Enthousiasmant, stimulant et généreux : tels sont les qualificatifs qui viennent à l’esprit de ce singulier essai de Martin Le Chevallier, Répertoire des subversions qui vient de paraître chez Zones. Sous-titré avec force “Art, activisme, méthodes”, l’essai présente sous la forme ludique et joyeuse du répertoire alphabétique les mille et une tactiques inventées par des esprits libres pour manifester leur rejet du pouvoir. Lacérer un tableau de Velasquez, enfouir un monument, libérer des ours : autant d’actions fortes et significatives dont, en ouverture de son dossier au long cours sur les luttes, a voulu s’entretenir avec l’artiste et enseignant chercheur de Rennes 2. L’occasion de revenir sur ce dictionnaire amoureux du militantisme.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre passionnant et stimulant essai, Répertoire des subversions : art, activisme, méthodes. Comment est né cet ouvrage qui fait l’inventaire d’autant d’inventions de la subversion, à savoir “les mille et une tactiques inventées par les artistes, activistes, résistante.s, dissidente.s et autres esprits libres pour déjouer la violence des dominations” ? Y a-t-il eu un acte subversif en particulier qui vous décidé à répertorier tous les autres ?
L’origine de mon livre n’est pas liée à un acte subversif en particulier qui m’aurait davantage marqué qu’un autre mais plutôt à une somme d’actes. J’avais ainsi commencé à les répertorier, en réunissant déjà de nombreuses références à l’occasion d’un cours de Licence 1ère année d’arts plastiques à l’université de Rennes 2 où j’exerce en qualité d’enseignant chercheur associé. Ce bouquet d’actes subversifs ne pouvait être présenté dans le désordre aux étudiants et m’avait déjà demandé une organisation, nécessaire afin de pouvoir saisir les différents exemples que j’avais choisis. Et cela m’a donné l’idée de ce livre.
J’ai alors adopté la forme dite du répertoire qui était commode par la classification alphabétique qu’elle présentait et par la possibilité de fournir un repérage aisé par grandes entrées. L’ensemble a très vite grossi au point de fournir une cinquantaine de pages que j’ai présentées à Grégoire Chamayou qui dirige le label “Zones” à La Découverte et qui est l’éditeur du présent ouvrage. Chamayou a été séduit par cette forme en insistant notamment sur un point : “Il faut que votre livre soit follement encyclopédique.” La formule, “follement encyclopédique”, guidera dès lors mon travail à la fois de recherche et d’écriture.
Car ce répertoire est le fruit d’une grosse recherche qui a eu à coeur de s’alimenter à des sources très différentes. J’ai ainsi consulté des livres d’histoire, des articles universitaires, des catalogues d’exposition ou des sites d’artistes. Les sources sont très variées, mais les exemples retenus ont en commun de relever de la résistance, de la désobéissance ou du non conformisme.
Il ne restait alors plus qu’à tenter de fédérer ces différents actes de subversions. S’ils se singularisaient tous par leur désobéissance, expressément non-violente, pacifique, j’ai commencé à trouver en fait des manières de les classer, et cela au fil des récits que j’en produisais. Des récits où je cherchais à mettre en évidence le coeur même du geste de subversion mais toujours en m’abstenant de commenter.
C’est à l’occasion de ces premiers récits et de ces premiers classements que je me suis aperçu qu’il y avait peut-être des manques pour certains verbes qui me servaient à classer les subversions. J’ai alors commencé à réorienter mes recherches pour remplir d’une certaine manière les cases manquantes. Et ainsi le livre s’est-il constitué pas à pas.
Pour en venir au coeur de votre essai, le point commun qui fait converger l'ensemble des actions artistiques convoquées est la manière dont chacune des tactiques répond d'une double visée : tout d'abord, dénoncer la violence d'une domination, d'une oppression ou d'une soumission. En quoi l'art de la performance agit comme un révélateur d'une domination peut-être inaperçue ? En quoi s'agit-il de proposer une manière de spectacularisation d'une problématique au coeur du débat public ?
Les actes d’activistes ont pour visée de dénoncer. Dénoncer une oppression, une domination. Dénoncer pour réagir selon les modalités qu’ils mettent en oeuvre à une situation d’oppression qui est identifiée et identifiable.
De quelle manière peuvent-ils donc réussir à dénoncer cette oppression ? Peut-être en effet en spectacularisant leur action comme vous le dites. C’est notamment le cas des suffragettes évidemment car la question du spectaculaire est liée à celle de la médiatisation. C’est le plus souvent un enjeu pour ces actes même dans leur capacité à faire débat, à participer du débat public. Mais il ne faut cependant pas oublier qu’à côté de ces actes spectaculaires, il y a aussi des actes de subversion qui sont très discrets mais qui, pourtant, n’en agissent pas moins. Car ces actes discrets ne constituent pas moins une dénonciation d’une oppression là encore clairement identifiée.
La seconde visée explicite de chacun des gestes artistiques convoqués ici est la manière dont ces différentes performances relèvent explicitement d'une entreprise de non-violence. Pourquoi choisissez-vous de privilégier la non-violence comme mode d'action ? Diriez-vous qu'il s'agit d'un art pacifique ? Est-ce une manière de sortir de la criminalisation qui affecte les militants ?
