Dans Trahir et venger, Laélia Véron et Karine Abiven se sont concentrées sur le récit de transfuge de classe hexagonal mais elles mentionnent un autre champ à étudier en citant Kaoutar Harchi, qui qualifie le concept sociologique du transfuge de classe de « concept blanc[1] », et Neige Sinno qui souligne, dans Triste tigre, qu’elle est, au-delà d’une transfuge de classe, une « white trash », faisant ainsi référence à la hiérarchisation des dominations. Les récits autobiographiques de l’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé et les discours médiatiques et politiques lors de sa disparition, permettent de donner un exemple du récit du croisement de ces dominations sociales et raciales.
Le Cœur à rire et à pleurer (1999) : un récit distancié de l’ascension sociale de ses parents
La mère de Maryse Condé est la fille d’une fille-mère analphabète, au service d’une famille blanche et son père est orphelin. Tous les deux ont fait des études et ont connu une ascension sociale : sa mère est l’une des premières institutrices noires de Guadeloupe et son père a fondé une banque locale pour aider les fonctionnaires. Ces données biographiques permettent de les inscrire dans la catégorie du transfuge de classe. L’analyse du récit qu’en fait l’écrivaine, en tant que fille, dans sa première autobiographie, Le Cœur à rire et à pleurer, avec les outils des autrices de Trahir et venger, révèle la distance que la narratrice instaure avec le parcours de ses parents et la représentation qu’ils en ont.
Tout d’abord, Maryse Condé ne s’étend pas sur l’enfance de ses parents ni sur ce qu’ont vécu leurs mères. Si elle consacre un récit, Victoire, les saveurs et les mots, à sa grand-mère, elle ne développe pas cette histoire dans ses autobiographies, comme si elle ne voulait pas s’inscrire elle-même dans un récit de victimisation. De même, le mérite et l’école, au cœur des récits de transfuge de classe, sont abordés avec une certaine ironie :
« dès l’école primaire, la colonie, qui n’est pas toujours aveugle, avait remarqué son intelligence exceptionnelle. A coup de bourses et de prêts d’honneur, elle en fit une des premières enseignantes noires. »
Sa mère est dépeinte comme une femme orgueilleuse qui s’est mariée avec un homme veuf, de vingt ans son aîné et déjà père de deux enfants, pour accéder à la classe sociale des « Grands Nègres », que Maryse Condé qualifie d’« embryon de la petite bourgeoisie » dans La Vie sans fards (2012) en précisant que ses parents utilisaient cette dénomination avec « outrecuidance ». Ils s’inscrivent et veulent inscrire leurs enfants dans leur success story comme l’illustre la photo découpée dans un magazine, représentant une famille afro-américaine dont les huit enfants sont « tous médecins, avocats, ingénieurs, architectes » que la mère de la narratrice a affichée au mur comme un modèle à suivre. Et ils font preuve d’un mépris social que dénonce Maryse Condé :
« le monde se divisait en deux classes : la classe des enfants bien habillés, bien chaussés, qui s’en vont à l’école pour apprendre et devenir quelqu’un. L’autre classe, celle des scélérats et des envieux qui ne cherchent qu’à leur nuire. La première classe ne doit donc jamais traîner en marchant et à tout instant se garder. »
Au sein même de leur classe d’arrivée, ses parents parviennent encore à faire une hiérarchie. Ainsi quand son père est décoré de la légion d’honneur, ils changent de quartier et regardent de haut leurs nouveaux voisins, simples petits fonctionnaires.
Toutefois, il ne s’agit pas non plus de caricaturer leur posture de transfuges de classe. La narratrice, sans s’y étendre, perçoit et décrit les failles de sa mère : « sous ses dehors flamboyants, j’imagine que ma mère avait peur de la vie, jument sans licou, qui avait tellement malmené sa mère et sa grand-mère. » Elle craignait d’être déclassée mais aussi que son parcours ne soit pas reconnu.
Quand il s’agit de la hiérarchisation liée à la couleur de la peau, la narratrice n’est plus ironique. Elle dénonce les stéréotypes racistes dont sa famille est victime. Elle raconte ainsi que, dans un café parisien, un serveur s’étonne qu’ils parlent si bien français alors qu’ils sont noirs, « race que les Blancs s’obstinaient à croire repoussante et barbare. » Ses parents se sentent pourtant davantage français que le serveur par leur culture et leur maîtrise du français. Finalement, l’orgueil de ses parents est présenté comme une force par rapport au racisme :
« en même temps, ni l’un ni l’autre n’éprouvaient le moindre sentiment d’infériorité à cause de leur couleur. Ils se croyaient les plus brillants, les plus intelligents, la preuve par neuf de l’avancement de leur Race de Grands-Nègres ? Est-ce cela être « aliéné » ? »
Cependant, cette posture les fait se couper de leur histoire et en coupe leurs enfants. Ils occultent leurs origines liées à l’esclavage et ne transmettent pas cette mémoire à leurs enfants. Maryse Condé raconte ainsi qu’elle ne comprend pas pourquoi la fillette blanche qu’elle rencontre dans un parc en Guadeloupe, lui affirme qu’elle doit lui donner des coups parce qu’elle est « une négresse ». La réponse de son père reste évasive. Elle apprend cette histoire dans Rue Cases-nègres de Joseph Zobel quand l’une de ses professeures du lycée Fénelon lui demande de faire un exposé sur « un auteur de son pays » alors que la Guadeloupe est française depuis 1674 et vient de devenir un département français. C’est ainsi que la jeune Maryse Condé découvre que les Antillais ne sont pas des autochtones et qu’ils sont liés au continent africain.
