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Mathilde Levesque : “Le choix d’écrire sur ce procès est en soi une démarche féministe” (Procès Mazan : une résistance à dire le viol)

Photo du rédacteur: Johan FaerberJohan Faerber

Gisèle Pélicot remerciant le collectif "Les Amazones d'Avignon" pour leur soutien (c) Les Amazones d'Avignon
Gisèle Pélicot remerciant le collectif "Les Amazones d'Avignon" pour leur soutien (c) Les Amazones d'Avignon

Implacable : tel est le mot qui vient à l’esprit après la lecture du vif essai de Mathilde Levesque, Procès Mazan : une résistance à dire le viol qui vient de paraître chez Payot. Durant l’automne 2024 s’est déroulé le retentissant procès des viols de Mazan, une affaire judiciaire dans laquelle 51 hommes sont accusés de viol sur une même femme : Gisèle Pelicot. Une femme qui, de 2011 à 2020, était droguée à son insu par son mari, Dominique Pelicot qui la livrait ainsi aux autres hommes. Un procès retentissant qui pose ainsi la question du viol mais aussi de la résistance à le dire jusque dans le tribunal même. Une résistance que Mathilde Levesque interroge depuis un angle sociolinguistique : le procès Mazan s’ancre ainsi dans un déni de la société à trouver les mots pour dire les violences sexistes et sexuelles. Un essai clef dans ce procès du réel et le réel du procès qui ouvre à des questions que Collateral ne pouvait manquer de poser à l’essayiste le temps d’un entretien. 



Ma première question voudrait porter sur votre essai Procès Mazan : une résistance à dire le viol qui vient de paraître chez Payot. Comment vous est venu le souhait d’écrire sur ce procès de Mazan qui convoque, autour de Dominique Pelicot, une cinquantaine d’hommes accusés de viol d’une victime sous sédation : Gisèle Pelicot, un procès que l’on qualifie à juste titre d’“hors norme” ? A quel moment et pour quelles raisons avez-vous choisi d’assister aux audiences ? Etait-ce parce que ce fait divers, comme vous le rappelez dès votre introduction, s’est vite mué en un fait social d’ampleur ? Ou bien parce qu’un tel procès venait solliciter votre expertise sociolinguistique, celle qui vous fit immédiatement remarquer que ce procès opérait ce que vous nommez un “bouleversement des rôles et des discours” ? Diriez-vous ainsi que le procès Pelicot se donne comme une rupture épistémique parce qu’il incarne une rupture sociolinguistique selon vous ? 


L’idée de ce livre est venue en plusieurs temps. J’ai suivi le procès dès son premier jour, de la même manière que je suis de près tout ce qui s’apparente à un fait divers – avant même qu’il devienne un fait social. Ce procès était aussi un cas d’école pour l’analyse de discours : en effet, la matérialité des faits n’étant pas à prouver compte tenu de l’existence des vidéos, tout l’enjeu du procès reposait sur l’efficacité des discours des uns et des autres en vue du verdict.

Dans mon suivi personnel de l’affaire, j’ai tout de suite eu l’impression que du point de vue du sens des mots et des fonctions du langage, quelque chose dysfonctionnait, sans vraiment saisir précisément ce qui m’interpellait.


J’ai donc décidé de me rendre aux audiences pendant les vacances de la Toussaint, d’abord pour approfondir et donner corps à cette intuition, et ensuite pour – initialement – construire un cours pour mes élèves de 1ère, dont le programme porte en partie sur la question du discours.

Dès le premier jour – il s’agissait alors d’expertises psychiatriques – je me suis dit que les effets de contamination et subversion des discours mériteraient d’être étudiés, plus largement que dans un cours, dans un livre. En l’occurrence j’ai été frappée par la confusion de la voix de l’expert et de l’expertisé dans les rapports présentés, et aussi par le fait que les résultats des expertises dataient parfois du début de l’instruction – et ne prenaient donc pas en compte l’éventuelle évolution des accusés par rapport à leur acte.


La dimension « hors normes » de ce procès ne me semble pas si évidente. D’abord parce qu’il n’a pas bénéficié de la qualification de « grand procès » (avec la réduction de moyens que cela implique), et ensuite parce que cette dimension hors normes s’est imposée en quelque sorte a posteriori : à l’échelle des accusés, au moment des faits, il n’y avait pas de dimension collective. Il s’agit de plus de soixante décisions individuelles, qui prises séparément ressemblent fort à d’autres affaires de viol. Ce n’est qu’au moment de la consultation du disque dur de Dominique Pelicot que l’affaire a pris la dimension d’un viol collectif successif.

