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Meryem Belkaïd : Un premier roman (Ecris et je viendrai)

Photo du rédacteur: Christiane Chaulet AchourChristiane Chaulet Achour

Meryem Belkaïd (c) DR


« Avant d’avoir à affronter le monde extérieur. 

Avant d’avoir à affronter Alger »




Des articles récents ont rappelé l’importance qu’a prise la mise en fiction de la décennie noire algérienne des années 1990. Ce nouveau roman, premier de l’écrivaine, choisit aussi cette période, si marquante pour le pays, comme cadre de l’histoire qu’il nous raconte. Le point fort est le 8 juin 1993 avec l’assassinat par les islamistes d’un psychiatre en bas de son immeuble à Alger. Et si la fiction poursuit le récit au-delà, elle garde en mémoire cette mort et ses conséquences, les crimes islamistes et l’image prégante du pays. Lorsque Leïla, la protagoniste, vit à Paris à partir de 1995, la voix de la narration constate : « Elle travaille tant et si bien qu’elle croit en oublier la guerre, le sang, les attentats. Lorsqu’elle donne sa nationalité, on se charge bien de lui rappeler qu’elle vient d’un pays d’égorgeurs, de tueurs d’enfants et  de poseurs de bombres »



Le 22 mars 2024, les lecteurs de Collateral découvraient le parcours de Meryem Belkaïd entre trois pays, l’Algérie, la France et les Etats-Unis. Cette fois, c’est son premier roman que nous sommes invités à lire. L’illustration de couverture est une photographie de Nasser Medjkane (1956-2019),  reporter-photographe qui avait collaboré, à l’occasion des dix ans des édtions Barzakh, à un livre textes et images « Alger, quand la ville dort » en 2010, « autant de visages, de corps, de paysages urbains qu’il avait le don de saisir » ; ce sera aussi le cas du roman. Sur la couverture du livre édité par Casbah éditions, c’est la photographie d’un manège, bien suggestif des tourbillons de la vie des deux protagonistes de la fiction. L’exergue choisi est un court poème de Malek Haddad :


« Mon Dieu, merci,

Tout ce soleil,

Je me promène à tes côtés

Dans les rues d’Alger ».


Et c’est bien Alger qui est la ville de référence principale de ce récit. Il a une structure d’ensemble originale à la fois sur le plan chronologique et sur celui de la distribution des séquences.


Du point de vue de la chronologie, le premier chapitre et l’épilogue privilégient le point de vue d’Ali, quelques années après les événements racontés dans le corps du récit. Mais entre ce point inaugural et ce point terminal, Leïla occupe le terrain, pourrait-on dire, au point qu’à une première lecture (et peut-être aussi influencé par le prénom de la romancière) on lui donne le premier rôle : il nous faudra réviser cette impression première. Toutefois aucun des deux n’est la voix de la narration qui est une voix surplombante qui nous raconte les vies de ces deux adolescents devenus adultes malgé et grâce aux remous de l’histoire qui ne les ménagent pas. Quinze chapitres donc, non titrés, sauf six d’entre eux marquant les étapes de leur impossible union : « L’Enterrement » - La leçon » - « Un thé à Paris » - « La nuit blanche » - « Les aveux » - « une semaine à New York ». Entre ces chapitres qui sont consacrés à un événement précis, la narration raconte les aléas de deux vies nous rendant complices soit d’Ali, soit de Leïla, dans le contexte de la guerre civile algérienne des années 1990. 

On sait toute la complexité du vécu de cette guerre selon les lieux du pays et les groupes sociaux et aucun roman ne peut prétendre rendre compte de sa totalité. Ici, c’est la mémoire de l’élimination des intellectuels algériens qui est le sujet central. Lorsqu’Ali range les dossiers de son père et qu’il découvre les actions etreprises dont sa participation au comité pour la vérité sur les assassinats des intellectuels, il constate : « Si on compte les morts, on  n‘est pas loin d’une extermination rationnelle de l’intelligentsia algérienne ».


Cet adolescent, « Ali l’agité » est décrit dans sa mobilité physique, la séduction qu’il exerce sur les filles et sa présence remarquée, « avant le drame ». Mais nous sommes bien après puisqu’il se réveille à 5h du matin, le mardi 12 mars 2013, vingt ans après la date qui a marqué sa vie, le 8 juin 1995. La voix de la narration précise qu’il n’a plus vu Leïla depuis douze ans. Après cette plongée dans le présent, on fait faire au lecteur une marche arrière, en passant du côté de Leïla et les souvenirs de leur adolesence. La jeune fille se sent différente des lycéens qu’elle côtoie même si, au fond, elle est du même monde : « sa seule petite touche de fantaisie était un keffieh palestinien qui était devenu en quelque sorte sa signature vestimentaire ». C’est une fille qui a un fort caractère, qui a perdu sa mère à l’âge de 13 ans. Elle lit beaucoup et a appris à contenir ses émotions lors de ce décès : « Cette vague de chagrin s’abattra sur Leïla quelques années plus tard à Paris. Avant qu’Ali ne la sauve en évoquant les Etats-Unis. Ali l’avait à sa façon sauvée de tout. Du chagrin. Du passé. De la folie. Du mensonge aussi que l’on se croit forcé d’offrir constamment aux autres ».