Vous avez raison, et je le dis tout de suite dès le début du livre : les actes de subversion réunis dans ce répertoire se donnent chacun comme explicitement non-violents. Car cette désobéissance par la non-violence apparaît à mes yeux et de loin comme la plus sympathique. Les actes que j’expose, que je raconte proposent souvent une forme d’action qui est liée à l’humour parce que l’humour qui s’y déploie est un humour qui permet de donner à ceux qui en usent une plus grande liberté ! Tout ceci ajoute une sorte d’anarchie qui permet, je crois, de militer autrement.
L’humour tel qu’il peut se mettre en place dans les formes d’opposition au pouvoir n’est jamais anecdotique : cet humour est vraiment un outil capable de déstabiliser le pouvoir en place en cherchant à mettre les rieurs du côté de l’acte subversif. Il faudrait réussir à répondre ainsi à l’actuelle criminalisation du militantisme.
Pourquoi avoir choisi la forme du répertoire ou plutôt du dictionnaire amoureux ? En quoi s'agit-il vous aussi d'une performance, d'une forme en action et d'une contrainte active ? Vous convoquez l'Oulipo : en quoi vous êtes-vous inspiré des formes à contraintes pour vous-même produire une manière d'hyper-performance des performances ? On le voit également à votre art du micro-récit en trois lignes : pourquoi ramasser le récit de la sorte ?
Vous avez raison de souligner que chaque acte subversif, tel que je les rapporte, obéit à une espèce de récits à contraintes. Il y a, c’est vrai, un peu d’Oulipo dans cette démarche. J’ai pensé en écrivant au travail de Georges Perec sur les cartes postales qui se structurent toujours de la même façon, répondent à des contraintes précises.
Je me suis ainsi fixé pour chaque entrée du répertoire un certain nombre d’impératifs à respecter : donner tout d’abord le contexte. Proposer ensuite une caractérisation des auteur·es des actions. Exposer leur motivations, quand j’en avais connaissance. Formuler explicitement et très clairement l’acte effectué. Et enfin pointer les conséquences éventuelles.
Comme il s’agit de micro-récits de quelques lignes, j’ai cherché à ce que chaque mot apporte une information. Il n’y a évidemment aucune place pour le superflu. D’autant que ces récits reposent souvent sur un effet de surprise, sur la présence d’une chute. Il y a un sens final de la chute comme dans toute petite nouvelle. Cela vient de mon goût pour la brève et puis aussi, d’un autre écrivain dont je goûte la concision. Si j’ai pu évoquer à l’instant les cartes postales de Perec, un des modèles narratifs majeurs de mes récits est Félix Fénéon, et ses fameuses nouvelles en trois lignes. Je n’y ai pas mis autant de jeu que Fénéon bien sûr, car je m’étais fixé des règles différentes, mais j’ai cherché à retrouver à la fois le même effort de construction et le même effort de concision.
Pourrait-on parler “d'artivisme” ? Est-ce qu'on ne vit pas un "tournant culturel du militantisme" ? Est-ce aussi pour lutter contre l'idée selon laquelle l'art ne serait que pur formalisme, une manière de montrer que la performance par exemple possède une puissance de résonance sociale ?
“Artivisme” est en effet un terme qui paraît rendre justice aux façons de militer qui ont lieu et que j’évoque dans mon livre, à cette nuance près que toutes les formes que je convoque ne relèvent pas d’actes d’artistes. Mais il est vrai que l’artivisme est peut-être une réponse à la criminalisation des actes militants que nous évoquions à l’instant, que l’on pense notamment à la criminalisation des actions écologistes notamment. Face à des actes explicitement non-violents, les militants se retrouvent face à la brutalité des forces de l’ordre qui a des conséquences indéniables sur le plan judiciaire notamment. Les choses changent nettement : auparavant il pouvait y avoir contre ces actes des peines de justice légères mais désormais, elles sont lourdes. Ces actes de subversion usent parfois d’un humour qui se paie très cher.
Est-ce un guide d'action ? Vous convoquez dès le titre le mot de "méthode". Diriez-vous qu'il s'agit de considérer l'art ici comme un Ouvroir de possibles pour les luttes ? N’est-ce pas aussi ces possibles que vous appelez en clôture de votre ouvrage lorsque vous invitez vos lectrices et vos lecteurs à vous envoyer des actes subversifs ?
Guide d’action : pourquoi pas ? Ce livre peut effectivement l’être mais lorsque j’emploie le mot “méthode”, je le fais sans esprit de sérieux. Ou plutôt en jouant de l’esprit de sérieux parce que ce mot est un peu en inadéquation avec la manière dont s’énoncent les récits de subversion que j’expose. Guide d’action oui, parce qu’en effet ça peut être aussi un guide formel d’actions parce que ce répertoire raconte aussi des inventions constantes de formes d’action. A chaque entrée, j’ai tenté de répertorier les premières occurrences, pour peut-être qu’elles en inspirent d’autres !
C’est peut-être là que se formule un contre-pouvoir par la subversion, c’est-à-dire toujours la mise en lumière d’un rapport du faible au fort. L’acte subversif éclaire toujours les rapports asymétriques qu’un pouvoir imprime.
Et oui, pour finir, l’ouvrage appelle à faire parvenir d’autres actes subversifs afin de pouvoir actualiser le livre. Et qui sait peut-être prolonger l’expérience avec une nouvelle édition revue et complétée !
Martin Le Chevallier, Répertoire des subversions : art, activisme, méthode, La Découverte, "Zones", octobre 2024, 296 pages, 22,50 euros