« Une machine infatigable nourrie de piécettes et de bons sentiments, asphyxiant nos révoltes » : c'est ainsi que le narrateur de La Manche, premier roman de Max De Paz qui vient de paraître chez Gallimard, décrit ce qui fait son quotidien dans la rue et donne précisément son titre au livre, la manche. L'écrivain et son héros ont le même âge, une vingtaine d'années, et l'ouvrage se pose d'emblée comme un quadrillage du temps et de l'espace.
L'espace, c'est celui du quartier Latin : « La place du Panthéon est leur assurance-vie ; ce n'est pour moi qu'un carré de béton, quatre trottoirs. La Contrescarpe est leur cantine ; c'est mon gagne-pain ». Il y croise Philippe, qui a des Lettres, il y chemine avec Moussa qui fut vendeur à la sauvette sur les plages de Toscane et avec Tamás le Gitan teigneux. Puis il y fait la rencontre décisive d'Élise, qu'il prend tout d'abord pour un homme à l'aspect revêche.
Le temps, c'est celui de la nuit près du sol, qui abrutit quand elle ne tue pas, des matins foulés aux pieds par les passants pressés, des après-midis accueillant parfois des parties de foot insouciantes. C'est aussi celui de l'histoire littéraire que convoque inévitablement la figure du laissé pour compte, de l'indigent. Depuis Diogène jusqu'à Boudu en passant par l'horizon d'un Bartleby, cet imaginaire englobe des œuvres aussi diverses que Dans la dèche à Paris et à Londres de George Orwell, La Marge d'André Pieyre de Mandiargues ou encore L'Opéra-Mouff', court-métrage d'Agnès Varda situé précisément dans le cinquième arrondissement.
Cet arrondissement est bâti sur la Montagne Sainte-Geneviève et le jeune sans-abri (qui préfère se désigner par le terme de clochard, pour appeler un chat un chat) fait un parallèle entre celle-ci et la Colline du crack. À l'extrême nord du dix-huitième arrondissement, c'est là où son frère aîné se rendait régulièrement pour sa consommation personnelle. Jonas, apprenti pâtissier bientôt alcoolique puis toxicomane, était un modèle pour son cadet et son souvenir continue de le porter, même mêlé d'une grande culpabilité.
Cette culpabilité est le point d'achoppement du livre, le cœur de son ambivalence. Elle cerne en permanence son protagoniste principal. Que ce soit la sienne, d'avoir été crédule, trop naïf face à son frère et sa mère qui sombraient. Ou que ce soit la culpabilité des passants : « L'aumône, ça leur achète un billet pour le paradis ! (...) Comme quoi leur Dieu peut se rendre utile et nous remplir un peu la panse... Donnez, donnez, fidèles, c'est bon pour le salut des âmes ! ».
Pour aller plus loin, on pourrait voir dans ces formes de culpabilités le reflet de celle de l'auteur, ou plutôt de son éditeur. Le personnage au cœur de son récit le dit ainsi : « Les clochards qui lisent, ça fait toujours bander les riches car c'est poétique vous comprenez ». Gallimard, en un sens le fleuron le plus avancé de ce qu'a produit le quartier Latin, publie ce premier texte d'un jeune étudiant parisien en philosophie et en sciences sociales, qui doit aussi venir de là.
C'est peut-être alors ce qui explique le recours narratif à deux champs d'énonciation, le champ alternatif étant assimilé à une petite voix qui juge le premier, comme le ferait un éditeur à propos d'un manuscrit. Ainsi, dans cette véritable mise en abyme de son sujet, que l'auteur place au gré du roman. Un « vieillard en costume » s'apprête à donner une pièce à Philippe, qu'il considère comme « son pauvre », car il lit des livres à tout moment. Et l'aîné a soudain ces mots, terribles de polysémie sous le sceau de la NRF :
« Continuez de lire, mon ami : vous vous en sortirez ! ».
Un message plein d’espoir pour un premier roman qui n’en manque guère.
Max de Paz, La Manche, Gallimard, février 2024, 128 pages, 16€