Ses « contes vrais de son enfance » n’idéalisent ni sa famille, ni son parcours, ni son île natale dont elle représente les rapports de domination dans la société du milieu du 20e sans en gommer la complexité. Le premier critère qu’utilisent les Guadeloupéens pour se distinguer est celui de la couleur de la peau. Des frontières tacites séparent les noirs, les métis et les blancs. Le deuxième critère est social et se joue à l’intérieur de la première catégorie. Les marques en sont géographiques, alimentaires, linguistiques et culturelles, comme l’illustre l’organisation de deux carnavals distincts. Cependant, le regard surplombant reste celui de la métropole dont elle dénonce les représentations erronées : « non, nous ne sommes pas tous des damnés de la terre nous tuant à la peine dans la grattelle de la canne à sucre ».
Maryse Condé ne récupère donc pas ce que le sociologue Johan Giry nomme le « capital fantasmatique » du transfuge de classe, comme c’est parfois le cas dans le récit de transfuge de deuxième génération, et met même à distance celui qu’élaboraient ses parents en soulignant la façon dont il a doublement effacé leur classe d’origine en la privant de mémoire et en en méprisant le présent. Toutefois, son analyse contextualise cette posture dans une société raciste et très hiérarchisée pour mieux la comprendre.
La Vie sans fards (2012) : ni honte ni vengeance
Dans cette suite du Cœur à rire et à pleurer, Maryse Condé ne fait pas plus le récit de la réussite sociale de la petite Antillaise devenue professeure à l’Université de Columbia de New York, présidente du comité pour la mémoire de l’esclavage et écrivaine reconnue. Elle questionne sa place dans le monde qui l’entoure.
On peut le voir à travers l’analyse de ses paradoxes par rapport à sa position sociale. En effet, Maryse Condé analyse ce que révèlent ses actions et ses affects de la représentation qu’elle se fait de sa classe sociale. Elle raconte, par exemple, qu’elle s’est offusquée de la réaction de ses sœurs lors de sa grossesse hors mariage, en les qualifiant de « petites bourgeoises ». Au moment de la narration, elle prend conscience qu’elle-même, en tant qu’ « l’héritière des « grands Nègres », « élevée dans le souverain mépris des inférieurs », considérait injuste de se retrouver dans cette situation dévalorisante pour la société du début de la deuxième moitié du 20e siècle. De même, elle considère son mariage avec Mamadou Condé comme une mésalliance en le comparant à son père, modèle de la réussite sociale : « Auguste Boucolon était né lui aussi dans la misère. Mais à cause de son intelligence et de sa détermination, il avait accompli une prodigieuse ascension sociale. Condé, lui, végétait dans la médiocrité et m’y maintenait. » Elle explique de la même façon que son mépris pour sa belle-mère était lié en grande partie à la comparaison qu’elle faisait inconsciemment avec sa mère : « n’avais-je pas inconsciemment remodelé Moussokoro selon des critères qui ne lui convenaient pas ? ». Il ne s’agit pas de dire la honte ni la honte d’avoir honte mais d’analyser ses affects. Ainsi, quand elle se retrouve seule, avec son fils, enceinte, enseignante dans une école de brousse près d’Abidjan, elle affirme qu’elle a pu croire qu’elle construisait sa « haine du bourgeois » mais se qualifie finalement d’ « hypocrite », qui ressent plutôt un sentiment de déclassement. Pourtant, au cours des années où elle vit dans de différents pays africains et où elle se nourrit de lectures, elle développe une analyse des différents rapports de domination.
Sa représentation des pays africains dans lesquels elle vit est sans fards. Elle met à distance l’idéalisation du continent des origines de le Négritude, en évoquant l’histoire pré-coloniale, la participation des chefs de tribu à l’esclavage lors de la colonisation et surtout les inégalités sociales des pays indépendants dans lesquels elle dit avoir « été témoin de l’arrogance des nantis et du dénuement des faibles ».
