globale de son objet. En l’absence d’une telle grille, résultat d’un salubre parti pris, il est difficile de ne pas tomber dans la pure description du passé, avec pour seule ambition le désir d’y mettre un peu d’ordre, comme si catalogue, taxinomie et nomenclature valaient analyse et explication. En revanche, l’adoption d’un cadre surplombant, qui ne préjuge en rien de l’évaluation des textes concrets, constitue un premier niveau de compréhension, qu’il est toujours loisible de contester. Le lecteur d’un tel ouvrage n’est pas confronté à un jeu de j’aime/je n’aime pas, mais accède d’emblée aux critères d’analyse défendus par l’historien. L’adoption d’une grille de lecture aide aussi à ne pas tomber dans le piège de la pseudo-exhaustivité : la qualité de l’argumentation n’est pas fonction du nombre d’œuvres commentées (et plus on énumère, plus on reste superficiel dans ce type d’ouvrages), mais de leur apport à la discussion générale (perspective qui n’est nullement celle de la simple illustration : les textes convoqués ne sont pas des exemples destinés à prouver tel ou tel point de l’argumentaire mais des cas à multiples facettes, susceptibles d’explorer les tensions entre théorie et pratique).
Dans un deuxième temps, cette approche à la fois théorique et sélective garantit une plus grande place et partant une plus grande attention aux œuvres mêmes, c’est-à-dire la possibilité d’en faire une lecture vraiment critique, positive ou négative. D’une part, la sélection constitue déjà un jugement en lui-même. Elle permet également de lire ce qui ne va pas forcément de soi : si telle ou telle œuvre fait l’objet d’une analyse, c’est qu’elle en vaut la peine (elle permet de rendre visible ce qui est en jeu dans une époque), et à partir de là il devient possible d’en scruter en dehors de toute visée polémique les problèmes, les défauts, les impasses, les insuffisances (l’analyse de ce genre de limites ne vise jamais à disqualifier l’œuvre mais à donner justement plus de force encore aux questions de tous ordres qui compliquent la réalisation d’un projet d’écriture).
Après La Poésie de l’Après-guerre 1945-1960 (éd. Corti, 2022), Les Javelots de l’avant-garde. Poésie en France 1960-1980 sont un nouveau jalon de l’histoire de la poésie contemporaine, au sens large du terme, qu’est en train d’écrire Michel Murat. Les deux volumes sont un exemple superlatif des principes de lecture et d’analyse que l’histoire littéraire moderne doit continuer à approfondir. La période en questions, 1960-1980, fut d’une richesse exceptionnelle et ses effets se font sentir jusqu’à aujourd’hui. Elle était aussi d’une radicalité sans pareille, avec une avant-garde (techniquement parlant : une néo-avant-garde) qui cherchait moins à innover à tout prix, à découvrir une nouvelle forme d’absolu littéraire, qu’à détruire une fois pour toutes la poésie même, dans un geste plus radical encore que celui de Rimbaud, détourné de la poésie sans pour autant l’avoir anéantie (les « javelots » du titre de l’étude de Michel Murat renvoient à cette dimension polémique : le texte comme machine de guerre lancée contre la citadelle de la Poésie). Les années 1960-1980 furent enfin, pour autant qu’on puisse en juger aujourd’hui, les dernières de leur genre : le rêve avant-gardiste s’est soldé par un échec, la poésie est toujours là, parfois repliée sur son passé, parfois s’efforçant de dégager de nouveaux chantiers – tous phénomènes que pointe brièvement l’épilogue du livre qui permet de faire le lien entre la néo-avant-garde et ce qu’on appelle aujourd’hui la néo-littérature (Magali Nachtergael), très ouverte sur les synergies avec d’autres médias.