Peut-être ce procès semble-t-il aussi hors normes en raison de la visibilité de la soumission chimique : mais le travail de Caroline Darian montre, là aussi, que c’est plus fréquent qu’on l’imagine.

En revanche, du point de vue de la victime qui les a tous subis, les centaines de viols qui lui ont été infligés sont, eux, inqualifiables et bien au-delà de la notion de « hors normes ».


L’entrée par le prisme sociolinguistique me semble intéressante car elle permet de montrer à quel point le langage est révélateur de fonctionnements sociaux de domination, d’impunité, et d’esquive face aux responsabilités.

Je ne crois pas que ce procès représente une rupture sociolinguistique : je pense au contraire qu’il est l’incarnation criante, indéniable, incontournable d’un rapport social au réel qui témoigne d’une réelle difficulté à affronter le viol.


 

 

Pour en venir au coeur de cet essai sociolinguistique, c’est la place plus que singulière qu’occupe le mot “viol” dans le cadre des débats du procès qui retient votre attention. De manière surprenante, et c’est la thèse centrale qui innerve votre propos, le mot “viol” se tient comme la tache aveugle du procès : un mot qui fait problème dans un procès qui, pourtant, porte sur le viol. L’usage de la parole y répond ainsi selon vous d’un double mouvement majeur : la redéfinition du mot viol par maître De Palma que vient appuyer en retour l’euphémisation du mot viol. Cette stratégie à double empan aboutit à une déréalisation progressive, notamment troublante puisque Gisèle Pelicot s’affirme comme une victime qui elle-même, en raison de la sédation, découvre par la vidéo même qu’elle a été violée.  

Au-delà de ce vertige de la déréalisation, diriez-vous que les stratégies rhétoriques déployées autour du mot “viol” permettent de mieux comprendre les mécanismes de domination à l’oeuvre dans les affaires de violences sexuelles notamment ? 


Les débats sur la manière de qualifier les faits au début du procès ont témoigné du tiraillement de la cour entre l’évidente matérialité des faits enregistrée sur les vidéos et le respect de la présomption d’innocence, scandée par les avocats de la défense qui interrogeaient l’intentionnalité de leurs clients – l’intention étant présentée dans le code pénal comme nécessaire pour qualifier un crime. 

Cela donne lieu à des formes d’aporie de la pensée, comme lorsque la juge d’instruction a expliqué les vidéos donnaient à voir incontestablement des viols, mais que cela ne signifiait pas pour autant que les accusés étaient des violeurs. Le verdict en première instance a en revanche établi une culpabilité pour tous.


Maître De Palma a expliqué qu’il distinguait la définition judiciaire du viol de sa définition lexicologique : sans surprise, le dictionnaire ne dit en effet pas la même chose que le code pénal. La phrase « Il y a viol et il y a viol » a scandalisé parce qu’elle est absolument conforme à des représentations sociales selon laquelle tous les viols ne se ressemblent pas – ce qui est inadmissible dès lors que le crime est, justement, qualifié juridiquement.


Ainsi donc, la déréalisation perçue dans cette déclaration est à mon sens celle que la société dans sa dimension collective applique au viol et plus généralement aux violences sexuelles, systématiquement soumises à la suspicion du « oui, mais ».

Le plus souvent, dans les affaires de violences sexuelles, les accusés nient leur responsabilité, que les victimes endossent par le biais d’une culpabilité viscérale. C’est pour moi l’une des formes les plus abouties du système de domination, qui saute aux yeux dans l’analyse des paroles des uns et des autres.


Assumer le mot viol c’est assumer l’acte, et cela s’est vu très nettement dans le procès : d’un côté, cet accusé qui répète à plusieurs reprises qu’il est un violeur dans le cadre d’excuses présentées à Gisèle Pelicot ; de l’autre, un homme qui confie ne pas parvenir à « dire le mot ». Il ajoute que même avec son psychologue il choisissait d’employer le mot « vol » – comme si la modification du mot modifiait le réel.




Ce qui frappe dans votre essai, c’est le caractère encore inadapté encore de la justice à une telle affaire. En dépit des efforts des unes et des autres, un double problème se fait jour : d’une part, un problème de société, celui du sexisme. Il apparaît notamment dans la prise en considération de la parole des témoins qui sont en majorité des femmes, femmes ou ex-compagnes des accusés. Vous soulignez combien leurs paroles, lorsqu’elles sont réticentes à l’égard de leurs ex-compagnons, sont accompagnées d’une suspicion de ressentiment post-rupture. Enfin, outre la question sexiste, la question matérielle de la place des débats publics pour ce procès dont Gisèle Pelicot a choisi, politiquement, de lever le huis clos. Est-ce que ce procès n’illustre pas ainsi encore une résistance ou peut-être un retard de l’appareil judiciaire français du traitement de ces questions de violences sexuelles ?  