« plus j’allais, plus je constatais que la Négritude n’était qu’un beau rêve. La couleur ne signifie rien. »
Elle apprend, parfois à ses dépens, que la couleur est finalement un « épiphénomène ». Les Africains méprisent les Antillais et inversement, les peuples du continent s’inscrivent de même dans un rapport de domination comme l’illustre le pogrom 1958 contre les réfugiés du Dahomey en Côte-d’Ivoire.
Si ces deux autobiographies mettent à distance le récit de transfuge de classe et ses paradoxes et complexifie le croisement avec la hiérarchisation raciale, les discours médiatiques et politiques lors de la disparition de l’écrivaine présentent, quant à eux, plusieurs raccourcis.
Récits médiatique et politique d’une transfuge littéraire
Le corpus n’est pas exhaustif, il ne porte que sur quelques nécrologies de grands médias et sur le discours présidentiel lors de l’hommage national qui a été rendu à l’écrivaine, le 15 avril, à la Bibliothèque Nationale de France.
On aurait pu s’attendre à ce que le discours médiatique utilise le concept de transfuge de classe particulièrement prisé actuellement pour faire la biographie de Maryse Condé. Il n’en est rien. Si Emmanuel Macron ne l’utilise pas non plus dans son discours, il fait en revanche un récit biographique qui en utilise les lieux communs : « elle s’affranchir pour conquérir son destin. Affranchissement de sa condition comme l’avaient entamé ses parents au gré d’une ascension républicaine faite de mérite et d’école ». Faute d’avoir relu Le Cœur à rire et à pleurer ou dans le but de s’inscrire dans le roman national de l’école comme ascenseur social, il poursuit l’anaphore de l’affranchissement en ajoutant deux informations erronées : « l’affranchissement encore, ce fut l’arrivée à Paris en hypokhâgne à 19 ans », « affranchissement par la culture puis par l’entrée à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. » Pourtant, Maryse Condé raconte son arrivée au lycée Fénelon dès l’âge de 16 ans, elle y obtient son baccalauréat et intègre l’hypokhâgne, mais : « A la fin de l’année, je fus renvoyée de l’hypokhâgne. Je ne m’attendais pas à autre chose ». Elle s’inscrit alors à la Sorbonne. Si ces erreurs biographiques sont anecdotiques et se retrouvent sur certains sites, si la récupération politique fait partie du jeu, cette présentation reste problématique puisqu’elle véhicule implicitement que la petite Antillaise découvre la culture française à l’école. Or, elle y vient avec le même bagage que les « héritiers ». Seule sa couleur de peau est différente et il n’est pas question de s’en affranchir.
Ce qu’il y a de plus marquant dans le discours médiatique est la récurrence de la thématique de l’appropriation du français.
« On nous dit que le créole est notre langue maternelle, et le français la langue de la colonisation, qu’il faut rejeter. C’est trop simpliste. Pour moi, le français n’est plus une langue coloniale car je l’ai cannibalisée, réinterprétée avec mon histoire, mon ethnicité, mon vécu. D’ailleurs, je n’écris ni en français ni en créole, mais en Maryse Condé ! »
Cette déclaration de l’écrivaine a été reprise dans plusieurs articles et citée par Emmanuel Macron : « Maryse Condé n’écrivait ni en français, ni en créole, elle écrivait en Maryse Condé, à sa manière ». Pourtant, Maryse Condé s’inscrit ici contre l’idée implicite qu’elle utilise à dessein la langue dominante et qu’elle en fait une variété francophone. Il est évident qu’elle n’écrit pas plus, pas moins en Maryse Condé que Marcel Proust en Marcel Proust ou Marguerite Duras en Marguerite Duras. Dans le discours présidentiel, l’enjeu est plus large puisqu’il doit promouvoir la Francophonie, symbole du rayonnement de la France. Emmanuel Macron reprend les clichés sur la langue des écritures francophones qui serait « bariolée et soudain crue », à la « magie luxuriante » alors que Maryse Condé ne s’est pas inscrite dans le concept de la créolité, et, à la fin du discours, il loue la « langue qu’elle avait boucanée, sublimée, comme René Maran et Césaire l’avaient magnifiée et comme demain d’autres voix d’autres continents l’embelliront encore ».
Le Président de la République a conclu son discours en affirmant que Maryse Condé habitait la littérature « pays de l’universel », elle lui avait pourtant déjà déclaré, en 2017 dans L’obs, que cet universalisme, elle l’espérait au-delà de la littérature :
« L’histoire du monde n’est pas finie. Déjà des esprits éclairés prédisent la mort de l’Occident. Un jour viendra où la terre sera ronde et où les hommes se rappelleront qu’ils sont des frères et seront plus tolérants. Ils n’auront plus peur les uns des autres, de celui-ci à cause de sa religion ou de celui-là à cause de la couleur de sa peau, de cet autre à cause de son parler. Ce temps viendra. Il faut le croire. »
Maryse Condé, Le Cœur à rire et à pleurer (1999), La Vie sans fards (2012), Robert Laffont.
Note :