Pour aborder la double décennie 1960-1980, Michel Murat propose un regroupement selon trois axes, qui se suivent plus ou moins (mais l’essentiel n’est pas là), qui se définissent aussi les uns par rapport aux autres (mais plus encore par rapport à l’idée que tous se font de la poésie et de la nécessité de la récuser, de la maintenir ou de la déplacer) et qui enfin se construisent chacun avec ou contre des contextes institutionnels que le livre décrit avec grande précision (revues, collections, maisons d’édition, colloques, critiques, diverses formes de sociabilité, partenaires et adversaires médiatiques). Le premier axe se consacre au travail de destruction (Denis Roche), puis de reconstruction (Jacques Roubaud) du vers, forme clé de toute poésie conventionnelle. Le second analyse comment des auteurs plus traditionnels (mais on parle bien de la tradition de la modernité, non de la tradition tout court) ont voulu innover sans pour autant couper les ponts avec le passé. Il se regroupe autour de deux pôles : d’abord des poètes comme Michel Deguy, Jude Stéfan et Jacques Réda, dont le travail éclaire la politique éditoriale des éditions Gallimard, plus exactement le rôle de son pôle le plus expérimental autour de la collection « Le Chemin » ; ensuite le groupe de la revue L’Éphémère, née en réaction au sabordage de la revue Le Mercure de France par Gallimard (qui avait racheté aussi la maison d’édition du même nom). Le troisième axe recouvre le mouvement de la « modernité négative », qui radicalise la poésie dans un esprit littéraliste et autotélique, mais qui ne cherche plus à effacer la poésie même. Claude Royet-Journoud et Emmanuel Hocquard en sont les figures de proue, mais cette partie du livre met aussi en valeur deux auteurs oubliés, Roger Giroux et Michel Couturier, et, plus encore, des voix féminines : Anne-Marie-Albiach, Agnès Rouzier, Sophie Podolski, Danielle Collobert.
Michel Murat est un historien qui fait parler les textes. Cependant il ne se contente pas de les citer, chaque fragment faisant toujours l’objet d’analyses minutieuses qui éclairent l’argumentation générale du livre et vice-versa (tout comme les œuvres ne sont pas là pour illustrer les thèses de l’auteur, les lectures ne sont pas faites pour servir de modèle réduit des œuvres : chaque mot, chaque vers, chaque ligne, chaque page gardent une autonomie certaine). Le fil rouge des Javelots de l’avant-garde est double et la force de l’ouvrage vient aussi du tressage systématique de ses deux questions fondamentales. Premièrement : quel est le projet de l’auteur analysé et quels sont les moyens proprement stylistiques mis à contribution en vue de la réalisation de ce programme ? Quelles sont les réussites et les limites, parfois même les échecs, de ces œuvres, localement et globalement ? Deuxièmement : quels sont les facteurs institutionnels ayant accompagné la trajectoire des auteurs et des groupes ? Quelles sont les forces « externes », que Michel Murat ne rabat jamais sur le « champ » bourdieusien, qui ont pesé sur le développement « interne » de ces écritures ?
Le livre de Michel Murat est une intervention capitale, dans le domaine des études littéraires et au-delà. C’est un texte qui récrit l’histoire de l’avant-garde, d’abord en la replongeant dans la complexité d’une époque qu’il n’est maintenant plus permis de lire dans la continuité des avant-gardes historiques des premières décennies du vingtième siècle (en ce sens le livre nous oblige aussi à mieux définir ce qu’il en est de l’avant-garde aujourd’hui), puis en recentrant le débat sur l’avant-garde littéraire sur les questions de style et d’écriture (en ce sens, Michel Murat rompt avec l’interprétation hégémonique des avant-gardes historiques par Peter Bürger qui insiste sur le dépassement du clivage entre la vie et l’art, une approche qui finit inévitablement par jeter un soupçon sur des lectures plus formelles de la poésie). Le livre est capital aussi parce que, de manière plus générale, il avance une manière d’écrire l’histoire excédant l’illusion exhaustive et objectiviste. Michel Murat montre qu’on peut être sélectif et ne pas reculer devant de vrais jugements de valeur, à condition de partir d’un socle théorique et méthodologique solide (en l’occurrence : qu’en est-il du rêve de détruire la poésie ou non ?, pour ce qui est de la théorie, et : comment mettre à profit les outils de l’analyse stylistique ?, pour ce qui est de la méthode). Soulignons toutefois que le ton du livre est d’un bout à l’autre mesuré, modéré, en un mot équilibré : Michel Murat ne cache ni ses préférences ni ses réserves, mais il ne le fait jamais de manière polémique et il n’arrête pas de souligner qu’il existe d’autres points de vue sur la poésie et l’avant-garde.
Michel Murat, Les Javelots de l’avant-garde. Poésie en France 1960-1980, José Corti, octobre 2024, 420 p., 23,50 €