La question du genre et donc du sexisme a revêtu de nombreux aspects au cours de ce procès, y compris dans des lieux de parole qui ne concernaient pas directement les viols.


J’ai en effet été très profondément marquée par le statut des témoins. Le féminin de ce mot n’existe pas, alors même que les paroles de témoignage étaient très massivement féminines. La parole de ces femmes était soumise à rude épreuve, et toutes celles que j’ai entendues ont d’ailleurs dit explicitement à quel point parler était éprouvant. 


Le principe du témoin de la défense est précisément qu’il ou elle est entendu.e à la demande de la défense : le dispositif judiciaire ne prévoit donc pas que ce soit une parole à charge. Mais le traitement réservé à ces femmes n’est (là non plus) pas seulement une responsabilité du système judiciaire : c’est aussi celle d’une société qui souvent leur a reproché de faire le portrait d’hommes « normaux », de défendre ceux qui pouvaient être les pères de leurs enfants. Or, il faut comprendre que la plupart de ces femmes affronter le crime d’un proche dont elles n’ont eu aucune connaissance. 

J’ai aussi été interpellée par le fait qu’on faisait intrusion dans leur intimité sexuelle avec leur compagnon ou ex mari, et qu’on leur demandait de mettre des mots sur ce qu’elles savaient des faits. Autre grave phénomène d’inversion : faire dire aux femmes les crimes des hommes.


Au-delà de cela, la misogynie a pris de nombreuses formes que je ne vais pas toutes citer ici, car c’est l’objet du livre. Mais il faut préciser que cette misogynie n’était que ponctuellement assumée elle aussi – comme chez cet accusé qui admet qu’à l’époque il avait « la haine des femmes ».

Ailleurs, c’était beaucoup plus insidieux, comme le montre par exemple le visage paradoxal de la déshumanisation. 

Gisèle Pelicot et ses avocats ont employé plusieurs comparaisons et métaphores pour évoquer la manière dont elle avait été objectifiée à travers ces viols : « poupée de chiffon », sac poubelle », « réceptacle ». Il s’agit d’un point capital de l’accusation. Mais on remarque que la déshumanisation a été aussi un élément central des stratégies de défense, les accusés plaidant de manière systémique qu’ils agissaient de manière « mécanique », comme des « zombies autoguidés », de manière dissociée entre le « corps » et le « cerveau ». Un même mécanisme, deux effets contraires : l’amplification du crime du point de vue de l’accusation, sa minimisation du point de vue de la défense.


Pour ce qui est du traitement judiciaire des violences sexuelles, il me semble indéniable qu’il est encore très insuffisant. D’ailleurs il ne s’agit pas d’une question de point de vue, les chiffres se suffisant à eux-mêmes. Je choisis néanmoins de croire que parler de « procès historique » n’est pas qu’une facilité de langage dans l’effroi de ces derniers mois, et que l’on doit commencer à espérer des avancées judiciaires (indissociables d’avancées sociales) sur ces questions.




Un des aspects marquants de votre réflexion consiste à examiner l’accueil médiatique fait au procès dont vous dégagez deux figures symétriques et antithétiques : d’une part, la figure du monstre désignant Dominique Pelicot, une manière d’ogre ; et d’autre part, la figure de l’héroïne et l’icône désignant Gisèle Pelicot. Selon vous, ces deux désignations sont problématiques à plus d’un titre : pourriez-vous nous dire pourquoi là encore elles témoignent d’un danger collectif ?  

 

Entrer dans ce procès par l’analyse du discours permet de constater des systèmes langagiers et donc sociaux chez les accusés, mais aussi chez d’autres instances de parole.

L’affaire des viols de Mazan a généré une double polarisation : d’un côté en effet, le monstre incarné par Dominique Pelicot ; de l’autre l’héroïne, incarnée par son ex femme.


Cela me semble dangereux dans la mesure où c’est un autre moyen de fuir le réel autant que la menace permanente et omniprésente de la violence sexuelle. La dénomination de monstre a quelque chose de contre-productif : les personnes qui l’emploient entendent par ce mot exprimer la gravité ultime du crime ; mais en réalité le recours à la figure du monstre est l’une des façons de déresponsabiliser les accusés, en les plaçant dans le domaine de l’imaginaire et donc de l’irréel – où ils se placent déjà d’eux-mêmes, avec d’autres outils de langage. Dire que les violeurs sont des monstres est aussi une façon de les expédier loin de nous pour nous rassurer, et donc de fuir encore la réalité : les violences sexuelles sont partout – sauf loin.