La voix de la narration change subtilement de support pour nous raconter le passé des personnages, passant d’Ali à Leïla. On apprend que le père d’Ali était médecin psychiatre. Le matin de son assassinat, deux autres morts sont évoquées : celles de Tahar Djout et du Pr. Boucebci.





 C’est le récit précis de l’assassinat en bas de son immeuble, de l’intervention de son fils qui, constatant la mort de son père, se met à réciter la fatiha alors que son père, pense-t-il, ne jurait que « par Freud et par Faon », en « cartésien absolu ». Leïla a appris la nouvelle à la radio avec son père : celui-ci réitère son souhait de voir sa fille partir après son baccalauréat : « il est de plus en plus convaincu que ce n’est pas un pays pour une femme, que c’est un pays qui dévore ses propres enfants ». Leïla a été avec son père à l’enterrement qui forme un chapitre à part où se succèdent les obligations en la circonstance et les détails qui montrent bien, pour qui a connu l’atmosphère d’Alger alors, qu’on est en mars 1993, avec la présence, outre des membres de la famille, des associations féministes et des démocrates. A ces obsèques, Leîla ressent une « ambiance insurrectionnelle ». Subrepticement, Leïla noue alors une complicité avec Ali.

La mort de son père oblige Ali à entrer dans « le temps d’apprendre à vivre » : récit tout en condensation des décisions et actions qui sont les siennes jusqu’à la mention du procès des assassins de son père, bâclé et sans aucune transparence. Sa mère, avocate, l’avait prévenu que ce serait ainsi.

Leïla aussi poursuit dans sa voie, celle du bac avec les épreuves de français qui se tiennent à Tunis et le rappel de l’été algérien funeste avec l’interminable « litanie » des intellectuels assassinés dont les noms sont donnés. Pendant l’année de terminale, Ali s’isole de tous : « C’est leur dernière année au lycée, mais aussi au pays. Une année faite de silences et de projets qu’ils ne partagent pas ». 


A nouveau un chapitre titré, « La leçon » (clin d’œil au titre d’un roman de Malek Haddad que la romancière aime particulièrement ; « L’élève et la leçon » ?) : Leïla et Ali se retrouvent seuls dans la même salle au lycée et elle lui explique l’art de la dissertation ! 





L’amorce de leur discussion est La Chute de Camus, « le seul roman de Camus qu’elle a aimé lire. Probablement parce qu’il ne parle pas de l’Algérie ». Leïla prend conscience de son désir pour Ali ; et celui-ci songe que son père aurait apprécié Leïla : « Ali ne pourra pas lui présenter la femme dont il est en train de tomber amoureux ». L’un et l’autre, avant de quitter Alger, ne se reverront pas. L’un à Aix-en-Provence, l’autre à Paris, disparaissent de leurs vies respectives.


Toutefois, la distance par rapport à Alger, permet d’introduire la première des six lettres qui vont jalonner la suite de la fiction. C’est à leur ami commun, Salah que Leïla écrit dès septembre 1994 pour raconter son malaise d’être loin d’Alger, suivie d’une lettre à son père le 15 mars 1995 pour le tranquilliser sur son adaptation alors qu’elle est en plein désarroi ; celui-ci lui répond le 30 mai 1995 pour réitérer la chance qui est la sienne de faire ses études à Paris. A la fin de l’été, le 20 septembre, elle écrit à son ami Salah pour lui confier l’amour qu’elle éprouve pour Ali. Quinze jours plus tard, la cinquième lettre est adressée à son père pour lui annoncer qu’elle abandonne la prépa. et s’inscrit en fac. La sixième lettre, le 26 juin 1999, presqu’en fin de récit, est la seule lettre qu’Ali lui envoie pour lui dire ce qui est devenu le titre du roman : « ecris-moi et je viendrai te voir. Ecris et je viendrais ». La septième lettre, le 15 avril 2000 est de Leïla à Ali : elle pense avoir fait le ménage dans sa vie, ce qu’elle veut, ce qu’elle attend et l’invite à venir à New York ; il répond immédiatement qu’il viendra en mai. « Une semaine à New York » est le récit des retrouvailles et le point final d’une histoire d’amour qui n’a pu se concrétiser dans la durée. Ali clôt la fiction, douze années après : Leïla est toujours dans ses pensées : « il essaye depuis des années de trouver les mots pour dire leur histoire. Cette esquisse de bonheur ».