Pour ce qui est de l’héroïsation de Gisèle Pelicot, c’est autre chose. D’abord cela ne correspond pas à son souhait, et cela passe sous silence une grande partie de ses prises de parole, où elle explique être totalement détruite – un « champ de ruines ». Certains articles ont même pu dire qu’elle était « passée » du statut de victime à celui d’héroïne. Cette iconisation a beaucoup consisté à montrer qu’elle « tenait bon », ce qui s’observe notamment dans la récurrence de l’adjectif « digne » qui lui a été tant de fois été appliqué. On se rassure en se disant qu’il est possible de ne pas s’effondrer de manière visible après une telle violence : mais, comme l’a montré notamment Martine Delvaux, que dit-on, ce faisant, des autres victimes ?

Si l’on s’en tient aux propos de Gisèle Pelicot, sa volonté de lever le huis clos avait pour objectif de libérer la parole des autres victimes. Il serait souhaitable que ces dernières ne se sentent pas, elles, indignes, sous prétexte qu’elles ne correspondraient pas en tous points à une victime érigée en héroïne.

Les mots ont un sens, encore une fois. Si Gisèle Pelicot a refusé le terme de « courage » pour lui préférer celui de « détermination », c’est parce que ses choix ne relèvent ni de la dignité ni du courage, mais d’un droit fondamental. On ne pourra pas avancer sur ces questions si, dès lors qu’une victime fait valoir son droit, on la qualifie de courageuse ; si sa dignité dépend d’une forme de retenue émotionnelle ou de sa capacité à affronter la réalité du viol.




Enfin ma dernière question voudrait porter sur le caractère politique de votre essai. Alors que les voix féministes ont porté ce procès, elles ne sont pas les prégnantes dans votre livre. Dans quelle mesure s’agissait-il pour vous de dégager votre approche des problématiques féministes ? Vous soulignez une résistance à dire le viol mais, au-delà de Mazan, n’y aurait-il pas plus largement aujourd’hui une résistance à dire le féminisme ? Ainsi, au moment où un violent backlash s’organise, n’y aurait-il pas nécessité au contraire à réaffirmer l’importance des voix féministes au coeur de ce procès ? 

 

 

Il me semble pour commencer que le choix d’écrire sur ce procès et son après est en soi une démarche féministe – ce féminisme dont on dirait d’ailleurs qu’il est encore l’apanage des femmes, si j’en crois à nouveau les chiffres. Pour les livres dont j’ai connaissance sur ce sujet (au nombre de six actuellement, parus ou à paraître), je ne vois que des autrices.


Je ne pense pas du tout dégager mon approche des problématiques féministes, puisqu’au contraire je cherche à y apporter la compétence qui est la mienne, à savoir l’analyse de discours. Sur des sujets aussi délicats et dont les enjeux actuels et à venir sont si importants, il me semble préférable de miser sur l’expertise des un.e.s et des autres. D’autres autrices autour de ce procès – Manon Garcia, Anna Margueritat par exemple – travaillent depuis longtemps sur la question du féminisme, des violences sexuelles et du consentement. Elles sont bien plus compétentes que moi pour ancrer ce procès dans l’historique d’un thème. 

Dans la vaste entreprise qui consiste à tirer quelque chose de ce procès, j’apporte quant à moi mon angle d’analyse, que j’ai aussi utilisé sur d’autres terrains d’observation. Ma réflexion est nourrie des études 

des autrices féministes, et c’est la raison pour laquelle je les cite – Rose Lamy, Martine Delvaux, Inès Théry et d’autres – sans restituer il est vrai l’intégralité de leurs propos, car ils méritent tous d’être approfondis à l’échelle de leurs travaux.


Je pense qu’une issue possible à la manière dont sont traitées les VSS aujourd’hui pourrait être de constituer une chaîne d’analyse, dans laquelle chacune (et chacun) apporterait sa pierre à l’édifice.

Il y a plus urgent que dire le féminisme : il y a le faire exister. Cela passe par un engagement de toutes et tous, qui finira peut-être un jour, lui aussi, par faire système. Et cet engagement est aussi le meilleur rempart contre le backlash.





Mathilde Levesque, Procès Mazan : une résistance à dire le viol, Payot, mars 2025, 176 pages, 8 euros

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