Trois modes de narration qui donnent des pages évocatrices de ces deux étudiants en exil de leur ville, des adaptations et des conduites tout à fait différentes qui sont les leurs et une appréciation très intéressante des études et des apprentissages non seulement intellectuels mais aussi existentiels. Les personnes qu’ils côtoient n’ont pas vraiment d’existence dans le roman, que ce soit le petit ami de Leïla ou les multiples conquêtes d’Ali. On lira avec grand intérêt cette radioscopie des chemins pris par ces jeunes adultes en perte de leurs repères habituels et loin de la « success story » qu’on évoque habituellement avec sous-jacente l’idèe que, sortis d’Alger, ils trouvent épanouissement et liberté en France. Peu de romans ont mis en scène ce type de cheminements. La solitude de Leïla est un instant suspendue par la visite d’Ali et de Nabil, venus d’Aix. Ali se rend bien compte que son amie semble avoir tiré un trait sur l’Algérie et lui dit : « Il faut que tu sois toi-même tout en étant du monde ».


Contrairement à elle, Ali rentre à Alger, le premier été, participe sans s’y impliquer à la vie de famille, s’oppose au discours de sa mère sur la lutte nécessaire des démocrates car il est persuadé que l’Algérie ira mal longtemps mais qu’il rentrera après ses études : « il le sait car il le vit dans sa chair, ce mélange de tristesse, de terreur, de rage et de désarroi ». En se plongeant dans les papiers de son père, Ali livre de nombreuses informations et évoque cinq assassinats. Il ne suit pas ce chemin néanmoins. Ali n’est pas un militant : il prend un autre direction que Leïla qui trouve sa voix dans des études d’histoire et dans son projet de thèse, « La place des intellectuels dans l’Algérie contemporaine ».


Outre cette histoire d’amour qui met sept années à se concrétiser pour s’achever en une semaine de rêve, ce qui frappe avec ce roman, ce sont les voix de la génération des adolescents citadins et dans des milieux que l’histoire n’a pas ménagés avec l’assassinat de la génération des pères qui a étêté la relève dans de nombreux domaines et tant affaibli le pays. L’assassinat du père d’Ali, le volonté du père de Leila de l’extirper du pays pour qu’elle ait un vie plus heureuse offrent des représentations de paternités contrastées. Le chapitre 11, « Les Aveux », est particulièrement important à ce sujet. Leïla a voulu revenir à Alger avant d’aller vivre en Amérique. Si elle a du mal à retrouver sa connivence avec Salah, elle a enfin un échange en profondeur avec Ali. Pour la première fois, il lui raconte la journée du 8 juin 1993 et lui parle du livre de Jean-Philippe Ould Aoudia qui a mis des années à faire toute la vérité sur l’assassinat de son père. Assassinat célèbre puisque c’est celui où six inspecteurs de l’enseignement - dont l’écrivain Mouloud Feraoun - ont été froidement abattus par un commando de l’OAS qui est resté impuni.




C’est comme s’il donnait mission à Leïla de faire une recherche de vérité sur son père par son travail de thèse. Si le père de Leïla n’a pas une présence fracassante, il est tout de même le vecteur de son départ ; le père d’Ali, lui, est omniprésent : il y a comme un échange de paternité entre Ali et Leïla. Comme si la jeune génération était chargée de faire la lumière sur l’histoire du pays : « Si le trauma colonial n’avait pas fini de livrer ses secrets, cette nouvelle guerre que personne à nouveau n’osait nommer allait mettre encore plus de temps à révéler les siens ».


D’ailleurs, Ali lui demande de lire, pour lui, les livres de son père. Dans l’avion qui l’emmène à New York le 31 août 1997, Leïla ouvre le cadeau d’Ali : c’est le livre de J-P. Ould Aoudia et un livre de son père.


L’amour enfoui… Ali lui dit adieu en arabe, « dans leur langue. Celle de la retenue. Celle qui ne veut jamais dire je t’aime ». Le père partagé comme héritage à poursuivre. La ville d’Alger enfin, au plus profond de leur géographie intime. Devant la baie, la mer : « c’est beau hein, tout ce soleil, toute cette lumière ? Et elle est heureuse qu’il n’ajoute rien. Pas de remarque sur la saleté des lieux, sur l’incivilité des habitants, sur les morts et les massacres. Pendant quelques secondes ils sont seulement dans la beauté de l’aube. Dans la ville qui les a vu grandir, qui a vu naître leurs rêves et leurs espoirs ».






Meryem BELKAÏD, Ecris et je viendrais, Alger, Casbah éditions, octobre 2024, 175 p.

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